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Editions CARÂCARA



«Problèmes métaphysiques Problème I / A qui parler
 »


 
Léon Loisy


Préface de l'éditeur

Nous retrouvons avec plaisir la pensée de L. Loisy : il s'agit d'une première réflexion à une série annoncée. Le problème posé dans d'étroites limites reçoit ici une réponse qui n'est pas faite pour une immédiate adhésion. La nature du problème soigneusement décrit comme hypothèse, les restrictions apportées sans cesse, le doute qui surveille la moindre proposition finissent par opérer et suspendre le jugement qui ne sait plus comment décider et sur quoi mais il y a de fortes chances que la pensée apporte à bien des faits diffus de ce domaine l'encadrement qui peut les rendre intelligibles.On notera tout au long une sorte de métaphore ou d'analogie avec des phénomènes physiques : deux énergies (deux flux) de nature différente se rencontrent. Le raisonnement est alors le suivant : l'on sait ce qui se produit dans ce cas, à savoir des altérations ; mais dans le cas où l'on ne peut que noter les altérations, il est possible de déduire grâce à ces altérations ce que sont ces énergies (tout au moins la plus mystérieuse : celle qui est divine). Manière originale de définir ce que peut Dieu (ou un dieu) au travers d'un prisme étroit mais révélateur. Le résultat n'est pas sans surprise : huit modes d'individuation surgissent qui disent comment ce qui est unique peut se manifester. On n'obtient pas de nouvelles qualités attribuables à la divinité mais plutôt des modes d'action trancrits dans le Verbe et qui curieusement appartiennent tant à l'homme qu'au dieu : similitude qui les engage conjointement et fonde leur échange. On retiendra entre autres celle du retournement, du sémantisme, du vide, etc. Des processus de "colonisation" se mettent en place parce que cette individuation devient "enviable", en ce sens qu'elle conserve et stabilise une certitude. Par exemple, Orphée en se retournant voit une vérité qui lui est si enviée que les bacchantes le déchireront et que des mystères naîtront en son honneur. Loisy semble nous dire que penser selon ces huit modes transforme notre isolement en une forme enviable parce qu'il s'y produit un lissage unificateur qui conserve la puissance créatrice des altérations.

Rien de tel n'avait été dit sur ce sujet de telle façon. L. Loisy le sait sans doute.D'où sa prudence et discrétion.

 


 

Problèmes métaphysiques

de L. Loisy

Problème I / A qui parler (Cui loqui)

e ip+1= 0
"Qui ne croit pas au miracle n'est pas réaliste" Proverbe

Hypothèse ou axiome : si nous disions... " Le seul interlocuteur que nous pouvons avoir sera quelque dieu ", que s'ensuivrait-il ? C'est l'objet de cette étude. Son but est de concevoir la validité dans une hypothèse extrême mais délimitée de toute imbrication de la pensée sur un cas limite.

Les étapes suivies seront : (1) l'hypothèse met en scène deux propagations, ce qui dédouane l'hypothèse de son caractère hypothétique ; (2) Parole et Divinité subissent une double altération, trois altérations de premier rang et cinq altérations de second rang, huit indices signalétiques de ce type de dialogue ; (3) lesquels sont aussi huit modes d'individuation, ou nouvelles eccéités fondées, ou formes enviables et perpétuelles.

NOUs aurons à déterminer l'action, la physionomie et le tempérament de ce dieu. Est-il l'horizon de tous les interlocuteurs réels ou fictifs avec qui nous entrons en contact, le point de fuite variable de toutes nos perspectives, conservant le secret de nos attentes et de nos expériences avec les autres, ce qui se tient derrière nos interlocuteurs comme un idéal jamais réalisé de ce que nous espérons des autres et d'un dialogue ?

MAIntenant nous ne sommes pas prêts à entamer la moindre discussion parce que nous ne savons rien de lui, à supposé que nous l'ayons reconnu, tant il est pour nous anonyme. Il faut l'identifier par des moyens conventionnels et de plus adopter une attitude particulière que nous n'avons pas encore mais qu'il s'avère nécessaire de construire, du fait que nous ne savons pas parler à un dieu ni même ne savons de quoi l'entretenir qui puisse l'intéresser par exemple.

IL Est primordial de penser que notre seul véritable interlocuteur est le seul à qui nous ne savons parler, ou plutôt fait partie de tous ceux que, pour diverses raisons, nous ne savons aborder. Il en fait partie sans en être puisque son statut hypothétique le place comme un idéal : celui à qui nous pourrions le mieux parler, celui qui pourrait le mieux nous répondre, dans des conditions parfaites de communication (sans perte, sans erreur, sans ennui, sans stagnation). Situation paradoxale en soi qui veut qu'à cause de notre non-préparation, notre interlocuteur privilégié par essence n'a plus d'existence. A force d'éviter son entretien, il finit par disparaître de notre conscience.

COMment les hommes plus doués à cela ont-ils fait pour s'entretenir avec un dieu ? Il y a des moyens conventionnels qui donnent à l'interlocuteur un visage et un discours , à la discussion une forme et un contenu, à l'homme engagé dans cette discussion un maintien et un sens de la répartie. Se souvient-on de cet habile romain à qui son dieu demandait des êtres humains, qui négocie de n'offrir que des têtes, ce que le dieu accepte, quand le rusé négociateur ajoute " d'oignon " ? Ces moyens sont aussi la prière, l'éloge, la divination. Tout provient de la place qui a été donnée à l'interlocuteur, et de là il ressort que ses réponses sont déterminées par ce que l'on espère de lui, par ce qu'on lui demande, par ce que l'on croit de ses pouvoirs. Cette place est de le mettre à l'horizon, sur une ligne élevée, englobante, disséminée comme centrale (le fameux cercle dont le centre est partout), et ses positions influent sur l'échange.

A CE moment, l'esprit critique conçoit qu'avoir pour interlocuteur un dieu est une triple hypothèse : soit il est faux de dire que le dieu existe (il n'existe pas ; s'entretenir avec est impossible) ; soit rien ne prouve qu'on puisse s'entretenir avec un dieu (le vaut-il d'ailleurs ? Pourquoi s'intéresserait-il à l'humain ?etc.) ; soit la langue utilisée par les deux interlocuteurs n'est pas la même (qui prouve qu'ils en ont une commune ?). D'autres remarques du caractère hypothétique de cette communication sont acceptables mais l'intérêt d'une hypothèse, si elle est contrôlée, n'est pas non plus négligeable. De toute façon, on ne saurait contester ces remarques : dire qu'un dieu est notre interlocuteur est une hypothèse mais justement c'est cela même qui rend la proposition intéressante. Le statut de toute hypothèse est alors en cause : de chaque hypothèse que nous pouvons formuler, il faut en mesurer l'importance comme déterminer ce qui la fonde e et l'autorise, comment la constituer pour éliminer toutes celles qui sont bancales.

CAR, après tout, l'un voudrait avoir pour interlocuteur un extra-terrestre, son animal domestique, ou l'âme de sa défunte, qu'il concevrait que c'est avoir un interlocuteur aussi surprenant qu'un dieu. Il y projetterait tout autant de ses besoins et rêveries, de ses présupposés dus à sa société aussi. Mais nous répondrons d'abord que ces interlocuteurs imaginaires sont situés sur une première ligne d'horizon (celle des attentes de communication), tandis que le dieu se place sur une seconde ligne d'horizon, à l'envers même de cette première ligne, comme ce qui se continue à l'infini, à l'arrière, par la pensée, puisque dans une zone indécidable (le dieu parle d'un autre monde, qui fuit, toujours relancé à chaque approche de l'horizon, grâce à des approximations, monde en fait transfini plus qu'infini, là où le fantôme, l'extra-terrestre sont sur le seuil de leur monde qui a son centre de stabilité). Ce qui se montre au loin et arrête le regard (l'horizon, en tant que seuil), n'en indique pas moins qu'il y a encore quelque chose derrière. Les alignements si nombreux dans les architectures religieuses peuvent signifier exactement cette seconde ligne d'horizon, une perspective qui ne s'achève pas. La tentation peut être grande de vouloir que notre dieu interlocuteur quitte cette place pour occuper un coin de l'horizon et s'installer sur la première ligne. Où Acceptons-nous de hurler avec les loups ? Engagés dans des processus infinis de distinction, ou d'éviction, comme engagés dans d'identiques soucis d'adhésion ou d'élection, nous faisons vibrer la première ligne d'horizon, à l'instar d'une membrane qui se gonfle et se dégonfle, si bien que les hypothèses qui sont acceptées et considérées comme plausibles, se situent dans cet espace mouvant. Nous hurlerons avec tous les loups, nous ne hurlerons qu'avec les loups blancs : faites vos hypothèses ! Une hypothèse traduit toujours la part de ce qui est admissible par la conscience d'un groupe à un moment donné parce qu'il faut tenir compte des connaissances acquises, des instruments de mesure possibles, des mentalités, des réseaux de preuves en usage. Nous partageons toujours quelques lieux communs avec d'autres (ces lieux où nous hurlons comme loups) : si ces lieux sont vastes, l'horizon est proche et fonde le plausible ; si ces lieux sont rares et étroits, l'horizon s'éloigne. Emettre une hypothèse, c'est prolonger un de ces deux états de conscience, le confirmer ou l'infirmer, leur assurer une nouvelle consistance ou les suivre dans leurs ultimes conséquences. Ainsi, qui a la conviction qu'aux mêmes causes s'ensuivent les mêmes effets, peut très bien estimer l'existence d'extra-terrestre (ce qui a eu lieu sur terre, a pu se reproduire ailleurs), ou celui qui conçoit que le monde humain s'inscrit dans le monde animal, peut supposer de pouvoir dialoguer avec un animal. Ce type d'hypothèse est raisonnable si et seulement si on l'accompagne d'une métrique instrumentale (capteurs, enregistreurs...), d'une délimitation conceptuelle (formules physico-mathématiques, abstractions diverses, raisonnements logiques...). Cela sert, dans le cadre de nos sociétés, à évincer l'armada d'hypothèses inutiles, gratuites, dont on ne peut rien retirer puisque l'expérience ne peut être répétée. Il est connu que la répétition donne à une hypothèse sa validité et la transforme en fait (il faut pouvoir répéter l'expérience pour qu'un contrôle s'effectue ou bien il faut que le contrôle exercé permette de répéter l'expérience) : répétition pour un horizon lointain ou proche, ou fantaisie insensée pour ces mêmes horizons.

MAIS bien différente est la situation de notre hypothèse d'un interlocuteur divin, même s'il a pu se produire qu'on le plaça sur cette première ligne d'horizon en des périodes où une société en faisait sa préoccupation ou à des moments personnels où nous en ressentions le besoin. D'abord, il s'agit d'un échange de paroles : nous ne disons pas " voir " ou " entendre " le dieu, nous posons qu'il y ait une parole échangée. C'est pourquoi il faut abandonner tout de suite l'idée de vouloir définir la nature de cet interlocuteur divin, en lui accordant différents attributs (un parangon d'interlocuteur, le locuteur idéal comme nous l'espérions in initio), parce que nous postulons un contenu d'un tel dialogue (si échange il y a, c'est un contenu que s'exprime, qui ne peut, ici, être quelconque). Ainsi, l'hypothèse n'est pas " cela peut se produire " mais l'apparition d'une telle hypothèse (le fait d'avoir un interlocuteur divin), l'émission d'une semblable conjoncture, inclut un type particulier de dialogue. On laissera de côté les explications psychiques (quand et pourquoi surgit cette hypothèse) qui renvoient à la première ligne d'horizon pour ne conserver qu'un fait : l'hypothèse ayant eu lieu, que modifie-t-elle ?

EN Effet, la nature d'une telle hypothèse mérite attention. Il faut penser une telle hypothèse comme une hypothèse qui, une fois émise, est modifiée par le supposé. Le supposé fait que l'hypothèse n'a plus à être prouvée, vérifiée, à exister ; se soumettre à cette idée qu'il se peut que l'on ait un interlocuteur divin, déporte la question sur le dialogue à avoir. C'est ce que nous venons de dire. On oublie (malencontreusement ?) les conditions de possibilité et la nature divine de l'interlocuteur pour se concentrer sur ce que l'on peut lui dire. En effet, se demander si c'est possible est peu fécond car si c'est un dieu, il aura tout pouvoir à parler à qui il veut ; de même, il est de notre liberté d'imaginer ce qui nous plaît, sans avoir besoin de nous justifier outre mesure. L'hypothèse, dans les deux cas, est peu productrice. Il faut envisager une hypothèse qui ne statue pas sur sa validité à exister mais se concentre sur ce qu'elle suppose. Telle est sa force de dérive, aimerait-on dire. L'hypothèse, dans notre cas, n'est plus si un interlocuteur divin existe mais si l'entretien a un sens, un contenu, une raison d'être... en conformité avec le décalage entre les deux intervenants, qui force à penser à un type de dialogue inouï. Ce décalage évoque la nature des énergies en présence au sens où le dieu emprunte celle de la parole pour manifester sa propre énergie : dire la divinité comme une énergie, faire de même pour la parole, ne doit pas cacher qu'elles diffèrent et que leurs différence ne peut se noter que dans leurs façons de se propager. L'une (la parole) s'appuie sur la multiplicité des locuteurs, l'autre (le dieu) vient d'un centre (un potentiel) et se réverbère car elle ne saurait se perdre au sein de son potentiel au risque de créer des échos ou interférences en son sein.

MAIs revenons à la nature de cette hypothèse où le supposé fait oublier les conditions de validité parce qu'il s'agit d'une propriété qui se propage vers une autre propriété qui se propage aussi : la divinité vers la parole. L'une et l'autre inscrivent leur réalité dans leur capacité à se diffuser et non dans une validation (émettre l'hypothèse que la terre est un cube, c'est vérifier si la terre possède une telle qualité, alors qu'ici il n'y a pas de propriété à vérifier). On se place alors dans une logique d'événements qui s'ensuivent, dans l'édification de processus et de contacts où l'hypothèse ne fait que réveiller des puissances et non des qualités particulières. On est loin du cas où une divinité s'adresse à un medium qui l'enregistre et le questionne (ce n'est pas un échange) : alors le problème de la validité revient doublement (ce dieu a-t-il parlé ? ce medium a-t-il été exact ?). Dans ce cas, resurgit la question des qualités alors que le fait d'une parole échangée, c'est-à-dire aussi changée par le contact, renvoie à des puissances se rencontrant. Dans notre cas, la divinité et la parole se joignent et s'enlacent, et non l'homme et le dieu puisque parler est trait d'humanité tandis que parler ne peut être qu'un mode accessoire et ponctuel du dieu. Celui qui ne croit pas à cette divinité concède que l'on a prêté des paroles à la divinité comme celui qui y croit admet que les paroles humaines ont été entendues du dieu. Mouvements instaurés : de la divinité à la parole, de la parole à la divinité. On peut refuser que cela existe, il reste que l'on désigne des changements d'état, comme la matière gazeuse peut se solidifier par exemple. Or seuls ces mouvements ont un sens et fondent la valeur de l'hypothèse. Il faut répondre alors à la question de ces changements d'état (sont-ils ou non possibles ?). Cela seul infirmera ou affirmera l'hypothèse, évitant des prises de position sans raison et des convictions non fondées.

IL Est évident que d'autres hypothèses de ce type existent où deux instances propagatrices sont activées. Deux concepts pourraient prétendre à ce rôle (par exemple, Liberté et Durée) mais ce ne sont que des relations d'appartenance ou d'inclusion qui s'instaurent et non deux mouvements qui s'avancent l'un vers l'autre et s'altèrent. On doit même parler de " déperdition " importante des deux mouvements puisque, sans doute à égalité, ils se neutralisent en somme : le dieu devient parole, la parole se divinise. Ce faisant, et cela n'étant ni une parole humaine divinisée ni un dieu qui parle, le transfert d'une énergie à une autre fait perdre de l'intégrité à cette énergie (comme l'énergie se dégrade en chaleur). Une barrière ou un seuil se fabrique qui correspond à ce que nous disions ; nous ne savons parler à notre interlocuteur divin et ce dernier a peut-être du mal à nous entendre. Il faut que notre parole se divinise pour être reconnue ; il faut que le dieu devienne parole pour que nous le saisissions. Mais à la différence du délirant affirmant que le dieu lui parle, nous disons que seulement si cette parole a certains traits distinctifs reconnaissables (à identifier), nous sommes dans ce dialogue. Parmi ces traits, la présence d'une dégradation est à concevoir.

CE N'est pas une hypothèse comme les autres de dire que le seul interlocuteur que nous pouvons avoir est quelque dieu. Loin d'être l'interlocuteur idéal, capable de tout comprendre et deviner, il est surtout celui qui change notre parole et qui se change en parole. Ce sont des mutations d'envergure même si cela ne va pas sans nuire à ces deux instances : la parole y perd quelque chose, la divinité aussi. On pourrait aussi penser l'inverse que toutes deux y gagnent plutôt mais ce serait oublier que changer de régime en altère la cohérence et les règles organiques, provoque une dépense d'énergie et donc une altération.

AINsi, si la langue est une polysémie inévitable, cela induit-il qu'à se diviniser elle devient univoque, supposant alors que le dieu est d' " une seule pièce ", pureté absolue, entité en rien mêlée comme le pensait Platon ? L'illusion est de croire que le régime de la parole s'oppose au régime de la divinité. Ce ne sont pas des forces contradictoires mais des forces différentes qui sont peu faites pour coopérer. Dieu est souvent présenté comme une force permettant aux éléments de former harmoniquement des séries infinies, comme l'ensemble des séries pouvant se faire, l'entendement de tous les couplages. Nous hésitons alors entre une force agissante et une connaissance autorisante. Nous optons pour coupler ces deux modes. " L'esprit de Dieu souffle où il veut ; on ne sait d'où il vient " (Saint Jean). Il associe, sans qu'on sache ni comment ni pourquoi, ce qui n'est pas fait pour le hasard auquel il laisse son entière part. Nous pouvons donc l'assimiler totalement à une force gravitationnelle ou similaire ; entre plusieurs assemblages dus à de telles forces physiques, il existe la possibilité de former des analogies, des harmoniques - ponctuelles, événementielles - et cette possibilité est un projet divin. Si bien qu'il ne suffit pas que l'on donne du prix à la manifestation d'une seule intention d'autant que nul ne sait si l'on a raison de découvrir une intention, une unité, une polarisation quelconque. Les raisonnements qui se basent sur cela paraissent vite démodés. Certes, il demeure que cette faculté à s'illusionner n'est pas vaine parce qu'elle prépare à dégager du magma des faits des tendances et parmi le lot il doit bien y en avoir de véritables. Comme nous n'avons pas l'ensemble du Plan Cosmique, et que nous en détectons des bribes, ici et là, si un dieu existe et veut nous parler (ce que nous posons), nous en déduisons qu'il s'appuiera sur des séries détectées pour se signaler à notre conscience comme étant une force multidirectionnelle, vu qu'il y a plusieurs séries. Le projet divin ne peut être dit " un ", mais il apparaît se déployant tous azimut et par morceaux, en couplant diverses intentions. C'est pourquoi toutes les tentatives de donner un déterminisme étroit ou une finalité à ce projet divin sont vite éculées. Mais dire qu'il y a déjà plusieurs facteurs et finalités, momentanées et instables, voilà qui restaure Dieu dans son infinité d'exploits, compossibles ou non.

CEPendant tout ce discours sur la divinité ne doit pas nous tromper, car il reflète les propriétés du langage ; polysémique, il influe à dire du dieu qu'il est multidirectionnel. Nous utilisons la force de la parole, voulant abriter la force divine et la couler dans son moule. Nous sommes au stade initial où nous devrions saisir la divinité avant qu'elle veuille parler (le dieu devenu parole) et avant que nous lui parlions (la parole se divinisant). Mais est-ce même possible ? On ne saurait la définir avant son contact avec la Parole mais le fait que l'on pose qu'elle peut se frotter à la Parole dit qu'elle se véhicule par différents canaux, possède une double nature matérielle et immatérielle, qu'elle est entre force et conscience.

DOUble état ou point triple ? La Parole par laquelle la divinité se laisse un peu saisir, agit comme une contrainte. On ne peut avoir une idée de la divinité qu'en adoptant qu'elle veuille parler (et non pas qu'on veuille parler d'elle), et ce faisant, qu'elle altère quelque chose de son être ou se révèle dans son être (puisque toute déformation fait surgir aussi des traits jusque là masqués par l'ensemble). Or la parole est contrainte selon au moins deux paramètres : A) Parler, c'est fabriquer de la réalité absente (on donne une existence à ce qui est lointain et en dehors de la conscience immédiate) et cette fabrication du réel se conçoit selon une graduation : désignation d'objets disséminés (1), corrélation entre ces objets (2), analogie entre des ensembles corrélés d'objets (3) dont l'exemple paradigmatique pourrait être celui-ci : voici la trace d'un loup (1) mais le loup n'est pas là ; loup rime avec danger (corrélation 2) ; un tyran est aussi cruel qu'un loup (3). B) Parler, c'est être obligé d'émettre soit quasi simultanément plusieurs intentions (1) soit successivement selon un enchaînement (2) soit en les divisant en implicite et explicite (3). Reprenons notre exemple : en signalant la trace d'un loup, le locuteur signale qu'il en a peur ou non, qu'il a bonne vue, qu'il se soucie des autres, qu'il sait reconnaître des traces, que le loup a ses habitudes, etc. (1) ; mais il peut le faire dans une chaîne démonstrative disant que si trace de loup il y a, alors d'autres loups existent et que celui-ci est un éclaireur (2) ; enfin il dit loup pour désigner un tyran qui approche (3). La divinité usant de la parole est donc prise entre ces deux tendances qu'elle accepte en les amplifiant ou diminuant, ou bien les force en les détournant ou inversant. On ne sait suffisamment l'action qu'elle peut exercer. La Parole frappe des objets qu'elle distingue ainsi mais elle est aussi un tracé qui va d'une source à l'objet (intention émise) ; telles sont ces deux tendances où l'une définit un contour et l'autre un parcours ; contours et parcours disparaissent vite, si vite que rien ne devrait se perpétuer. Or une autre propriété de la parole est dans le maintien d'un souvenir de ce qui a été dit et suggéré. Elle laisse un empreinte dans la mémoire non pas seulement parce que la mémoire joue son rôle de retenir (paroles comme affects...) mais parce qu'elle est un support où les objets et les intentions peuvent s'inscrire et se faire réactiver. Il suffit de l'emploi d'un mot (donné par la mémoire certes) pour que l'objet afférent ou l'intention qui la nécessite soient réanimés dans un présent qu'ils ne semblent jamais avoir quitté. Cela était là, dispos à l'emploi, comme n'ayant jamais cessé d'être. La parole semble assurer ce continuum. Il faudrait que tous les mots soient prononcés en même temps pour que l'on soit dans un présent total. Mais il n'en est rien parce que la parole successive déroulant le présent en d'infinies unités ne fait jamais défaut ni aux objets ni aux intentions. Elle leur assure de pouvoir exister autant de fois et quand il leur paraît bon. Elle se met à leur service pour leur donner vie et se retire aussitôt, le temps d'un souffle de bouche.

QUElle tendance sinon celle d'une nature sacrificielle reconnaître dans ce fait ? Rappelons dans notre cadre limité de réflexion que la seule idée que l'on puisse avoir de la divinité tient à qu'elle puisse vouloir parler. Elle adopte les deux tendances de la parole, celle de fabriquer des contours et celle de suivre un parcours non-linéaire, ou autrement dit, celle de fabriquer de la réalité et celle d'émettre plusieurs intentions. Mais si la parole est aussi le substrat, ce qui disparaît pour faire apparaître, le sacrifié qui meurt pour faire naître, alors la divinité en adopte (en pouvant l'altérer) la nature. POUrquoi parler d'une nature sacrificielle de la Parole ? Bien sûr, comme cela vient d'être dit, nous voyons que les paroles prononcées sont aussitôt disparues mais que rien n'empêche qu'elles soient à nouveau émises, si bien que l'objet désigné par une certaine quantité de sons, outre son existence en soi, a de longs temps d'éclipse et de brefs temps d'apparition , mais que ces éclipses ne le renvoient point à un néant, seulement à un sommeil. Comme le serpent Shesha de la mythologie indoue, la Parole soutient l'Univers, elle est un invisible support nécessaire à nos représentations. Cependant, à la différence de la victime que l'on sacrifie pour l'offrir à plus grand que soi (le dieu), la Parole devient une victime offerte à nos niaiseries ou à nos lubies, certes dans le pire des cas, mais quantitativement sans conteste. Elle se livre à tout effet de verbiage, de trahison, d'obsession ; elle se livre à l'émiettement objectal, à la combinaison extravagante de relations, selon un sacrifice qui ne permet pas toujours dans la majeure partie au sacrifiant (celui qui l'emploie) d'obtenir un avantage transcendant, et qui ne la sert pas à se sacraliser. Comment un dieu viendrait dans ce champ malsain, comment pourrait-il vivre cette désacralisation ? Il lui faut accepter cette nouvelle contrainte, après les deux autres, l'accepter sans doute en la contraignant à son tour. Car la Parole, à force de sa donner avec pour seule contrepartie de s'amplifier, ne cesse de se désacraliser au sens où elle est de tous les usages et de tous les changements qu'elle ne transforme pas en oblations. Loin d'assurer un continuum, une tension ou un saut qualitatif hors de son régime, elle devient utilitaire : elle sert sans que son service puisse être offert ou plutôt comme si la victime n'était plus qu'une opération culinaire (un dosage de règles et de phonèmes).

LA Divinité n'a pas pour tâche de transformer ces trois contraintes de la Parole mais elle ne peut apparaître qu'en usant de la Parole, si bien que si elle adaptait totalement ces trois contraintes, on ne la reconnaîtrait pas (rien ne la distinguerait) et qu'il faut donc considérer que la divinité produit des " variations " par rapport à ces contraintes qui la signalent comme telle. C'est ce qu'il faut entendre quand on dit que la divinité parle ou est devenue parole.

CES variantes ont pour symétriques celles où l'on tente de parler au dieu : dans ce cas, la parole doit se diviniser pour se faire entendre et à son tour produire les variantes adéquates. Cela peut constituer deux repères précieux pour désigner ce " second horizon " : l'hori zon premier est celui où Parole et Divinité opèrent sans modifier ce que permettent les paramètres ; l'horizon second est celui où des déformations s'observent. Comment y accéder ? Des étapes se distinguent. Or ce qui se produit est un flux parlé dialogué : le seul interlocuteur sera quelque dieu. Cela supposait que ce dialogue diffère de tout autre dialogue et justement nous percevons que fabrication de réels, multi-intentionalité, et nature sacrificielle sont comme altérées dans leur fonctionnement. Un dialogue, en général, veut que les deux interlocuteurs en usant des mêmes paramètres utilisent tout le champ créé avec d'infinis dosages qui désignent des situations aussi variées que l'accord, l'incompréhension, l'indifférence, le silence, la spécialisation ou la folie... Parfois l'un se sert d'un objet mis en lumière pour y greffer une multitude d'intentions tandis que l'autre couple ce même objet à un autre et ne voit dans cela qu'une intention : sur une repère cartésien où en abscisse il y aurait le paramètre " fabrication de réel " (trois graduations : un objet, couplage de deux objets et plus, couplages de séries) et en ordonnées le paramètre des " intentions émises " (également gradué en trois : simultané, successif, dialectique), on aura un point A (fait d'un objet et d'intentions successives) et un point B (fait de deux objets pour une seule intention) ; toute la question dans un dialogue est de joindre deux des neuf points possibles (échanges entre les six graduations). Imaginons le point A (fait d'un objet et d'intentions successives) : ce sera aimer une personne (un objet) et y découvrir sans cesse des vertus tandis que le point B (fait de deux objets pour une seule intention) sera associer cette personne à une belle fortune (deux objets) et y voir un unique avantage matériel. A et B sont deux positions que le dialogue peut faire évoluer en un autre point.

LE Dialogue avec le dieu tend à polariser tout ce champ créé ou bien à le distendre. Il faut que l'intention balaie toute la gradation des intentions, que le réel désigné contienne tous les réels, ou bien que les intentions se condensent en une seule, que les réels désignés se rassemblent en un seul objet désigné. Autrement dit : les points sont remplacés par une fonction de lissage. Fonction de dissémination et fonction de condensation. La raison en est que deux propagations en contact immobilisent l'ensemble du champ (la lumière frappe tous les objets, et vue à l'infini n'être qu'un rayon) et ne peuvent coexister qu'en suivant de telles règles dynamiques : pensons au " dialogue " de la mer et du vent et aux surfaces de friction, les unes sont des tourbillons, les autres des dispersions. Le dieu peut saisir toutes les intentions et les lier à un seul objet comme il peut réduire les intentions à une seule et la lier à l'ensemble des objets désignés : par exemple, il peut saisir toutes les attentes humaines et les lier à un seul objet - le Paradis - qui sature la fonction ; il peut aussi se réduire à être le seul salut et songer tout sauver. La parole aura même projet en tant que force se propageant : une parole comme " Om " condense toutes les paroles, et crée l'univers (le dissémine) ; on la liera à tous les existants, ou bien on la liera à une unité cachée. Dans un tourbillon il y a un germe et une puissance, dans une dispersion il y a conservation de l'énergie. Mais de plus, à ce dialogue, les intentions et les réels s'effondrent et s'infinitisent parce que les forces n'ont pas de points d'appui ou d'origine : une intention émise ou un réel désigné s'évanouissent une fois dits, au profit de leur " ombre ", d'une autre intention ou d'un autre objet plus noble et transcendant, par répercussions successives. Si le dialogue, par exemple, s'établit sur l'acquisition d'un coup de dés gagnant, cette demande et ce don éventuel renvoient leurs auteurs (le dieu imploré comme le joueur) à s'interroger sur la nécessité d'un tel coup de dés, sur la vertu de tels actes (efficacité de la prière, élection divine d'un homme). En ce sens, les paramètres sont comme fuyants, se renouvelant et se niant, reculant leur positionnement par rapport au champ ouvert par le dialogue. Le champ perd sa consistance au centre, et a des bords qui se délitent.

QU'Advient-il du troisième paramètre, celui où la Parole se sacrifie pour maintenir une existence aux objets et aux intentions ? Tout dialogue ne fait que densifier sa présence et bien que le paramètre dise un service rendu aux interlocuteurs et à leurs dires, son " sacrifice ", redisons le, ne sacralise rien, ne pouvant s'offrir sur aucun autel autre que celui de l'échange et de la réflexion. C'est déjà beaucoup mais qui d'autre que les interlocuteurs actuels ou futurs en tirera bénéfice, c'est-à-dire des utilisateurs, qui recenserait toutes les pensées humaines et tous les échanges dont la Parole serait le véhicule sacré, à quel dieu pourrait-on adresser tout cela, incessant, souvent vide, toujours recommencé ? Cependant, puisque le champ créé par la Parole est altérée lorsque se profile un interlocuteur divin, la nature sacrificielle de cette même Parole se découpe en deux unités particulières selon que le champ se polarise ou se distend.

DE Quoi parlerons-nous, ô dieu ? De qui nous parleras-tu ? Notre seul véritable interlocuteur est-il celui à qui nous ne savons parler ? Or la Parole qui se polarise sur un objet ou une intention (condensation) ou bien qui s'ouvre à toutes les intentions ou à tous les objets (dissémination) perd son rôle de " victime sacrificielle ", sa fonction d'être au service de... pour devenir alors " celle qui offre la victime ", à savoir l'oblateur. Elle devient une intention d'offrande, un vœu ou un acte. Le dieu ne se sert pas d'elle ni l'interlocuteur humain pour communiquer. Il faudrait dire que c'est la parole qui émet le désir d'établir le contact, c'est en son sein que se situe cette demande. Pourquoi ? En se polarisant et en se disséminant, elle abandonne de service pour n'être qu'orientation : tout embrasser ou atteindre un seul objectif. L'effet induit est qu'elle se saisit du dieu et de l'humain sous l'angle d'une double déformation pour les contraindre à son dialogue orienté, alors qu'auparavant les deux interlocuteurs croyaient devoir se servir d'elle. La présence divine l'a polarisée ou distendue et ce faisant en a modifié le rôle.

LES mots qu'emploie l'orant sont aimantés, ne peuvent être dirigés ; c'est l'orant qui se sacrifie et devient celui par qui passent les mots. Quant au dieu, s'il veut parler, ses paroles seront " invoquées ", appelées à apparaître selon ce même régime contraignant qui, seul, permet de les amener comme tombant dans un piège ou dispositif révélateur. La polarisation induite par la présence du dieu (comme la dissémination) délimite une fonctionnalité nouvelle de la Parole : elle offre la victime et précise les règles du sacrifice. Le dieu comme l'homme ne peuvent dire ce qu'ils veulent, on se sert d'eux pour qu'une certaine parole se fasse : polarisée, distendue. C'est pourquoi ce type de dialogue diffère de tous les autres, invente ses variantes.

L'HOmme et le dieu se voient affublés du devoir de continuité, sont obligés de se sacrifier au sens où ils offrent à la Parole de quoi avancer vers son but. Ils mettent à son service des sons, des rythmes, des images, des récits personnels qu'elle oriente et dont elle se sert. Le dialogue va naître. La Parole se divinise parce qu'elle s'appuie sur un vécu de dieu et s'humanise pour un vécu d'homme (orant) mais surtout, comme elle reste indivisible, autant tressée de fils divins qu'humains, la parole divine s'humanise et la parole humaine se divinise, comme deux forces se propageant forment un mixte, de quoi faciliter l'échange. Il a fallu que la divinité se présentât pour que le champ de la Parole soit modifié mais en revanche cette modification a déplacé les données. La Parole " se sert " de la divinité pour quitter son rôle sacrificiel. On peut penser aussi que tout homme voulant prononcer une prière altère aussi le champ de la Parole. Comprenons ce dialogue entre le dieu et l'orant. Souvent la prière de l'orant évoque ou tente d'évoquer tous les attributs du dieu, ou bien dresse la liste de tout ce qu'il peut attendre du dieu : ce faisant, il désigne une totalité d' " objets " ; sa demande recouvre un ensemble, et même s'il ne demande qu'une chose, c'est au sein d'un ensemble sous-entendu. Il y a alors dissémination ou passage en revue, à partir d'un réel limité, de tout le réel de l'autre (le dieu) : " Tu as tout, je n'ai rien ! " Phrase typique de toute mystique. A l'inverse le dieu peut répondre en rassemblant ses multiples intentions sur une seule : d'où ses réponses obscures, voire inépuisables de sens. Il y a condensation. Une intention humaine est visée ; vers elle accourent les intentions divines : " tu as eu ce désir, en lequel vont passer tous les désirs divins ". Par exemple, l'homme qui veut une descendance, s'aperçoit à peine que ce rejeton est porteur des visées divines infinies.

ON Remarquera que la désignation de réalités vaut pour l'homme et ma multi-intentionnalité pour le dieu mais c'est un artifice. Les rôles peuvent s'inverser. Le dieu désigne tout ce qui doit être fait, il est injonctif ; un homme voit dans une seule intentionnalité divine de quoi satisfaire toutes ses intentions.

DANs l'autre cas, celui de la dilatation du champ, quand les paramètres se distendent si bien que la désignation d'objets comme l'intentionnalité s'évadent parce que le dialogue rend fuyant et médiocres ces traits constitutifs de la Parole, il ne faut pas oublier que le troisième paramètre aussi se modifie : la Parole perd de son efficacité servile et aussi de son rôle de donateur. Elle n'est plus beaucoup non plus celle qui oriente le dieu ou l'orant, qui se sert d'eux et de leurs expériences pour appuyer son dire puisque les deux personnages ne sont que des masques ou des ombres : ils sont vus comme une apparence cachant mille autres aspects lointains et reculés. Et il est vrai que quiconque a une familiarité avec son dieu ne sait absolument plus comment en parler, par où commencer, certain de l'infini qu'il contient et qu'il découvre chaque jour. Et de même, à un moindre degré, la vie d'un sage parait si fade et banale qu'il n'y a plus rien à en dire, ni rien à dire alors que le moindre propos a des profondeurs de réflexions que l'on pressent. Cela revient à voir qu'au centre du champ crée par la Parole, se crée un vide.

NOUs aurons donc une zone de densité (polarisation), une zone de balayage (dissémination) et une zone de vide pour chaque interlocuteur. A comparer au produit de deux forces se propageant. Ce sont les manifestations visibles de l'altération subie par la Parole lors de son entretien avec un dieu. Que ce soit l'homme ou le dieu, tous les deux verront leurs paroles altérées en ces zones, devenir autres en ces endroits, et cela sera le gage qu'il y a bien dialogue très spécial. On ne pourrait, sinon, établir une différence entre un réel entretien avec le dieu et l'homme, et un entretien délirant ou banal. Ce sont sans aucun doute les figures de la propagation.

PARfois, un rêve tient lieu d'expression de la divinité comme pour en dire l'impossibilité d'emprunter la voie de la parole. Les choses sont là, visibles dans la pénombre onirique, installées sur des fils (des linéaments architecturaux), et une sourde vibration court, pour montrer comment un infini se propage. On comprend dès lors combien l'emploi de la parole est une contrainte insensée alors que les images et les sons peuvent tant. Il faudra s'en méfier d'autant aussi lorsque la parole divine devient par trop métaphorique ou psalmodique, comme si elle reculait alors devant la pénible contrainte de l'art de parler. Nous posons les conditions ou signes exacts de reconnaissance d'un échange parlé entre le dieu et l'homme, non que nous voulions réduire les modes d'action éventuels du dieu (par le rêve, la musique, la vision...) mais parce que nous étudions ce que parler veut dire.

MAIs encore comment écarter le schizophrène qui n'établit plus de différence entre son action et celle d'autrui, sa parole et celle de l'autre, de sorte qu'il est persuadé qu'un dieu lui parle alors qu'il n'entend que sa voix ? Faudra-t-il, d'un mouvement radical, renvoyer tous les prophètes à des problèmes cliniques de cet ordre et douter d'eux ? Or ce que nous proposons est réduit à une situation limitée : un entretien, c'est-à-dire une modification progressive de l'un et de l'autre, comme un dialogue théâtral produit une évolution des interlocuteurs. Il ne s'agit pas de s'arroger le droit de faire parler le dieu à travers soi ni d'en être le dépositaire, autres situations nécessitant une autre analyse un autre dispositif. Le seul interlocuteur que nous aurons sera quelque dieu, et sa parole comme la nôtre montreront des signes évidents d'altération.

PARmi ces signes, on observe que la parole a une efficience ; elle fait quelque chose soit dans le monde soit dans le psychisme. L'orant comme le dieu demandent la réalisation d'un effet, mais savent aussi que leur parole a un effet et qu'elle ne peut donc être employée sans précaution. On observe aussi que le sémantisme ne bat plus en retraite devant la loi grammaticale (par exemple, " seul " ne peut avoir de pluriel, " il resta " disparaît parce que le passé simple indique une action brève alors que le verbe indique une action longue, de même pour " il se hâtait ", etc.) parce que le sens impose une contrainte forte et totale. On remarque aussi que le poids des souvenirs et des regrets est en balance exacte avec le poids des espoirs et des devenirs : ce qui a été et aurait pu être contre ce qui sera et s'est manifesté, de sorte que cette parole est doublement chargée de ce qui n'a pu se dire (et se manifeste sous réserve) et de ce qui nécessite encore des mots pour se montrer ; des potentialités se révèlent. On dira aussi que la parole se substitue à la vie, la vectorise et que son silence n'est pas synonyme de mort : comment le dieu pourrait-il aimer des êtres aussi malfaisants et sans importance que les hommes si par sa parole il ne songeait à les améliorer, ce qui nécessite qu'ils soient encore en vie (au fait posons le problème de ce que serait une parole divine post mortem ; puisque le croyant songe à une vie post terrestre, il est possible d'envisager qu'il puisse s'entretenir avec son dieu : envisager ce qu'il en est de cet échange) ; comment l'homme pourrait-il adorer le dieu détenteur du secret de la vie si sa parole ne pouvait l'infléchir et ne soit donc la vie ?

A CE sujet ouvrons une parenthèse : la mort n'est pas le silence (lequel n'est que rétention de parole, où pour se taire il faut avoir quelque chose à dire) mais l'impossibilité d'avoir de quoi parler, si bien qu'une personne qui est morte physiquement n'est pas morte tant qu'elle aimerait encore dire (les personnes qui l'ont aimée savent qu'elle aurait aimé à tel moment s'exprimer ; cette supposition qu'elles font n'est que vérité de l'immortalité de cette personne car bien après qu'elle aura disparu et bien après que ses amis eux mêmes disparus ne pourront plus évoquer ce qu'elle aurait dit, il reste qu'elle pourrait encore vouloir parler, que rien n'interdit de le penser, même si les relais se sont perdus. La disparition d'un relais ne peut signifier que le message n'existe plus. De plus, qu'elle veuille parler ne signifie pas qu'elle songe aux hommes seulement : il faut supposer que sa parole se dirige vers d'autres entités (de quoi éliminer l'idée du spiritisme) dont la nature nous échappe.

ON Dira aussi que la parole retentit de pleurs venus de la nuit des temps et de l'infini du cosmos, retentit de rires et de tressaillements dont l'origine est insaisissable au sens où l'émission est une double section prise en un temps t (d'un côté le dieu, de l'autre l'orant) mais que, semblable à un fil circulaire interrompu, le suivre c'est développer une émission et accroître derrière soi l'autre, ce qui revient à parcourir tout le champ d'émotions ou d'idées qui se conjoignent. " Ecoute ma peine, entends, ô Jérusalem en pleurs " ; " " ecce homo de la lignée de David... "... si bien que l'émission s'amplifie, perd sa source, devient une pure trajectoire où la divinité et l'orant s'estompent. Qui les rend à leur présent ? Des rires et des pleurs hantent la trajectoire d'avant et d'après, mais il suffit que le dieu ou l'orant se retourne pour reformuler la section et donc le présent. Il surprend le mouvement qui par derrière le suit. Et il surprend le recueillement. L'Autre accueille et collecte, rassemble et se tient proche, comme au sillage ouvert par le navire, la mer rabat les vagues peu à peu. Se retourner est un signe d'altération. Et c'est certainement paradoxal parce que l'on croit toujours que celui à qui l'on parle est devant soi, alors qu'en ce moment il est derrière, dans l'attente de notre retournement qui soudain redonne une limitation. Ce que l'on surprend de l'autre peut laisser naître l'étonnement, la pitié, le dégoût, et encore, mais jamais son absence. L'Etre qui parle n'est ni une essence, ni relation, ni cause ni fonction, il est un intervalle ou un décalage, parce qu'en pouvant se retourner il rompt une perspective filée, devient ce point d'où s'ouvrent les trajectoires. Celui qui suit était dans la droite ligne de celui qui avance, recueillant son mouvement : maintenant en se retournant, il le surprend et l'interrompt si bien que les trajectoires sont détachées et rebroussent chemin, refluent vers leurs horizons. Eurydice suit Orphée dont la lyre continue à résonner, emmenant derrière elle l'ombre aimée silencieuse. Orphée a dû lui parler, l'entretenir de son amour et de sa joie de la retrouver, il a parlé à quelqu'un derrière lui et non pas devant. En se retournant, il fait disparaître Eurydice, il crée un intervalle. Deux plans se séparent, une limitation surgit. Mais cette altération fait apparaître la nature de chaque interlocuteur. Dans tous ces cas, il y a donc lieu de dire que l'altération en cause produit une ontologie : des " formes " délimitées par un bord se distinguent. Ce n'est pas n'importe quelle altération, mais ce type d'altérations dues à l'échange entre un dieu et un homme. Il y a les altérations de premier rang (celles provenant de l'usage sacré de la Parole : densité, balayage, vide) et les altérations de second rang (celles d'une progressive modification due à l' échange : efficience, sémantisme dominateur, potentialités anciennes et à venir, vectorisations vitales, retournement). Avec ces dernières, on atteint la seconde ligne de l'horizon, celle qui fonde la spécificité du dialogue parce qu'il possède de tels principes et s'écarte du champ langagier ordinaire.

UN Homme voit ses amis s' éloigner. Versant inéluctable. Il en parle à son dieu : versant altéré. Et il pense à ses propres jours qui s'éloignent et en ressent l'impression d'une perte absolue : " à qui vais-je parler ? " songe-t-il. Mais rien ne dit qu'il se tournera vers son dieu et encore moins qu'un échange se fera. Nous voulons, par cela, bien montrer que la proposition initiale, celle où nous affirmons que le seul interlocuteur que nous pouvons avoir sera quelque dieu, est loin d'être évidente et prouvée. Ce que nous savons, c'est que, si échange il y a, nous le reconnaîtrons à certains traits langagiers altérés. Rappelons qu'il ne s'agit pas d'une prière ou d'un enseignement mais d'un échange : un homme supplie son dieu, un dieu donne un enseignement, autres formes où une énergie se propage, tandis que nous évoluons dans le cas où l'énergie divine et l'énergie de la parole se rencontrent et forment un énergie. Cependant, dans des prières et des enseignements, on peut observer qu'une réponse s'est introduite qui fait dévier ou changer de niveau l'expression émise, de sorte que nous avons l'indice d'un échange. Parler d'échange est donc aussi être attentif à des aspects de " sauts " qualitatifs ou de " décrochages ".

ENTre les altérations de premier rang et celles de second rang, une forte connexion s'établit : balayage et vectorisation, densité et sémantisme, vide et retournement, etc. On en vient à émettre l'hypothèse que l'un des interlocuteurs utilise les altérations du premier rang quand l'autre se sert de celles du second rang, et inversement. En effet, les deux propagations sont de nature différente, ce qui se manifeste donc dans leurs altérations respectives de façon à préserver leur différence de nature. L'une en modifiant l'autre détermine l'effet qu'elle subit en retour. Aux trois altérations du premier rang répondent les cinq du second rang, et ce départage inégal ne manque pas d'être important. MENer une vie, c'est accroître un processus d'isolement bien plus ou tout autant que d'individuation. L'isolement est la conséquence de l'individuation opérée. Nul ne saura ce que vous savez, ne sentira comme vous, n'aura retenu et vécu ce qui vous est arrivé. Cette individuation normale, plus ou moins rapide selon les circonstances et le besoin de vivre, aboutit à isoler (nous ne traitons pas d'épanouissement ou non, jugements de valeurs inutiles ici) si bien que le vieillard ne se parle bien qu'à lui-même. Mais cet isolement se produit en d'autres moments de la vie, chaque fois que l'individuation se fait forte : c'est alors que le recours à un interlocuteur existe. Que si cet interlocuteur posé soit un dieu, le dialogue en sera altéré. S'il existe des modes d'individuation, il existera des modes d'isolement. Comment s'y inscriront les altérations ? En saura-t-on davantage sur la parole et la Divinité en tant qu'énergies et propagations différentes ? Le mode d'isolement fonctionne sur un double plan : à la fois il y a coupure avec le champ social (et c'est ce qui laisse penser que l'on se tourne alors parfois vers une instance supérieure, divine, parce qu'il faut maintenir un dialogue pour vivre), et il y a rehaussement de son individualité, atteinte d'une limite qui nécessite de s'extérioriser et de s'exprimer (et c'est ce qui impose l'usage de la Parole altérée). Pourtant, à la différence de la folie, mode d'isolement complet, ces individuations utiles et naturelles fabriquent les conditions d'un échange avec la divinité, et surtout la révèlent.

ALOrs l'idée vient que le mode d'individuation est à désigner avec les huit altérations parce qu'il peut se produire n'importe quand et non pas in articulo mortis. Il y a des excroissances et des croissances en tout point de l'existence. Des processus et des circonstances nous font devenir exactement ce que, de leur côté, certains états de verbalisation manifestent. Sur ce fond existentiel, déjà effectué, se démarquent d'identiques individuations d'ordre verbal et portées par un dialogue avec le dieu. Nous ne reportons pas notre vécu, nous ne le transposons pas, mais il arrive à notre parole engagée dans ce dialogue spécial de s'individuer pareillement, peut-être avant, peut-être après notre individuation vécue. Densité, balayage, vide nous structurent comme l'efficience, le sémantisme, les potentialités à éveiller, les vectorisations et les retournements. S'il en est ainsi, on comprend à quel point un dialogue avec le dieu est essentiel puisqu'il appelle et rappelle des développements psychiques et physiques humains. Aucun autre dialogue ne le fait. IL Y aura huit modes d'individuation conduisant à l'isolement, alors que les huit altérations du dialogue avec un dieu conduisent à de la propagation d'énergie, non que l'on veuille dire par là que la Parole et la divinité se servent de l'homme pour se propager mais réussissent grâce à lui à élever leurs deux énergies à la puissance d'une propagation commune. La synthèse est réalisée par l'homme, il doit certainement en retirer un profit. Les deux énergies vont, elles aussi, vers une individuation, une construction momentanée telle que nous perdons de vue leur nature et la nature de leur propagation. Nous appliquons des traits à l'une qui vont à l'autre, ou mieux nous pensons que ces traits sont à l'une ou à l'autre alors qu'ils ne sont qu'à leur synthèse. Il faut accepter cette situation qui interdit d'en savoir plus sur la nature des énergies divine et langagière (elles sont non-identiques, elles se propagent différemment, elles s'altèrent mutuellement : métaphoriquement elles sont l'eau et l'air en mouvement mais dans ce cas, en raison de la matérialité de ces énergies, on peut dire leurs points de contact, ce qui nous permet analogiquement de penser la rencontre des forces divine et langagière), parce que l'on ne peut départager réellement leurs traits spécifiques, et convenir que l'énergie émise par leur synthèse est un mode d'individuation, voire d'isolement. On ne peut définir le dieu en cause, on ne sait quoi lui dire, parce que les traits qu'on lui accorde sont des projections de notre esprit (du langage vers le dieu) comme on ne peut comprendre ce que cet interlocuteur idéal veut nous signifier sans supposer des traits inhérents à sa nature. Cependant une issue se présente à nous : l'émergence d'un " mixte " aux traits définissables, le croisement de deux énergies s'individuant en une autre selon des modes observables et objectifs. Le dialogue fait d'altérations internes prend pour finalité une de ces altérations comme système généralisable. Il s'engendre une série de traits spécifiques à un de ces huit modes. Le mode adopté doit lisser les autres modes d'altération, fabriquer une enveloppe générale, qui intègre les sept autres modes et dans l'absolu rien n'empêche même de concevoir qu'à tour de rôle chacun des modes assure pour un dialogue qui serait total, le rôle de lissage. Si tout cela qui vient d'être posé à titre d'hypothèse (lissage) a un sens, alors il faut comprendre que ce que nous pouvons savoir du dieu n'est rien d'autre que ce qui appartient aux huit altérations et/ou au lissage de l'une sur les autres. On peut alors exclure ce que nous pourrions projeter sur lui, pour ne conserver que ce qui peut être défini. Peut-on reporter, d'autre part, sur la Parole ce que nous disons de la divinité ? Non, car il y a une dissymétrie : l'énergie du dieu ne s'altère pas au contact de l'énergie de la parole, c'est l'emploi de la parole par le dieu qui altère la parole comme l'emploi de la parole pour parler au dieu altère cette même parole.

CE Que nous pouvons dire du dieu, c'est ce que les altérations opérées par la présence divine sur la parole permettent de dire. Le dieu ne se révèle pas plus (dans ce cadre précis tout au moins, limité comme nous l'avons dit). De la Parole, nous pouvons dire beaucoup plus que selon ses altérations qui sont dues au dieu mais du dieu nous ne pouvons rien dire d'autre que par les altérations. Il est certain que nous devons penser que dans d'autres contextes, d'autres traits du dieu apparaissent et qu'on ne peut le circonvenir avec ce seul cadre d'analyse (un dialogue avec le dieu) mais dans ce cadre-là, il n'y a rien de plus à espérer tandis que dans ce même cadre nous savons que la Parole altérée ne se limite pas à ses altérations : elle reste parole avec ses codes, ses jeux de référence et d'inférence, ses ambiguïtés et ses universaux.

NOUs retiendrons la notion de lissage d'une altération sur les autres comme possibilité de découvrir le dieu (le lissage est une fonction qui tend à maintenir ensemble les sept autres altérations). Sur-individuation donc, forme plus forte d'isolement, provenant du fait que les deux énergies fabriquent une " turbulence " commune, celle des altérations et d'un lissage unificateur, lequel tient certainement d'une transcendance.

CE Lissage, voyons le comme quelque chose d'enviable en toute existence mais non comme si l'on répondait à ces questions : " y-a-t-il dans ma vie de quoi faire envie à quelqu'un ? " ou bien " quelles vies me sont enviables ? ". Ce qui peut être envié est l'effet d'un ricochet : l'on bénéficie d'un événement qui se dépose (lissage). On dira que le lissage est une surface enviable, porte sur l'extension d'un entretien, la suite à lui donner par exemple. L'entretien fabrique cette série : individuation, isolement, forme enviable. Cette série permet de saisir le mode d'action du dieu puisqu'il laisse ainsi sa trace visible. C'est cette trace qui peut toucher par ricochet l'interlocuteur et rendre enviable un aspect du discours, à savoir une extension. Nos propos sont étroits, déterminés par l'époque, et nos expériences, contraints par les possibilités du langage, mais par ricochet il se peut qu'ils soient amplifiés et plus résonnants parce que les deux énergies soumises à un lissage aboutissent à un tel résultat. Un potentiel se forme dont le bord est celui d'un vase, de quoi retenir l'unité des deux énergies mais aussi de quoi la rendre visible car plus ample. L'implication d'une forme dans le déroulement de l'entretien est capital : physiquement deux énergies se propageant et se heurtant font naître une forme. C'est aussi simple que cela. La difficulté est d'éclaircir son engendrement, mais les huit modes d'altération nous y préparent bien.

LES ordres d'agrandissement ne sont pas les mêmes selon que l'altération qui impose son lissage sur les autres altérations. De plus, rappelons que dans l'entretien, l'un de deux interlocuteurs privilégie les altérations du premier ordre (densité, vide, balayage) tandis que l'autre s'en tient à celles du second ordre (sémantisme, efficience, potentialités, vectorisations, retournement), de sorte que le lissage (choisissant entre l'un ou l'autre) renforce l'un des deux ordres, et provoque soit alors un rééquilibrage, soit au contraire un renforcement de la distorsion (par exemple, si le dieu choisit les altérations du second ordre qui sont au nombre de cinq, et que le lissage se fasse avec l'une de ces cinq altérations, alors le renforcement de son message est évident : le nombre des altérations - cinq au lieu de trois - et le lissage). Ce qui s'agrandit dans le premier ordre c'est le plan même où l'entretien se fait : les mots prononcés pèsent plus " lourd ", sont plus " vastes ", éliminent le parasitage. Ce qui s'agrandit dans le second ordre, c'est l'exfoliation ou la multiplication des plans : les mots prononcés quittent un plan pour un autre à l'infini ; ce qui est valable ici, a un sens là-bas, s'immisce comme un ver dans une autre substance. Ce qui fonde cette distinction, c'est le fait que dans les altérations de premier ordre ce sont les paramètres usuels de la Parole qui sont altérés : la désignation devient densité, la plurivocité devient balayage, le sacrifice devient vide (les fonctions du langage sont dilatées). Celles du second ordre naissent d'un processus à l'intérieur de l'échange : ce sont des ouvertures qui se forment. Les deux agrandissements donnent à l'entretien un résultat : le dieu et l'homme deviennent enviables parce que les contraintes verbales qu'ils subissaient permettent une extension sur un plan ou sur plusieurs.

LA Souffrance est souvent ce que la parole véhicule et ses effets sont plutôt l'amoindrissement de l'être. Testons l'idée que l'entretien qui est fait d'altérations produit une forme enviable. La plainte d'un des interlocuteurs peut être interrompue par l'autre, soit pour demander des explications soit par empathie, soit pour la comparer à la sienne, soit insuffler du réconfort. Mais à la différence de ce qui se passe quand deux hommes se racontent leurs malheurs, ici les deux propagations (Parole et divinité) opèrent des modifications spécifiques. Pour la définir, nous dirons que la souffrance empêche toute fluidité, tout transfert d'énergie : l'homme ou le dieu qui souffre sont taraudés par elle (un trou où tout s'engloutit). Les psaumes bibliques, par exemple, évoquent la souffrance d'un peuple déporté ou d'une âme malheureuse mais l'altération visible est que cette manifestation de douleur s'évacue par une promesse dans une perspective eschatologique. Il en est de même dans le bouddhisme où la souffrance est déjouée dans l'antériorité du désir. Dans un hymne védique (Rig Véda, X,34), un joueur malheureux avoue sa passion et à titre propitiatoire souhaite qu'un autre le remplace : le dieu Savitar a été appelé au secours à cet effet. A nouveau la vie peut " circuler ". Les altérations sont du premier ordre : souffrance dilatée dans le judaïsme et le bouddhisme, reconduite sur un autre plan dans le védisme. Il y aurait lieu de donner des exemples typiques des huit formes d'altération. Mais posons que l'altération de second ordre que nous avons nommée " retournement " l'emporte et lisse tout l'entretien : quelle forme enviable se crée ?

DANs un roman d'autrefois, un garçon dur à la peine laboure et ne se retourne pas quand son père qui l'a dressé à aimer l'effort gémit et l'appelle justement avant de tomber mort dans le sillon ouvert par son fils. Nous ne retournons guère mais tel Orphée, à nous retourner, nous pourrions voir mieux que la peine de l'autre, à savoir ce qu'il tente encore d'espérer ou s'il peut encore espérer. Eurydice le suit malgré la souffrance d'être morte et impure ; Orphée qui s'est entretenu avec le dieu Hadès n'est pas fautif de s'être retourné. Bien au contraire ! Il a vu qu'on pouvait espérer, même mort. Un reflet de cet espoir qui émane d'Eurydice vient le frapper de sa pâle lumière et le colorer. On peut l'envier alors de ce savoir. Eurydice l'attend encore.

INDividuation, isolement, forme enviable : cette triade est un processus où seul l'entretien avec le dieu permet l'acquisition complète d'une forme enviable et renforce l'individuation (quelque chose d'unique se constitue, l'isolement est le résultat d'altérations essentielles). La forme enviable se greffe dessus ces altérations et il faut savoir comment cela peut vraiment se produire.

IL Faut une fin l'entretien qui ne soit pas l'épuisement des énergies auquel cas la Parole s'éteint et le dieu se retire, ce qui va à l'encontre de leur constante volonté de propagation, mais qui leur rende leur autonomie première, celle où la Parole investit le quotidien et la société, celle où le dieu n'est plus visible et agit selon ses modes non distinguables. Or ce qui s'est produit dans l'entretien a une existence concrète (des mots sont là, des répliques, témoins de structures et de nœuds capitaux), qui s'effondrerait si une enveloppe ne la protégeait de l'oubli, de l'erreur et de l'anonymat. La fin correspond donc à ce double phénomène : reprendre une autonomie, protéger une existence. Ne coupure doit s'effectuer : les deux énergies de détachent du creuset de leur rencontre, et pour ce faire, le dotent d'une paroi qui clôture un intérieur, et libère un extérieur. Cette forme enviable est une armature, un ensemble de règles mais surtout elle est la fin de l'entretien en tant qu'une des altérations qui sert à un agrandissement.

LES altérations entrent-elles entre elles en conflit ? Qui effectue le choix de l'une d'elles pour effectuer l'agrandissement ? Puisqu'il y a deux sortes d'agrandissement, l'un modulé de trois façons, le second modulé de cinq, le premier fait d'un plan, le second fait de sauts sur plusieurs plans, il y a donc deux sortes de fin : a) les partenaires disparaissent sous l'ampleur créée qui leur permet de revenir à leur liberté (c'est la densité, le balayage, le vide qui occupent tout l'espace ; la Parole redevient parole commune, le dieu redevient innommable) mais tous deux bénéficient d'un champ où se propager, qui attire à soi des commentaires, qui redéfinit des connaissances, c'est-à-dire exactement les trois modes que sont le balayage (se propager), la densité (attirer à soi), et le vide (redéfinition) ; b) les partenaires se trouvent engagés dans mille et un aspects où ils deviennent des reflets de reflets d'eux mêmes, comme dans un jeu de miroirs se mirant. Ils deviennent présence subtile et inépuisable. Les cinq modes (efficience, sémantisme, potentialités, vectorisations, retournement) délimitent leur présence. Ce qui définit déjà le choix d'une de ces deux fins provient de l'emploi des altérations : si l'un des deux interlocuteurs a choisi l'une des altérations de premier ordre, et l'autre l'une de celles du second ordre, la fin sera celle de l'agrandissement du plan parce qu'une osmose s'établit entre ces deux modes ; si les deux interlocuteurs ne choisissent qu'une altération du même ordre, idem ; mais si l'on opte pour plus d'altérations d'un ordre que l'autre, il y aura changement de plans puisque l'entretien bascule dans une plus forte pluralité.

UNE fois décidé ce mode de propagation, ce qui nomme un horizon, il reste à faire de l'entretien une forme enviable, c'est-à-dire repérable et extrême. Dans l'échange, une altération permet d'attirer l'attention parce qu'elle forme un événement : comme Orphée qui se retourne, comme l'arc-en-ciel scellant l'alliance de Dieu avec Noé, comme la bouche ouverte de Krishna où des univers naissent et meurent... L'événement se mue en une image, un geste, une représentation spatiale dans lesquels l'entretien se résume (c'est sa bordure interne) et devient enviable (c'est se lissage, indice d'une transcendance). C'est un aspect du dieu qui se manifeste grâce à l'altération exprimée dans la Parole et qui s'applique par ricochet sur l'existence humaine (que ce soit à un niveau moral, créatif, ou psychique, ou autre...) Il y a donc abandon de certains aspects au profit d'un aspect englobant qui se produit en raison de certains paramètres. L'entretien se produit dans le cadre d'un milieu sociale et historique dont on ne peut délimiter ainsi les caractéristiques : un système ou un milieu se doit de trouver une homéostasie (cohérence rationnelle), une dynamique (un imaginaire), une adaptabilité interne (une efficacité dans le réel), une possibilité d'entretenir des échanges extérieurs (réactivité ou émotivité). En effet il se constitue internement (rationalité et imaginaire spécifiques) et externement (action sur son environnement et vibrations qui le font participer à l'Autre). On dira à nouveau qu'une religion, par exemple, est un milieu où le croyant se doit de trouver cohérence, dynamique, efficacité, et émotion dans les avantages de sa croyance : elle lui explique le monde (rationalité supérieure), oriente et peuple ses pensées et désirs (imaginaire), le rend plus confiant et détermine ses actes (efficacité), enfin le fait participer à l'Etre (communion dans l'émotion). Il s'ensuit qu'un entretien se produisant dans un milieu où les quatre paramètres sont plus ou moins forts les uns par rapport aux autres, l'altération dominante sera celle qui est " aspirée " par le paramètre dominant ou bien celle qui " redéploie " le paramètre le moins actif par compensation. Cela explique la forme enviable obtenue : l'altération confirme ou complète les besoins d'un milieu et en ce sens, elle révèle a posteriori ce dont les hommes d'un temps avaient besoin en plus ou en moins.

LES huit altérations se rangent deux à deux à proximité des quatre paramètres : avec le paramètre rationnel, on trouvera le " vide " (cette sorte de sur-raison) et " retournement " (réflexivité de toute réflexion) ; avec le paramètre imaginaire, on aura " balayage " (arborescence des intérêts) et " vectorisations " (finalités multiples) ; avec le paramètre émotif, on verra " densité " (puissance accumulée) et " potentialités " (germes nouveaux) ; avec le paramètre performatif (efficacité), on notera efficience (la parole devient réalité) et sémantisme (le sens l'emporte sur le signifiant). Ces couples nous rappellent l'existence de deux horizons qui, à chaque entretien, sont donc mobilisés.

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" Le seul interlocuteur que nous pouvons avoir sera quelque dieu " - de cette proposition nous avons pu tirer les traits d'action du dieu, considérer ce que nous pouvons lui dire, obtenir pour nous même des attitudes de vie et de pensée mais comment expliquer que cet entretien soit profitable et comble nos cœurs ? Est-il même si courant ? Car nous assistons plus à des monologues (des demandes sous forme de suppliques et de prières) qu'à l'établissement d'un tel dialogue, à moins que, moins naïf, nous disions qu'une prière qui exprime des désirs obtient une réponse silencieuse, celle du dieu écoutant ou non, aidant ou non, obligé ou non. Car, au cours de la prière, il y a des " glissements " dans la pensée qui peuvent être l'indice qu'une réponse s'est faite qui a modifié la parole. Une réponse divine non dite mais suggérée, en somme. C'est en ce sens qu'une prière agit sur l'orant et sur le monde où, à une série d'éléments réels que l'orant voudrait modifier, répond une autre série de faits, série présente mais non vue (laissée dans l'inattention phénoménologique) et que le dieu signale comme subséquente et subsidiaire. Le miracle est moins une rupture dans les lois physiques qu'une organisation cachée et dévoilée des faits : c'est une forme de découverte. Une jeune bergère voit la Vierge et discute avec elle et ce paysage naturel (des pentes herbues, une grotte, une source) qu'elle connaît tant, devient la matrice de futures guérisons. La parole divine est une prière en vue des humains, ce n'est pas la jeune fille qui a demandé. Cela prouve que la prière est dans les deux sens, et qui aboutit à une autre organisation des faits. Ici, la bergère montre ce qu'elle connaît comme moyen d'incarner la demande divine, le découvre à l'attention divine.

S'il y a donc satisfaction, bonheur né de l'entretien, c'est lorsqu'il y a découverte, éveil, apparition, certainement parce qu'il y va d'une loi de notre espèce de penser le monde intelligible et libre de possibilités. Mais souvent, l'expérience signale le " désert ", l'absence de réponse, l'attente inutile, parce que l'entretien n'aboutit pas. Le dieu doit parler, on ne l'entend pas ; l'orant lui parle, il n'est pas entendu. Quel chercheur trouve aussitôt, combien de chercheurs n'ont rien trouvé ? C'est un vouloir-chercher qui est alors la réponse : il est resté l'envie de chercher, de prier, de vouloir un entretien, et tant qu'elle demeure, il faut la considérer comme une réponse. C'est peu et beaucoup, en somme.

 

 


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