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A PROPOS DU MYTHE D’EROS » |
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Dr
Françoise Joffrin
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Préface de l'éditeur
La lecture ici proposée du Banquet (ou Symposion) dePlaton est profondément marquée par le lacanisme mais s'ouvre aussi à une comparaison avec la pensée orientale taoïste. Tout dérive de la notion essentielle du "désir" et de la conception que nous en avons. Pour l'auteur, le mythe grec raconté au début du Banquet place "Eros" dans une filiation très symptomatique : fils de Poros (le cheminement) et de Pénia (la pauvreté), ce qui revient à dire qu'au coeur même du désir (Eros) se situe le manque (la privation ou stêrêsis dont Aristote se servira pour désigner la nécessité de la double nature des phénomènes "en acte " et "en puissance").
D'abord, sous l'angle de Poros, ce manque a une vertu dynamique, il est un cheminement comme la reconnaissance d'un besoin. A partir de là, Platon fait dire à Diotime qui a initié Socrate à la nature de l'Amour, que désirer le beau amène à s'aventurer vers des sphères de plus en plus élevées où la beauté corporelle compte moins que la beauté des idées ; il faut se servir de cette excellente disposition à aimer le beau même matériel pour faire découvrir à l'amant cet appel intérieur vers l'Idéal. Mouvement tourbillonnaire ascendant, dynamique vers l'infini : bientôt, dans le Phèdre, il sera dit que celui qui aime est supérieur à celui qui est aimé, parce qu'il est habité par ce mouvement, plus tard Botticelli, sous influence de Marsile Ficin (cf. Erwin Panofsky, La Renaissance et ses avant-courriers dans l'Art d'Occident, Paris, 1976, p. 190-197), dans le fameux tableau du "Printemps" fera lever un doigt vers le ciel à Hermès entouré de femmes si belles, et certaines déjà enceintes, pour indiquer la transcendance de l'amour et les appels qu'il engendre : Hermès le dieu voyageur comme Poros le dieu du cheminement. Au fur et à mesure que le chemin se fait, le manque crée un espace.
Secondement, il faut analyser du côté de Pénia, ce "vide" qui se manifeste dans le désir (Eros). Qu'on le nomme privation, manque et l'on croira qu'il est négatif, l'envers du réel. Intervient alors la remarque de Fr. Joffrin : la tradition orientale ne juge pas du vide de cette façon, le taoisme en fait une nécessité et une énergie. Qui dira du silence ou du bruit ce qui est primordial à l'un et à l'autre ? Nous aimons, quant à nous, citer cette formule de M. Heidegger :" Pour pouvoir se taire l'être-là doit avoir quelque chose à dire, ce qui signifie qu'il doit disposer d'une révélation authentique et étendue de lui-même" (L'Etre et le Temps, Paris, 1964, §165, p. 203). Comment façonner le vase sans avoir besoin du vide qui se dote d'une existence dans ce cas ? On dira, à titre de suggestion, que l'Inde a tant investi cette notion ("shunya" : vide) qu'il est établi que cela lui a permis de fonder le "zéro" : les mathématiciens indiens l'inventent dans un contexte civilisationnel idoine ; ce qui n'a pas lieu en Grèce. Il y a donc à penser que loin de se définir par le négatif, le vide est cette disposition interne comme le dit le Docteur Fr. Joffrin qui cache une ouverture, le déploiement d'un espace structurant la personne. Il s'agit moins de cesser de désirer que d'amener le désir à révéler cet espace vide qui capture les formes du monde (taoisme : les volutes de la nature, fleuves et montagnes) ou les signifiants imaginaires et symboliques.
Cependant, puisque le sujet est ainsi posé, demandons-nous si cette définition du désir est suffisante : peut-on citer G. Deleuze sans fâcher l'auteur ? Nous le croyons .G. Deleuze a ces mots : " Les trois contresens sur le désir sont : le mettre en rapport avec le manque ou la loi ; avec une réalité naturelle ou spontanée ; avec le plaisir, ou même et surtout, avec la fête. Le désir est toujours agencé, machiné, sur un plan d'immanence ou de composition, qui doit lui même être construit en même temps que le désir agence et machine...Ce n'est pas le manque ni la privation qui donne du désir : on ne manque que par rapport à un agencement dont on est exclu, mais on ne désire qu'en fonction d'un agencement où l'on est inclus (fût-ce une association de brigands, ou de révolte). (Dialogues, Paris, 1996, p. 125). Ce sera la fameuse formule déleuzienne : "on ne désire pas un objet mais on désire dans un ensemble". Eros s'éveille quand il place l'objet dans un lieu où il l'imagine et l'organise (agencement et machine) ; le désir est celui de devenir, d'agencer des relations entre les régimes (animaux, floraux, spatiaux, sociaux, techniques, etc.) comme Swann dans l'oeuvre de Proust ne tombe amoureux d'Odette que pour la rapprocher d'un profil d'une peinture de Botticelli et de ses fleurs, les cattleyas.
Le débat ainsi qui s'ouvre entre ces deux façons de parler du désir, entre ce qui est instances et catégories et ce qui est devenirs et événements, ne peut se résoudre, à notre sens, que si l'on revient à la notion de "Chôra" (espace) que Platon tente de définir. Chôra est un des concepts les plus délicats de cette philosophie (cf. Timée). Disons simplement que ce n'est pas l'étendue cartésienne ni la forme que reçoit la matière d'Aristote (materia signata) mais le lieu actif de manifestation de la réalité. Elle tient de l'Etre et du Devenir, du Même et de l'Autre, parce qu'elle est une matrice permettant la diversité, le multiple sans pour autant perdre de son unité idéale (elle reste elle même sans cesser de produire du divers). Platon la pense comme réceptacle, ce dans quoi l'objet mesure sa propre dimension car telle est l'originalité de cette notion : l'objet organise et fonde son propre espace. Comprenons alors que Chôra partage avec Eros d'être défini par une double nature : la nature (un aspect de Chôra) se prête à la malléabilité du désir, elle s'ouvre à ses dispositifs et en accepte les cartes momentanées et incessantes (autant d'espaces construits de désirs), elle ne désigne pas des privations mais des horizons grâce à cette disponibilité que le docteur Fr. Joffrin désigne ici, si bien, comme" un geste de déblaiement des contraires ", un art de "cheminer entre des thèses opposées". . . nous dirions tout simplement des espaces intermédiaires.
:
« A PROPOS DU MYTHE D’EROS »
« Entre manque à être et savoir faire »
Dr Françoise Joffrin
LE MANQUE ET LE VIDE
QUELQUES DEFINITIONS
Nous
proposons de nous pencher sur le mythe d’EROS relaté par Platon dans Le
Banquet, ainsi que sur l’itinéraire érotique enseigné par Diotime à Socrate,
de l’avoir à l’être, vers l’accès a
la connaissance et enfin au beau, itinéraire
que nous décrirons en filigrane, et qui sera ponctué d’excursions chez des
auteurs de cultures et de disciplines diverses et cependant convergentes.
Quelques définitions baliseront notre lecture, et notamment le terme d’Aporie.
Pour cela, nous devons, avec Vernant, effectuer un retour à l’étymologie :
en effet en Grèce, tout terme a une origine sacrée, véhiculée par un mythe,
et divinisée par un peuple de marins.
EROS est le fils de PENIA et de POROS, selon la filiation que nous indiquons :
Metis | ------ | Zeus | ||||
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Poros | ----- |
--Penia
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Eros |
Métis Prudence, perfidie, intelligence rusée, savoir faire |
Zeus Le père Tout-Puissant |
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Poros Chemin, voie, passage Expédient, ressource |
Penia manque pauvreté |
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Eros l’amour et le désir |
« Fils
de PENIA et de POROS, EROS a hérité de son père d'un esprit alerte, toujours
en éveil, jamais en peine d'expédients (poiroi) pour se procurer, dans l'univers
de dénuement (pénia) où il est plongé, toutes les richesses vers
lesquelles il est attiré, c'est-à-dire : les Formes, le Savoir, la Beauté (Vernant, 1974).
EROS est le Fils de POROS : POROS désigne
le passage, la route, le gué, la voie (et par extension : moyen, expédient,
revenus, ressources financières), dans PONTOS, le flot, la haute mer, l'inconnu
du large, l'espace marin où l'on a perdu les côtes de vue, où ciel et mer se confondent en une masse
obscure, indistincte, sans repère pour s'orienter. POROS a été traduit par
le terme “expédient” dans le GRIMAL mais, comme nous le voyons, il ne désigne
pas que cela. PONTOS, c'est aussi le fond de la mer, le gouffre, lorsque les
vents désordonnés brouillent les POROI, l'étendue marine faisant retour à
son état original de CHAOS, c’est-à-dire d'A-PORON.
EROS est le fils de PENIA, la pauvreté, le manque, le vide, la vacuité...
Sur le plan métaphysique, PENIA signifie la privation de forme, l'absence
de détermination. PLUTARQUE glose ce terme par HYLE : la matière brute (le
réel ? Hylémorphisme = Donner forme à la matière : informer). Lacan (1961-1962),
dans le séminaire inédit “l'IDENTIFICATION” évoque le “Désir humain en tant qu'il est de plus en plus informé.”
Selon certains poèmes mythologiques, l'état de la matière se définit comme
“aporon” et, en ce sens, “ pénia.” C'est sur le même mode privatif que le
chaos est, dans les textes orphiques plus tardifs, envisagé comme une obscurité
qui manque de tout, non stable, non limitée, non déterminée..., confondue
en un sombre brouillard, tel l'abîme innommable de la Bible ; ce réel
chaotique où règne dissociation et confusion, c'est un gouffre qui n'a ni
limite ni fond, ni base, tandis que Nérée, le vieillard des mers, fils de
Pontos et de Gaia, est représenté dans les Hymnes orphiques comme la contrepartie
positive de cette privation : assis au fond de la mer, limite de la terre,
principe de toute chose.
Il convient d’opérer une distinction sur
le plan spatial : le chaos ne peut être confondu avec l'infini. Pour
E. Levinas (1990) : « l'idée de l'infini désigne une hauteur et une noblesse,
une transcendance. » Nous notons, sur le plan épistémologique, qu'à
l'orée de l'organisation et de la genèse de l'espace psychique se profile
toujours métaphoriquement un axe haut-bas, retrouvé chez maints auteurs et
même à l'insu de ceux qui se défendent, avec véhémence, d'user d'une telle
topologie.
Ainsi parmi les ascendants d'EROS, figurent ZEUS qui correspond symboliquement
au Logos et au père, lequel a avalé la divine METIS, à l'intelligence souple
et déliée ; cette dernière est décrite comme “ondoyante” et “bigarrée”
puisqu’elle régit le plus souvent des réalités travaillées par des forces
contraires et qu’elle se doit de rester polymorphe et mobile. Ses parents
sont POROS, et PENIA qui concerne l'aptitude à être dans le manque, à la disponibilité,
à l'accueil.
Le rejeton de cette filiation, EROS, l'amour,
se situe dans l'axe métaphorique de l'intelligence, du savoir-faire et du
logos. Le passage (poros) est le vecteur qui donne du sens à l'informe. Nous
associons PENIA à l'espace infini, l'espace du féminin, analogue au yin
des chinois, l'intériorité, la réceptivité, l'obscurité. Lacan, 1986,
dans “l’Ethique de la psychanalyse ” ou
séminaire VII nous
convie à nous interroger sur la création, l’aspect limité ou non de l’univers ;
il évoque « le vide au centre du réel qui s’appelle la Chose »,
ce vide avec lequel le potier crée le vase, comme le
créateur mythique, « ex nihilo, à partir du trou », métaphore par
laquelle il désigne le premier
signifiant, fondateur de la chaîne signifiante, du langage et de la pensée.
Chez les Grecs le désir est abordé par
le biais du mythe puis conceptualisé par le discours philosophique :
le manque suscite le désir qui engendre l’action, qui n’est pas référée au
non agir, mais située en une circularité qui mène du sensible à l’intelligible :
ressentir, se représenter un but (telos), puis projeter une forme idéale
sur le monde, et intervenir sur celui-ci.
N’y peut-on voir, au sein de l’appareil psychique, les prémisses de
la pulsion chez Freud : zone corporelle érogène à représentation à éffectuation, puis l’articulation de la
pulsion au registre du signifiant (Lacan).
Effectuons un saut de Platon vers notre
contemporain C. Lévi-Strauss, (1958) : pour celui-ci dans la mythologie
américaine le mythe désigne une sorte d'outil logique destiné à opérer une
médiation entre deux termes opposés, comme la vie et la mort, le passage de
la chasse à l'agriculture dans son aspect périodique (cycle du tabac et du
maïs par exemple) : apparaît le personnage appelé le “trickster” le rusé,
celui qui fait des tours, des trucs, en l'occurrence le coyote ou le corbeau
qui va permettre la prise de conscience de certaines oppositions, et opérer
leur médiation progressive. Plus proche de nous dans la clinique, Winnicott
(1971) ne nous parle-t-il pas de l'espace transitionnel requis pour l'évolution
de l'enfant, situé entre la réalité psychique et le monde extérieur, espace
de l'entre-deux, entre séparation et attachement, le pouce et l'ours en peluche…,
espace d'échange, de parole et de jeu.
Poursuivons l’évolution d’Eros qui se mue
en Philia, l'amitié : on retrouve l'itinéraire érotique enseigné par une femme,
DIOTIME, à SOCRATE, selon les voies du désir et de ses risques, de l'avoir
à l'être, vers la contemplation, le beau, selon des comportements amoureux
différents. Il s'agit dans ce cas, selon Diotime, d'aller vers la connaissance,
de s'impliquer pour les deux interlocuteurs et de parler selon la vérité,
tout en délaissant l'espace du mythe et de la métaphore pour celui de la réalité
psychique où corps et parole sont liés, chez un sujet sexué.
Voici maintenant la définition de l'APORIE,
tirée du Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction
d'Alain REY, (1998)
Comment dépasser les contraires, sortir de l'aporie, du paradoxe, de situations
extrêmes de crise, symptômes à l'appui : les nombreuses démarches purement
verbales permettent de travailler au moyen des outils du langage, notamment
le principe d'opposition et celui de commutation (substitution) s'adressant
aux divers signifiants et concepts exprimés par le sujet, dans le transfert
bien sûr. « L’analyse serait-elle ce lieu propre à recevoir le vide ? »
Fédida (1977)… « Ne serait-elle
autre chose que la constitution du vide en espace intérieur…, dimension
qui décide du rapport de la parole à ce qui s’y entend, dès lors que le silence
retrouve le pouvoir d’être le lieu du dit, précisément là où la parole se
meut de son propre non-dit. » Les voies du silence peuvent compléter
ces démarches chez certains sujets : silence en soi, travail corporel,
concentration, méditation sur les objets internes et externes et sur l'infini...
BIBLIOGRAPHIE
1-
DETIENNE & VERNANT – « Les Ruses de l’Intelligence – La Mètis
des Grecs ». Champs Flammarion 1974.
2-
DROIT Roger-Pol – « Le Culte du Néant – Les Philosophes et le
Bouddha ». Seuil, 1997.
3-
JULLIEN.F_ «Traité de l’efficacité ».Grasset,1996
4-
FEDIDA P. – « Corps Du Vide et Espace de Séance ». Delarge
J. P. 1977.
5-
LACAN J. – « L’Ethique
de la Psychanalyse », 1959-1960. Seuil 1986.
6-
LACAN. J. – « L’Iidentification » , Inédit 1961-1962.
7-
LAO TSEU
– « TAO TE KING » - Dervy Livres, 1951.
8-
LEVINAS. E. – « Totalité et Infini ». LGP 1990.
9-
REY Alain – Le Dictionnaire historique
de la langue française, Le Robert, 1998.
10-
WINNICOTT D.W. « Jeu et Réalité, l’Espace potentiel ». Gallimard
1971.
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