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"Le résiduel et le relictuel pour appréhender l'Histoire en Inde" (prasâda - saut d'un plan à l'autre /shesha - réduction et périodicité - )

Journée de l'Association de Recherche sur l'Inde (Université d'Aix, samedi 15 mai 2004)
Guy Vincent

 

Résumé :

Le résiduel et le relictuel pour appréhender l'Histoire en Inde Deux termes en sanscrit se partagent la notion de " reste " : prasâda et shesha. Le premier renvoie à un changement de nature (saut qualitatif), le second à une réduction à de l'infini. Des épisodes du Mahâbhârata sont révélateurs de cette conception : l'épopée étant sise entre mythe et histoire, rites et récit d'exploits, entre temps cosmique et temps humain. Ces deux aspects du " reste " ne s'excluent pas mais aboutissent à construire la singularité d'un événement selon une méthode différente de celle de l'historien occidental. Cela ne peut donc signifier que l'Inde n'a pas de conception historienne. Le " reste " désigne un processus de séparation et de construction très particulier qui hante la culture indienne ; les faits sont " rabattus " sur ce plan, et non sur un plan spatio-temporel. Il faut seulement différencier le " reste " du " résultat " : en somme deux logiques de l'événement.

Préliminaires :

Le mot "résidu" peut paraître prosaïque ; il n'en est rien. En effet, cette notion a une vraie richesse conceptuelle dont on peut donner déjà cet aperçu : a) en chimie, le reliquat (d'une distillation, d'un processus, d'une distribution) b) en mathématiques, deux nombres divisés par le même diviseur ont même reste (notion de modulo et de congruence) : cette opération rendant apte à dégager quelque périodicité (par exemple, le même reste pour des nombres divisés par le même diviseur indique dans un calendrier tous les lundis de l'année) c) en épistémologie, la différence entre théorie et expérience (résistance à la théorie, reste ne s'intégrant pas à une interprétation) d) en théologie, l'impensable, le quid obscurum, ce qui ne peut se dire ou se penser et qui est de l'ordre du divin e) en psychologie, l'imaginaire du déchet (cendre, moisissure, fientes...) et de la trace inconsciente f) en histoire, la relique, la trace, la pure singularité g) en physique, l'approximation ou l'incertitude. En soi, le résidu apparaît grâce à un intérêt pour tout " calcul à la marge ", et oblige à considérer le processus qui l'a généré.

C'est une notion importante qui s'applique au témoignage épigraphique, à la source littéraire, à l'habitus, au fait archéologique, à l'inconciliable différence entre les faits innombrables et la collecte limitée de l'historien, à la pensée de l'ultime, aux traces d'une culture, et aux stratégies de conservation, comme à d'autres domaines.

Ainsi, nous avons eu, ces derniers temps, beaucoup à travailler sur une rivière disparue - la Sarasvatî - dont le cours s'est enfoncé dans les sables mais le MBh a gardé le souvenir de lieux de pèlerinage sur ses bords : autant de restes difficiles à identifier mais qui ont hanté l'imaginaire indien avant de déterminer sans doute notre intérêt pour le résiduel et le relictuel ! La rivière forme comme une bande sur laquelle on marquerait des points qui sont autant de points de fuite vers d'autres horizons, autant de mises en profondeurs ou en changements de plans.

Problématique :

Nous allons nous servir de la notion de " résidu " pour saisir ce qui pourrait être un " inconscient " de la tradition indienne. Il est souvent constaté que l'Inde a ignoré le genre historique, justement parce que les processus de pensée qu'elle utilise n'aboutissent pas à fabriquer ce qui pour nous est évident : le caractère exceptionnel d'un fait, ce qui transforme ce fait banal en un événement unique. Plusieurs causes ont pu être avancées. Pour ne prendre qu'un auteur, citons le sociologue J. Monnerot, et son livre datant de 1969, Les Lois du tragique, (PUF) : cet ouvrage établit une comparaison entre le genre historique et le genre tragique qui naissent tous deux en même temps en Grèce au VIème s. av J.-C. ; il en tire l'idée que cette naissance simultanée n'est pas gratuite mais correspond à une relation très forte entre ces deux genres. En effet, dans les deux cas, il faut supposer que l'acte humain est le fruit d'un auteur unique et que cet acte a une valeur positive (il peut changer le monde).

Prenons un exemple simple : la bataille de Waterloo est en soi un événement parce que nous pensons qu'elle est due à des protagonistes qui sont uniques et parce que cette bataille ne se reproduira plus. Mais si l'on admet, comme en Inde, que toute personne est un agrégat de tendances antérieures, une formation transitoire, selon la théorie du " karma ", les acteurs de Waterloo perdent en unicité, comme leur acte devient une fuyante conjonction de faits sans importance. Cela serait toute la différence qui existe entre l'Inde et la Grèce, l'impossibilité de donner à un acte son caractère unique, irrévocable, engendrant des conséquences irréparables qui fondent en soi la tragédie. J. Monnerot conclut ainsi : " le monde est devenir, activité incessante. L'Occident accepte le devenir, alors que le problème premier de la spéculation indienne paraît être de l'exorciser... L'Occident tente de tirer parti de ce caractère inéluctable des choses alors que du côté indien il s'agit de trouver le moyen de s'en arracher " (p.68).

L'idée que la civilisation indienne a négligé le genre historique a souvent été mise en évidence (il faudrait savoir quel est le premier penseur à énoncer cette opinion) et on la retrouve encore formulée. Citons par exemple M. Biardeau dans son introduction à la traduction de Peterfalvi (Le Mahâbhârata. Paris, 1985, p.18) : " l'absence d'histoire ce peut être la conscience qu'ont les Indiens d'une immobilité du temps...Ils se pensent sous le signe de la permanence " ; citons encore le philosophe Rada Ivekovic (in Les Cahiers de la philosophie, n°14, 1992, " Dynamisme ou staticité dans la pensée indienne ", p.215-225) : " en pensée indienne, l'histoire n'est pas thématisée, ce qui veut dire que l'historicité n'est pas capitalisée " même si " la pensée cherche à y penser le mouvement " ; en fait en Occident la pensée qui est toujours un mouvement progressif se projette sur la réalité là où l'Inde cherche à surmonter l'opposition sujet/objet, pensée/ temps, à réduire la séparation entre monde de la pensée et monde de la réalité.

En est-il vraiment ainsi ? Les remarques précédentes ont le mérite de nous interroger sur les processus qui transforment un fait en un événement. Nous ne parlons pas seulement de l'Histoire dite événementielle mais des outils conceptuels dont se servent les historiens : crise, tournant, évolutions lentes et épiphénomènes, passage, modification, apparition, décennies, fin de cycle, reconversion, etc. Leur " traque " (historia signifie " enquête ") est à la fois de repérer des changements et de les rapporter à un plan spatio-temporel. Mais, à chaque fois, quand ils construisent un dispositif pour délimiter un devenir, quel qu'il soit, ils sont convaincus que tout n'est pas identique, que le meilleur dispositif est celui qui engrange de la nouveauté, voire de la singularité.

On peut reprendre à ce sujet la réflexion du logicien Gilles Granget décrivant l'Histoire comme " une clinique sans pratique " au sens où l'historien cherche à atteindre l'individuel (un événement et non une classe d'événements) comme le médecin ne soigne dans sa clinique qu'un malade à la fois (son cas est unique), sans pour cela que l'historien puisse reproduire l'événement ni le manipuler réellement : il est exclu de la pratique. Dès lors l'historien ne propose pas de lois générales, mais cherche à " restaurer la présence " des faits, à les restituer dans leur intégrité. (Granger, Pensée formelle et sciences de l'homme,1960). Il est vrai que cette discipline ajoute à cette préoccupation de restitution le souci d'explications, intégrant les faits dans des réseaux de causes, dans des modèles et des systèmes. Mais ce processus façonne le fait en l'intégrant dans un corps où il fait sens. Cela accroît encore son caractère unique. Ces quelques remarques montrent à l'évidence le caractère spéculatif de l'Histoire, ce qui en soi aurait dû plaire aux penseurs indiens si prompts en spéculations. Et on ne peut pas penser que les penseurs indiens ont été indifférents au devenir (le mot même d'univers est en sanscrit "jagat ", c-à-d " ce qui se meut ") ou même au rôle de l'acte (la théorie du " karma " prouverait le contraire : rien n'y est plus angoissant que les conséquences d'un acte). Mais l'on ne constate pas ce besoin de projeter les faits repérés sur un plan spatio-temporel : de les dater et de les situer. Les outils conceptuels pour saisir des singularités sont-ils absents ? Cela dénoterait d'un manque d'observation et d'un refus de fabrication intellectuelle.

Nous proposons cette autre solution : quelque chose d'autre a retenu l'attention, qui est le " résidu " en tant que plan aussi naturel que pour nous le plan spatio-temporel. On ne notera pas la date et le lieu mais le type de résidu, qu'il soit déjà prasâda ou shesha. Relique ou reste.

Vocabulaire :

On rencontre en effet deux termes en sanscrit pour désigner le " résidu " : prasâda et shesha.

Prasâda a d'abord pour sens abstrait : " brillance, pureté, calme, faveur, don gratuit " ; il prend des valeurs plus concrètes : " décoction, résidu, nourriture présentée à une divinité, restes de nourriture (laissée par le guru, consommable par tous), bien-être ". La notion de " résidu " y est donc dérivée. Mais ce mot actuellement est souvent utilisé dans le cadre de dons de nourriture dans un but humanitaire. C'est sa valeur de " résidu " qui l'emporte donc.

Shesha, de son côté, signifie immédiatement " reste " (surplus, rescapé), sur quoi se greffent ces autres sens : " la partie à suppléer d'un texte allusif, la fin ou conclusion, l'appendice, l'accident, le serpent Shesha (emblème d'éternité), l'un des éléphants mythiques qui supportent la terre, les restes de fleurs ou d'offrandes pour une divinité ". De plus, certains composés renforcent le sens de shesha : " sheshakâla " a pour sens " la mort " (le temps du reste), " sheshakâritâ ", " l'inachevé ", sheshajâti " " la réduction itérative de fractions avec des résidus décroissants ".

Autant " prasâda " dénote un changement d'aspect, autant " shesha " renvoie à une réduction à une dose infinitésimale. Cela traduit des processus différents : le premier aboutissant à une transformation de nature (la clarté produite détermine un sentiment de calme ; la décoction ou l'offrande laissent des restes prisés), le second déterminant des réductions ad ultimum, des diminutions ou décroissances infinies. Prasâda signifie une modification qualitative, shesha est le " presque " , " le pas tout à fait ", un rien qui n'en finit plus de se rétrécir, un transfini. Dans le premier cas, il y a donc une sorte de discontinuité, dans le second on note une continuité conservée. Mais ces deux sens ne sont pas opposables. Ils disent que les faits sont lisibles sur ces deux plans seulement : à la fois ils changent de nature, se distillent (décoction) ou se dotent de la valeur de celui à qui ils ont été offerts (ils se sacralisent), et ils se rétractent, sans jamais disparaître, mais perdent de leur importance régulièrement pour devenir sans doute plus intenses, pour atteindre soit une universalité irréductible, soit une singularité (une différence ultime). Les deux opérations ou processus altèrent les faits en même temps.

On le voit dans le cas du serpent cosmique Shesha qui soutient Vishnu endormi du temps que la marche de l'univers reprenne : de cet état minimal sacré doit sortir un univers plus profane, de ce plan infinitésimal doit surgir un cosmos où un plan divin se manifestera. Les deux notions sont bien fortement imbriquées. Sont-elles pour autant conscientes dans la pensée?

Emplois :

Avant de continuer l'analyse, prenons la peine de voir comment la notion de " résidu-reste " se manifeste dans certains emplois, en considérant quelques récits, d'abord ce premier texte de 27 strophes, le plus surprenant. Il s'agit d'un hymne tiré de l'Atharva Veda (II-7) intitulé " Les reliefs du repas sacrificiel " dans la traduction de V. Henry, que reprend J. Varenne dans son anthologie Le Veda, Paris, 1984, p.258. On peut aussi consulter Maurice Bloomfield in Sacred Books of the East, volume 42 [1897]. En voici un aperçu.

Le relief (ucchishta) correspond donc aux restes du repas sacrificiel.

" Dans le relief de nourriture résident l'essence et la forme,
dans le relief réside la place du sacrifice,
dans le relief Indra et Agni et l'univers entier sont contenus.
dans le relief le Ciel et la Terre et tous les êtres sont contenus ;...

dans le relief celui qui est et celui qui n'est pas
dans le relief les deux parties du monde résident, la gauche et la droite.
(" ce qui est restreint et ce qui est libre " - trad. Bloomfield)...

Le vers, la mélodie, la formule est dans le relief,
Et tous les sacrifices...

Père du père, le Relief, Petit-fils et aïeul de la vie,
C'est lui qui règne souverainement sur l'univers...

L'ordre divin, la vérité, l'ardeur, la royauté, l'effort, et la loi, et l'œuvre pie,
Ce qui fut et ce qui sera sont dans le relief
L'héroïsme, la prospérité, la force en lui qui est la forme...

Les demi-mois et les mois
Les couples de saisons et les saisons
Sont dans le relief et les Eaux retentissantes
Et le tonnerre qui est la grande Parole...

Les graviers, les grains de sable, les pierres
Les végétaux, les plantes, les brins d'herbe,
Les nuages, les éclairs, la pluie,
Résident tous en masse dans le relief. ..

Le succès, l'acquisition, le gain
La conquête, la grandeur, la prospérité
La profusion des biens et l'abondance dans le relief
Sont consignés, déposés et résident...

Et ce qui respire par l'haleine
Et ce qui regarde par les yeux
Tous ils sont issus du relief,
Au ciel, les Dieux qui résident au ciel...

L'inspiration et l'expiration, la vue et l'ouie,
Et l'immortalité et la mortalité
Tous ils sont issus du Relief
Au ciel, les Dieux qui résident au ciel...

Les délices, les joies, les jubilations,
Et les jubilations de la jubilation
Tous ils sont issus du Relief
Au ciel, les Dieux qui résident au ciel "

On ne peut manquer d'être surpris de voir donner tant d'importance aux restes du sacrifice alors que l'attention d'ordinaire se porte plutôt sur l'Offrande, le véhicule de l'Offrande, ou le rituel répartissant les rôles entre le Sacrifiant, ses acolytes et l'Oblateur. Le terme disant " relief " est ucshishta où l'on retrouve la racine shish et l'abstrait shesha.

On trouvera dans la Bhagavat gîtâ, au livre III, verset 13, cette recommandation
" les gens de bien qui se nourrissent de reliefs de sacrifice sont libérés de toute faute
mais ceux-là sont des pêcheurs et se nourrissent de péché qui cuisent la nourriture pour eux mêmes "
(yajnashistâshinah santo mucyante sarvakilbisaih
bhunjate te tv agham pâpâ ye pacanty âtmakaranât).
Yajnashistâshinah : " les reliefs du sacrifice " : shistâshin " restes de nourriture ".

Mais le verset suivant ajoute que "dans la nourriture les êtres ont leur origine, la nourriture dans la pluie et la pluie dans le sacrifice. Il n'est pas de sacrifice sans actes rituels " (III ,14).

Le verset 13 et le verset 14 forment donc une double formulation que l'on peut ainsi résumer : les reliefs suffisent à acquérir des mérites, le sacrifice et les actes rituels sont le vrai moyen de les acquérir. Extension du pouvoir du sacrifice aux restes ou hésitation, voire séparation? S'il y a hésitation, cela voudrait dire que le sacrifice est une opération qui renforce la vie (du sacrifice naît la pluie, de la pluie la nourriture, etc.) tandis que les bienfaits spirituels (être libéré de ses péchés) sont dus aux restes. On quitte le plan du réel pour un plan plus spirituel ; or nous avons vu que le terme de " shesha " qui indique une réduction à l'ultime pour une intensification marche de pair avec " prasâda " en tant que saut qualitatif (prasâda semble présent avec le verbe " cuire " : changement de statut de la nourriture ; les reliefs du sacrifice sont cuits). Les deux notions - reste et résidu - sont co-présentes, elles semblent s'écarter des valeurs du sacrifice.

De toute façon, porter attention aux reliefs ne paraît pas immédiat. Les Lois de Manu ne laissent pas transparaître la moindre valorisation des " reliefs " (livre II, 55-56) " le brâhmane doit vénérer la nourriture qu'il prend...qu'il se garde de donner ses restes à personne " ; on y insiste dans un autre passage sur la nécessité de ne pas laisser de restes entre ses dents. Dans l'épisode de Nala et Damayantî (Mahâbhârata, III, 62), l'héroïne Damayantî devenue servante demande à ne pas avoir à manger de restes. Ils sont cause d'impuretés.

On se trouve donc devant ce fait : le résidu est un risque, même s'il provient de la nourriture d'un brâhmane (" qu'il se garde de donner des restes à personne " : sa nourriture peut nuire) et s'il provient d'un sacrifice, il faut manger les restes du sacrifice avec le même respect que toute nourriture : non pas " pour soi-même " (âtmakaranât) car l'on risque de devenir pécheur et impur). Le " reste " est connoté avec l'impur.

Quand l'hymne de l'Atharva Veda (strophe 2) déclare que " dans le relief le Ciel et la Terre et tous les êtres sont contenus... ", l'amplification qui s'y découvre indique un processus caché : le reste a une vie indépendante, parallèle, aimerait-on dire. Il se développe en soi, là où le sacré est visible et orienté : le sacrifice a un but et un destinataire, la nourriture du brahmane est prédestinée mais le reste est exempt de toute finalité, quelque peu incontrôlable, non-déterminée. D'où le danger qu'il représente.

Dans le même ordre d'idées, on lit dans le Mahâbhârata (livre I-30) que si les serpents ont la langue fourchue, c'est pour avoir léché l'herbe où reposait le soma, la liqueur sacrificielle. Garuda, l'oiseau mythique, apporte la liqueur sacrificielle à sa mère pour la libérer de l'esclavage qu'exercent les serpents sur elle :

" 15 "J'ai apporté la liqueur, et je vais la déposer sur votre herbe. Baignez-vous, préparez-vous à la cérémonie, et buvez, serpents !
16. Que, dès maintenant, ma mère soit libre, afin que la promesse que vous m'avez faite s'accomplisse".
17. Les serpents dirent : "Qu'il en soit ainsi !" et partirent se baigner. Aussitôt, Indra s'empara de la liqueur et regagna son ciel.
18. Alors les serpents revinrent pour boire la liqueur, heureux, purifiés, leurs prières récitées et leur cérémonie prête.
19. Ils virent qu'elle avait disparu, et comprirent qu'ils avaient été trompés à leur tour. "C'est là qu'était la liqueur !" dirent-ils, et ils léchèrent l'herbe.
20. Voilà pourquoi leur langue est fourchue. Et, par le contact de la liqueur, l'herbe sacrificielle est source de purification. "

Ce passage est révélateur des pouvoirs d'un résidu de sacrifice (même si le terme n'y est pas employé) ; un simple contact suffit à diviser la langue des serpents. On nous dit que le reste a des effets incontrôlables, il continue une division commencée (il s'agit vraiment d'une division) : le soma est l'objet convoité, il est le diviseur entre ceux qui sont autorisés à le boire) et les autres ; Indra en s'en emparant, obtient un résultat (sa divinité en est renforcée) mais il existe un reste (un emplacement sur de l'herbe) qui opère la suite de la division (les serpents avec leur langue fourchue diffèrent des autres êtres vivants) ; ce récit est comme une métaphore de ce que nous appelons calcul après la virgule (on change de plan ; c'est le plan des décimales).
Le caractère actif du " reste " commence à mieux se manifester.

Extension :

Il s'avère que de nombreuses histoires mettent en évidence l'importance du " reste ", preuve supplémentaire d'une notion agissante de façon toute latente, indépendamment même de l'emploi des termes shesha et prasâda. Citons ces deux histoires parallèles tirées du Mahâbhârata et souvent reprises, celle de Shibi et celle de Dadhîca :

a) Shibi : (Mahâbhârata, III, 130-131) le roi Shibi accueille une colombe poursuivie par un faucon sur ses genoux ; le faucon lui réclame sa proie au nom de la loi de nature ; Shibi, de son côté, préférant respecter les lois de l'hospitalité, donne au faucon sa propre chair en échange de la colombe mais le poids de sa chair ne pèse jamais assez pour correspondre au poids de la colombe. Il se donne en entier en se jetant dans le feu, mais à ce moment le faucon révèle leur vraie identité : la colombe est le dieu Agni, et lui, le faucon est le dieu Indra ; ils sont venus tester sa vertu. Entre son poids de chair et le poids de la colombe, il y a toujours un reste, une différence que l'on ne peut que réduire sans jamais la faire disparaître.
Le " reste " se livre ainsi dans des opérations où le résultat échappe à l'ordonnateur du sacrifice, il oblige à reprendre une action rituelle pourtant parfaitement menée, il nécessite de renouveler l'acte pie.

b) Dadhîca (Mbh III-98-108) :C'est un ermite qui donnera aux dieux ses os pour que les dieux puissent en faire une arme contre les démons. En voici la raison :
" À l'Age d'or, il y avait une troupe de démons terribles, ivres de batailles, implacables, que l'on appelait les Kâleya.
4. Sous la protection de Vritra, brandissant toutes sortes d'armes, ils poursuivaient de toutes parts les dieux et leur chef, le grand Indra.
5. Les dieux, alors, firent tout ce qu'ils pouvaient pour tuer Vritra. Puramdara (Indra) en tête, ils se rendirent auprès de Brahmâ.
6. Brahmâ répondit à leur salut : (Brahmâ dit :) Ô dieux, je sais tout ce que vous désirez entreprendre.
7. Je vais vous dire le moyen par lequel vous tuerez Vritra. Il y a un très sage brâhmane du nom de Dadhîca.
8. Allez le voir tous ensemble et demandez-lui une faveur. Cet homme vertueux vous donnera d'un cœur content. 9. Si vous voulez la victoire, vous devrez lui demander d'une seule voix : "Donne tes os, pour le bien des trois mondes." Il quittera son corps et vous donnera ses os.
10. Avec ceux-ci, vous fabriquerez un foudre massif à six côtés, terrifiant, aiguisé, prompt à tuer les ennemis dans un bruit assourdissant.
11 Avec ce foudre, Shatakratu (Indra) tuera Vritra. "

Les dieux se rendent chez Dadhîci.

17. " Ils arrivèrent donc à ce ravissant ermitage de Dadhîca, où tout était splendide.
18. Là, ils virent Dadhîca, brillant comme le soleil, illuminé par sa beauté comme le Grand Ancêtre (Brahmâ) par sa majesté.
19. S'inclinant et se prosternant à ses pieds, les dieux, tous ensemble, lui demandèrent la faveur que leur avait conseillée Brahmâ.
20. Alors Dadh8ca, très satisfait, Répondit à ces dieux excellents : "Je vais faire ce qui est utile pour vous "Et quitter maintenant mon corps, ô dieux."
21. À ces mots, le meilleur des hommes Obéissant, quitta soudain la vie. Les dieux, alors, comme prescrit, Rassemblèrent les os du mort.
22. Les dieux, la mine réjouie, se rendirent chez Tvastri (l'artisan des dieux) Et lui dirent comment parvenir à la victoire. Alors Tvastri, après leurs explications, La mine réjouie, se mit à l'œuvre.
23. Il fit un foudre, violent et terrifiant, Puis, satisfait de son travail, dit à Shakra (Indra) : "Avec ce foudre merveilleux, ô dieu, "Réduis en cendres l'horrible ennemi des dieux."

Le dieu Indra n'aura aucun mal à vaincre le démon Vritra " qui obstrue le ciel et la terre ", mais les démons qui l'accompagnent se réfugient sous l'Océan et décident de tuer tous les brahmanes. Agastya, un ermite très ancien, avale l'Océan et débusque ainsi les démons qui s'enfuient ou sont tués. L'histoire secrète sa suite par un jeu de conséquences dont nous devons tenir compte.

Mais observons déjà ces faits :
1) Le " reste " - les os de Dadhica - devient un instrument de salut pour les dieux mêmes. Les os qui sont le reste du corps deviennent une arme divine. Il y a eu un changement de plan : les restes d'un corps devenus arme salvatrice. On notera que le cadre n'est plus celui du sacrifice mais celui d'une guerre mythique. Le résultat est la victoire partielle des dieux sur le démon Vritra et ses acolytes ;
2) mais le reste génère un autre reste : tous les démons ne sont pas morts, ceux qui survivent se sont cachés sous l'Océan et décident de se venger : puisque les os d'un brahmane les ont mis à mal, ils envisagent de tuer tous les brahmanes. Le " reste " n°1 (les os de Dadhîca) fait surgir un autre " reste " n°2 (les démons survivants cachés sous l'Océan). Puis l'histoire continue selon le même principe : c'est à partir du " reste " que naît l'action. Tous les brahmanes vont mourir ou sont en train de mourir sauf un seul, Agastya, appelé aussi Brahmâ (à l'origine des brâhmanes) : Agastya (reste n°3). Agastya boit l'Océan pour que les dieux y débusquent les démons et les démons périssent ou s'enfuient mais sans eau, on ne peut pas célébrer les rites funéraires ; il reste au fond de l'Océan (reste n°4) un cheval (cet animal est souvent lié à l'Océan - cf . les chevaux de Poséidon) ; un jeune héros Amshumant s'en approche et l'ascète Kapila qui accompagne ce cheval lui offre de faire descendre le Gange, rivière céleste " au triple cours " dont une partie (reste n° 5) ira sur terre et remplira l'Océan. Le reste est devenu une partie (le Gange coule aussi dans le ciel et dans l'espace intermédiaire).

Cet épisode est emblématique de la fonction du "reste-résidu" : un processus se met en place, générant une suite de restes dont beaucoup désignent des changements de plan (le dernier étant le plus net : le Gange, rivière céleste, devient rivière terrestre).

*********

Analyse :

Ainsi, tout en nous éloignant progressivement de la sphère du sacrifice, nous pouvons constater que le " reste-résidu " n'est pas dédaigné (ce n'est pas une partie considérée comme négligeable).
Résumons notre analyse :
- il y a deux termes (prasâda et shesha) pour désigner non pas un état mais deux processus : un premier de réduction et un second de transcendance ;
- il y a co-présence des deux processus (le serpent Shesha, reste ultime d'où resurgit le monde, germe de l'identique et de l'altérité) ;
- les deux termes désignent des actions qui échappent au contrôle du rite sacrificiel (cf. la chair de l'excellent sacrificateur Shibi n'égalant jamais le poids de la colombe) ;
- ces deux processus fonctionnent comme des opérateurs de division ou de séparation continuée (cf. le relief d'un sacrifice divise la langue des serpents ; cf. les os de Dadhîca devenant foudre, lequel conduit les démons à se cacher, etc.) ;
- à aucun moment, ils se confondent avec un résultat ou une conséquence ; c'est ce dernier point que nous allons mieux éclairer. En effet, dans chaque histoire, le résultat est obtenu mais il s'accompagne d'un reste d'où naît une autre action : ce n'est pas la conséquence d'une action qui engendre un fait nouveau, c'est ce qui a été laissé sur le bord qui produit la suite.

L'histoire d'une vengeance poursuivie ouvre de nouvelles perspectives à propos du " reste-résidu ". Nous nous servons toujours du contexte épique puisque le mythe y devient histoire humaine et préfigure une représentation de l'Histoire.
Prenons le cas du svayamsvara, ce rite qui permet à une jeune fille de rang princier de choisir son époux. Ce rite est plusieurs fois signalé dans le Mahâbhârata.

Au livre V, 170-193, on a celui d'Ambâ.
Ambâ et ses deux sœurs, Ambikâ et Ambâlikâ (leurs noms signifient les Mères), sont enlevées, le jour où elles pouvaient choisir leur époux, par Bhîshma, guerrier qui a fait vœu de chasteté pour que monte sur le trône son demi?frère auquel il destine ces femmes. Ambâ supplie Bhîshma de la laisser partir : elle aime le roi Shalva. Bhîshma, magnanime, accepte, sans se douter qu'il prépare son malheur, car Ambâ essuie un refus brutal de la part de Shâlva qui considère qu'elle a appartenu à un autre. On s'attendrait à ce que la colère d'Ambâ tombe sur Shalva. En réalité, Ambâ se retourne contre Bhîshma, l'unique responsable à ses yeux : une femme se réalise comme épouse, c'est le seul moyen d'atteindre le ciel où ira son époux après sa mort. Etre à mi-chemin (ni enfant, ni femme), c'est ne pas être ! Dans une vie antérieure, elle a dû commettre une terrible faute pour en arriver là, si bien qu'il lui faut l'expier de façon radicale : accomplir des austérités et obtenir de devenir un homme pour tuer Bhîshma !
Sur une promesse de Shiva, elle se jette dans le feu et meurt. Ambâ ne renaît pas garçon, mais fille. Elle s'appelle Shikhandinî, on l'élève comme un garçon. Shiva avait promis à son père, le roi Drupada, que sa fille deviendrait un fils. On la marie. Shikhandinî, mariée à une princesse qui découvre le leurre et s'en plaint à son père, devient l'enjeu d'une guerre entre son père et son beau?père. Le recours à l'ascèse est sa seule porte de sortie. Shikhandinî s'enfuit dans la forêt pour que la guerre cesse et entreprend de jeûner. Là, elle obtient d'un ogre (yaksha) de pouvoir procéder à l'échange de leurs sexes: Ambâ-Shikhandinî, est enfin Shikhandin, le guerrier apte à tuer Bhîshma. Ce dernier peut choisir cependant l'heure de sa mort.

Ambâ- Shikandinî- Shikandin : trois stades d'existence basés sur un seul et même désir de vengeance. La réincarnation se fonde sur un " reste " : les formes sont transitoires, échangeables, ce qui demeure est un désir de vengeance impérissable. La cause est précisée : un affront ; le résultat est la mort de Bhîshma comme moyen de laver l'affront ; mais il est posé que l'on peut conserver de son existence un sentiment, que toute une existence peut se réduire à un sentiment, que ce sentiment survit et génère une série d'actions tournées vers un même but, si bien que ce " reste " est doté d'une finalité.
Cela n'est peut-être pas sans évoquer un fait humain : on s'aperçoit souvent que les personnes très âgées ne gardent de leur vie qu'un seul souvenir qu'elles vont rabâchant. Quel sera notre souvenir dernier ? Sur quel fait notre cerveau va-t-il s'arrêter ? Et souvent, ce souvenir décrit un fait si marquant et unique qu'il comporte en lui des éléments quasi mythiques. Le fait - geste ou situation - s'amplifie, échappe au temps et à l'espace, renoue avec un état résumant l'Humanité. Là encore, on est devant un travail d'historisation où un fait sort progressivement de l'ensemble des faits uniformes par le biais du reste.
Le fait que le " reste-résidu " soit finalisé, lui accorde une valeur d'autonomie typique de l'événement historique : un sens se dessine, une orientation a cours, une expression de la volonté humaine se manifeste. Dans le sacrifice, le " reste-résidu " était le risque d'un atome libre, il trouve ici son propre sens. On notera que tout l 'épisode se fonde sur le libre-arbitre : Ambâ peut choisir son époux, décide sa vengeance, Bhîshma peut choisir l'heure de sa mort. Une contrainte volontaire est apparue. L'acte humain fabrique une permanence.

Un autre exemple (Mahâbhârata, VII, 117-119) peut être donné. Celui d'un guerrier Bhurishravas. Au cours d'un combat contre Yuyudhana, Bhurishravas a jeté à terre Yuyudhana, l'a menacé de son épée, l'a tiré par les cheveux et l'a frappé du pied à la poitrine (117-53). Arjuna intervient et coupe le bras de Bhurishravas. On nous explique alors à quoi correspondent ces gestes de tirer les cheveux et frapper à la poitrine. L'explication renvoie aux ancêtres de ces deux guerriers.

En 119 on peut lire :
" 3 " Puisque cela te tracasse, ô roi, écoute l'histoire des origines du descendant de Shini (Yuyudhana) et de Bhurishravas.
4. Le fils d'Atri fut Soma, celui de Soma Budha. Budha eut un seul fils, Purûravas, resplendissant comme le grand Indra.
5. Le fils de Purûravas fut Äyus, celui d'Âyus Nahusha. Le fils de Nahusha fut le royal sage Yayâti, égal des dieux. 6. Le fils aîné de Yayâti avec Devayânî fut Yadu. Dans cette lignée, le fils de Yadu fut Devamidha.
7. Son fils, descendant de Yadu, fut connu dans les trois mondes sous le nom de Shûra. Shûra eut pour fils l'illustre Vasudeva, le meilleur des hommes.
8. Dans cette lignée, naquit aussi le roi Shini, incomparable à l'arc, semblable au combat à Kârtavîrya et possédant sa vaillance.
9. À cette époque, la fille du noble Devaka choisissait son époux parmi tous les rois rassemblés.
10. Shini vainquit tous les rois et obtint ainsi la princesse Devakî pour le compte de Vasudeva.
11. Le vaillant et illustre Somadatta ne supporta pas de la voir dans le char de Shini, le fils de Shûra.
12. Il s'en suivit entre ces deux vigoureux guerriers un étonnant combat à mains nues, merveilleux comme celui de ›akra (Indra) et Prahlâda, qui dura une demie journée.
13. Et Shini jeta violemment à terre Somadatta, leva son épée, le saisit par les cheveux et le frappa du pied,
14. Par pitié, sous les yeux de mille rois qui faisaient cercle, il le laissa partir en lui disant: "Vis encore !"
15. Alors Somadatta, ainsi humilié et sous l'empire de la colère, s'acquit les faveurs de Mahâdeva (Shiva), ô roi vénéré.
16. Mahâdeva (Shiva), ce seigneur dispensateur de bienfaits, fut content de lui accorda un vœu. Le roi choisit celui-ci:
17. "Je désire un fils, seigneur, qui puisse tuer le fils de Shini et le frapper du pied au combat sous les yeux de mille rois."
18. Le dieu entendit ce vœu et répondit: "Qu'il en soit ainsi !", puis il disparut, ô roi.
19. Le dieu dispensateur de bienfaits lui donna un fils, Bhurishravas, et ce fils de Somadatta fit bien tomber au combat le fils de Shini (Yuyudhâna)."

Comme dans l'histoire précédente, tout provient d'un svayamsvara, ce rite permettant à une jeune fille de choisir son époux. Comme dans le cas d'Ambâ, un guerrier (Shini) gagne la jeune fille pour le compte d'un autre guerrier, ce qui déclenche l'ire d'un autre guerrier (Somadatta). L'affront est de jeter Somadatta par terre, de le saisir par les cheveux et de le frapper du pied : cette situation se répète une génération après entre les fils de ces deux guerriers mais en s'inversant : celui qui a frappé et tiré par les cheveux est à son tour humilié de la même façon. La répétition inversée forme en soi un socle, celui d'un reste d'animosité non évacuée que des pères transmettent à leurs descendants, non pas en leur narrant les faits, mais par le biais de la réincarnation : " que ce fils puisse tuer le fils de Shini... " !
En ce sens, sans qu'une théorie du " reste-résidu " ne soit énoncée, on remarque que la cause de l'apparition du " reste-résidu " (dont on sait maintenant l'importance et les effets) est avancée : la liberté de décision, le libre-choix. Que ce soit Shibi, Dadhîca, Shesha, Bhîshma, ou Shini, tous ces héros décident librement de faire naître du " reste-résidu " sous son double aspect de transcendance et de relief ultime. Enlever une jeune fille pour le bien d'un autre c'est détourner l'action d'un intérêt personnel, comme sauver une colombe ou donner son squelette pour sauver les dieux. Cette liberté de décision libère l'acte du profit personnel et échappe à toute morale utilitaire (effet de transcendance) comme elle veut laisser une trace qui froisse l'habitude (effet de residuum). Nous assistons sans aucun conteste à la naissance d'un événement : quelque chose d'unique et de voulu se génère. Or qu'est-ce qu'un événement historique - qu'il soit crise, tendance, ou grande date - sinon l'idée qu'il est unique, qu'il se sépare de quelque plan, qu'il correspond à une volonté ou à une direction ? On n'a d'Histoire que si tout n'est pas semblable et que si l'homme peut influer sur le monde.

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Conclusion :

Cependant, s'il faut établir une différence avec la façon gréco-européenne de fabriquer de l'Histoire, il faut dire que ces histoires de reliefs, de résidus et de restes, qui, à notre sens, hantent le monde indien, ne sont pas renvoyés à une datation et à une localisation. On ne rabat pas les faits sur un plan spatio-temporel, ce qui a donné lieu à ce jugement qu'il n'y avait pas de conscience historique en Inde.
Nous disons que Waterloo est une date et un lieu, imaginons-le en tant que " reste-résidu " pour suivre la pensée indienne.
Posons que l'on projette le fait " Waterloo " sur l'axe " reste " (shesha) et sur l'axe " résidu " (prasâda) au lieu de date et lieu. Nous ne regarderons d'abord dans cette bataille que son " reste " : on oubliera son but humain, son résultat militaire, ses conséquences politiques mais on considèrera qu'elle se réduit à un exil (des forces engagées, il ne reste qu'un homme à exiler) ; d'autres batailles ont eu aussi ce reste (Alésia et l'exil de Vercingetorix dans la prison romaine, Azincourt et l'exil de Charles d'Orléans (frère du roi) en Angleterre, le siège de Paris en 1870 (avec la sortie par montgolfière de Gambetta), etc. Sur cet axe on peut donc distinguer des catégories pour une sorte de métrique.
Ensuite on regardera du côté du " résidu " (prasâda) ; cette bataille permet de clôturer un cycle temporel, de commencer la légende napoléonienne, de quitter le plan du réel pour entamer celui de l'imaginaire, de quitter le dénombre des soldats morts pour la patrie pour s'engager dans l'héroïsation des actes et la grandeur des intentions. Ce second axe s'incrémente de ces différents points de repère.
Voilà une double façon de construire la singularité du fait et de le rendre " historique " là où nous avons l'habitude de considérer les causes avoués et cachées, les forces en présence, les résultats et les conséquences proches et lointaines. Il suffit de considérer ce à quoi se réduit un fait, dans ce qu'il partage avec d'autres faits comparables et dans ce qu'il autorise comme dépassements du réel, pour que toute la perspective soit changée.

Le monde indien a -t-il une théorie de l'événement ? C'est du côté du "résidu ", de la " relique ", du "reste " qu'il faut chercher puisque l'Inde fait peu de cas de la conservation et de la reconstitution, ce souci de restauration si présent en Occident. Il n'est pas dit que les notions de " reste-résidu " soient conceptualisées ; il se peut que ce soient des notions actives mais non-dites ; tout dépend des domaines mais à regarder la grammaire, la logique ou la rhétorique, domaines privilégiés de la pensée indienne, on y observe des dispositifs qui construisent le fait à analyser : on y dit alors sa destination, ses fonctions, ses emplois, ses éléments mais le reste y est aussi un dispositif opératoire (de réduction et de changement de plan) : prenons en rhétorique la notion de "dhvani" (résonance) ou celle de " rasa " (saveur) ; les phonèmes, les images rapprochés par l'art de la métaphore, le rythme, la plurivocité du sens n'épuisent pas la valeur émotive et spirituelle d'une expression ; quelque chose de mystérieux travaille au sein de cette expression et l'engage sur la voie d'une sorte de surréalité, à savoir ce point où son et sens s'unissent et transfigurent leurs éléments.
En logique, quand on lit par exemple le Tarkya-samhita (ou Compendium des topiques, trad. A. Foucher, Paris , 1941), on y voit que le but est de pouvoir définir au plus juste, de garder d'un objet la qualité qu'il est seul à posséder, la marque ou lakshanam qui le distingue en soi (le terme " itara : restant " est alors utilisé). Démarche qu'Aristote abandonne dans ses Analytiques au profit des qualités partagées d'un objet avec d'autres. Aristote utilise d'abord dans ses Topiques l'expression " to ti ên einai ", " l'essence de l'essentiel " ou quiddité : cela ressemble assez à la notion de " reste " mais Aristote l'évacue en se détournant d'une théorie de la définition au profit d'une théorie de la prédication (quelles qualités peut-on attribuer à un objet ?) qui permet de bâtir le raisonnement par syllogisme. A ce moment-là, notre préférence ira à la démonstration plutôt qu'à la définition. Ce choix n'est pas celui de la logique indienne que la notion de " reste " hante. On cite cet exemple typique : pour définir le boeuf, la logique indienne élimine progressivement que cet animal soit un mammifère, un quadrupède, un ruminant, un bovidé pour ne garder que cette caractéristique qu'il ne partage avec aucun animal : " le fait d'avoir un fanon ". Reste ultime.

Là où nous nous détachons du reste(1) , l'établissant comme scorie, et le distinguant soigneusement du résultat, le considérant comme chose inerte, nous voyons, par exemple, que l'hymne védique sur les " Reliefs du repas sacrificiel " fait l'inverse : il se détourne du résultat, et s'intéresse au résidu en tant qu'agent générant toutes les distinctions. Tout événement existe s'il se réduit à de l'infini (une sorte de point de fuite) et s'il se déploie sur plusieurs plans (sauts qualitatifs). (2)

Pourquoi ? C'est peut-être moins l'or qui demeure au fond du creuset de l'alchimiste qui importe que toutes les décantations qui ont laissé des traces sur le verre des cornues. Le résidu n'est pas le résultat qui peut toujours se traiter de façon binaire (succès ou échec); le résidu est la marque d'un processus, le signe d'une opération, qui mesure des phénomènes en cours de transcendance et de réduction à de l'ultime et à de l'infini. Un événement n'est pas clos sur son importance et sur l'influence qu'il a et aura, un événement se définit par rapport à une structure plus profonde qu'il met en évidence. Que dit d'autre l'hymne ? Sur 27 strophes, 5 ont trait au cosmos, 12 aux mélodies et sacrifices, 4 aux être vivants et 4 aux principes de l'univers, 2 au temps et à l'espace.

Rappelons ces quelques vers :
" Dans le relief de nourriture résident l'essence et la forme
dans le relief celui qui est et celui qui n'est pas dans le relief les deux parties du monde résident,
la gauche et la droite. ("ce qui est restreint et ce qui est libre " - trad. Bloomfield)
Père du père, le relief,
Petit-fils et aïeul de la vie,
C'est lui qui règne souverainement sur l'univers. "
Ces formules n'auraient guère de sens si cela ne renvoyait pas à un processus ou à un opérateur agissant. On rejoint par là une distinction des historiens contemporains, l'opposition entre un modèle et un système : le modèle place les faits dans des classes que l'on constitue pour ces faits, le système les place dans des classes déjà constituées. Le sacrifice est un système (tout y a sa place) ; le Relief est un modèle (les classes s'y inventent). Penser le relief c'est accepter de maîtriser la pluralité par de nouvelles catégories, d'en noter les indices comme autant de traces et de détails d'une vitalité incessante.

" Les graviers, les grains de sable, les pierres
Les végétaux, les plantes, les brins d'herbe,
Les nuages, les éclairs, la pluie,
Résident tous en masse dans le relief. "

Notes :

(1) Bayle est l'auteur d'un dictionnaire philosophique à l'entrée du XVIIIème s. Ce savant, protestant et peu enclin à défendre l'autorité royale, se sert des notes en bas de page pour faire passer l'essentiel de son discours critique. il est l'inventeur des "notes en bas de page". En soi la note fait fonction de "résidu" et l'on voit alors quelle importance elle peut avoir.

(2) A quoi bon alors les situer par rapport à une date ou un lieu ? Le seul contre-exemple d'une localisation spatiale serait les listes de lieux saints ou tirtha le long d'une rivière : en chacun de ces lieux s'est passé un événement exceptionnel dont on raconte l'histoire. Mais cela reste bien une plongée dans une autre dimension, une sorte de profondeur que le point (le tirtha) acquiert sur la droite que dessine la rivière.

 


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