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Editions CARÂCARA

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ALARIC OU LA ROME VAINCUE

épopée

de

Georges de Scudéry

PRESENTATION

Texte

"Les français n'ont pas la tête épique", disait Nicolas de Malézieu, savant helléniste et excellent mathématicien du siècle de Louis XIV, chargé de l'éducation du duc du Maine (fils aîné bâtard de Louis XIV et de Mme de Montespan). Il faisait parti des Anciens, de ceux qui pensaient que l'Antiquité gréco-romaine restait un lieu fécondant à l'inverse des Modernes qui, plus flatteurs du pouvoir, considéraient que le siècle de Louis XIV avait dépassé en gloire les siècles antérieurs. Son jugement sur l'épopée en France s'appuyait sur les tentatives malheureuses de poètes voulant doter le royaume d'une épopée nationale ou religieuse : Ronsard avec sa Franciade (1572), Saluste du Bartas avec La Sepmaine (1581), le Père Lemoyne avec Saint Louis (1651-1653),Desmarets de Saint-Sorlin avec Clovis (1660) Chapelain avec La Pucelle d'Orléans (1656), et certainement G. de Scudéry avec Alaric ou la Rome vaincue (1654). Nicolas de Malézieu notait ainsi que le français, déjà cartésien et amateur de mesure, s'accommode mal du merveilleux épique et de la grandiloquence. Mais le défi était trop fort pour que tout poète n'en voulût pas tenter l'aventure.Pour nous la question se pose autrement. Faut-il donc parler d'échecs parce que manqua (et manque encore) un public dont les goûts suivirent ceux du classicisme, faut-il admettre que ces oeuvres sont des échecs au niveau poétique ?

En effet, le classicisme (seconde moitié du XVIIème s., avec ses auteurs prestigieux comme Racine, La Fontaine, Boileau ou La Bruyère) succède à un mouvement littéraire qui a a eu son apogée à la moitié du XVIIème s : la Préciosité. Deux esthétiques se sont affrontées et l'on sait que chaque nouvelle génération a peu d'égards pour celle qui la précède. Ainsi le théoricien du classicisme Boileau dans son Art poétique (1674), lorsqu'il traite du genre épique, ridiculise le début d'Alaric (1654) de G. de Scudéry :

" Que le début soit simple et n'ait rien d'affecté.
N'allez pas dès l'abord, sur Pégase monté,
Crier à vos lecteurs d'une voix de tonnerre,
- Je Chante le Vainqueur des Vainqueurs de la Terre -
Que produira l'Auteur après tous ces grands cris ?
La Montagne en travail enfante une souris "

chant III, vers 269-274

La cause était entendue : le poème d' Alaric ne valait pas grand'chose. Excessif aux yeux des classiques, typique de la littérature précieuse, il ne méritait guère d'être lu et étudié.

Enfin, comme autre motif de se désintéresser de ce poème épique de 11000 vers, il faut considérer le fait qu'Alaric a souffert du succès des autres productions littéraires de G. de Scudéry. L'auteur fut plus connu, de son temps, comme auteur dramatique rival du grand Corneille (on lui doit La Comédie des comédiens 1633 - La Mort de César 1636 - L'Amour tyrannique 1639 - pièce qui veut surpasser le Cid - , etc.), comme poète raffiné et souvent amoureux (Oeuvres poétiques 1631), comme auteur de "romans" (au sens du XVIIème s. à savoir des aventures fictives que de grands seigneurs déguisés sous des pseudonymes auraient à vivre dans des décors imaginaires, antiques ou orientaux). Il aurait participé à la rédaction d'Artamène ou le Grand Cyrus (1649-1653), Clélie (1654-1660), écrits par sa soeur Madeleine ; ses énormes romans de plusieurs tomes réunissaient les histoires que les milieux précieux s'inventaient, semaine après semaine, dans le salon que tenait Madeleine de Scudéry. Almahide (1660-1663) lui est entiérement imputable. Mais cette abondante production dont Boileau se moquait ("Bienheureux Scudéry, dont la plume fertile/ Peut tous les mois sans peine enfanter un volume"), et qui connut du succès en son temps, fait peu de place à l'épopée. Alaric ou la Rome vaincue a été victime des autres genres que l'auteur honorait.

Nous sommes donc devant cette situation d'une oeuvre méconnue, qui n'a jamais réellement bénéficié d'un regard critique autonome, jugée et refusée avant d'être testée, pour des raisons propres aux enjeux littéraires (et idéologiques) de l'époque.

Qui était G. de Scudéry ?

Quelques mots. Né au Havre en 1601 d'une famille originaire d'Apt, orphelin de bonne heure, élevé à Rouen avec sa soeur par un oncle érudit, fils d'un homme de guerre et lui même embrassant la carrière des armes avant celle des Lettres, c'est un homme exalté, généreux, excessif et accusé d'être un matamore (cf. Charles Clerc, Un matamore des Lettres, La vie tragi-comique de G. de Scudéry, Paris, Ed. Spes, 1929). Tout ce qu'il entreprend, il le fait avec élan et chaleur. Il attaque les Jésuites, jalouse Corneille (1627), veut plaire à Richelieu pour entrer à l'Académie Française, mais pendant la Fronde s'oppose à Mazarin qui l'exile en 1642 à Marseille comme capitaine des galères, revient à Paris pour animer les "samedis" de sa soeur (réunions d'artistes et d'écrivains partageant l'idéal de la préciosité), est à nouveau exilé à Rouen où il compose en 1654 Alaric qu'il dédie à Christine de Suède, se marie en 1657 après moult aventures amoureuses, croit que l'avénement de Louis XIV (1660) le rendra à la gloire et à la fortune, sans s'apercevoir qu'il a vieilli et représente l'ancienne génération. Il meurt en 1667.

De sa vie, son roman en huit tomes Almahide , se fait l'écho , en particulier les tomes IV et V ou "Histoire d'Abindarrays et d'Aldoradine", c'est-à-dire Georges de Scudéry et Marie-Madeleine de Martinvast (sa future épouse). Roman à clefs, les personnages sont ceux que sa famille connaît. Le Havre devient Gudix, Rouen Tariffe ; on y rencontre un frère aïné disparu du même nom que le cadet (sur cinq enfants ses parents en perdirent trois), les amours d'Abindarrays pour huit dames de Ceute (Gènes ou Rome), la spirituelle Zagahide (Madeleine) qui est sa soeur, Mandar (Richelieu) qui le nomme gouverneur d'Alcazar (Notre Dame de la Garde à Marseille), etc. Il suffira de consulter le savant article d' Alain Niderst "Georges et Madeleine de Scudéry", dans les Actes du Colloque du Havre, tenu le 5 Octobre 1991. On y voit comment Georges a conçu sa vie digne d'un roman, ce qu'elle fut au vrai dire. Et loin d'y voir un homme fanfaron, on y découvre cette sensibilité baroque pour le mouvement, et les infinis espoirs de l'âme. Nous dirons seulement que ce roman comme ceux de sa soeur ont géné notre attention quant à son épopée.

Synopsis d'Alaric (Dix chants, 11000vers) :

Léon Levrault dans L'Epopée, Paris, Ed. P. Delaplane, 19 20 (?), p.57-58, nous propose ce résumé :
"Dieu qui a résolu de châtier Rome, envoie l'ange du Nord trouver Alaric, roi des goyhs. le prince doit descendre vers l'Italie et s'empare de la ville, condamnée par la justice du Ciel. Il partirait bien aussitôt ; mais la belle Amalsonthe s'oppose à cette expédition et, avec l'aide du magicien Rigilde, elle empêche assez longtemps la flotte de mettre à la voile. Alaric, ayant triomphé de leurs sortilèges, cingle enfin vers le sud avec toute son armée ; il n'est point, d'ailleurs, au bout de ses peines, et le nécromant Rigilde lui prépare de sérieuses épreuves. Pendant la traversée, un "charme assoupissant " est jeté par l'enchanteur sur la flotte ; "soldats et mariniers tombent en léthargie " ; et le prince lui-même sent l'influence des "magiques pavots ". Alors, profitant de son sommeil, Rigilde emporte Alaric dans une île merveilleuse, où se dresse un palais superbe et où une fausse Amalasonthe le retient captif, éperdu d'amour, oublieux des grandes destinées qui l'attendent ! Heureusement, guidé par un ange, l'archevêque d'Upsal aborde aux rivages enchantés et détruit l'oeuvre du démon. Alaric est ramené vers sa flotte ; on l'acclame chaleureusement et l'on repart.
Après une violente tempête qui le jette sur les côtes d'Angleterre, où un vieil ermite lui fait les honneurs de son logis et de sa riche bibliothèque, le roi des Goths aborde à Cadix, traverse l'Espagne tout entière et franchit les Alpes, malgré les troupes de Stilicon. Rome est assiégée ; sa chute semble prochaine; mais un secours inespéré lui survient. La véritable Amalasonthe a entrepris de punir son désobéissant amoureux, d'autant plus qu'elle le croit infidèle. Liguée avec Eutrope, général de l'empereur d'Orient, elle accourt à l'aide des Romains. Une bataille terrible s'engage ; les Goths écrasent leurs adversaires ; et la fière Amalasonthe, qui accomplit mille prodiges de valeur, doit rendre son glaive à celui qu'elle aime, en disant : "Alaric a vaincu, je suis sa prisonnière." Dès lors, le poème touche à sa fin. Un chant encore pour que le prince aille se faire dire par la Sibylle les destinées de sa race, et nous voici au dénouement :

Car Alaric triomphe ; et son enseigne vole
Et sur le Vatican, et sur le Capitole ;
Et l'immortel héros, après mille hasards
Monte sur le débris du trône des Césars".

 Perspectives de lecture :

Cette épopée fut dédiée à Christine reine de Suède, la même qui fit venir à sa cour le philosophe Descartes qui en mourut de pneumonie attrapée dans un palais que la reine très sportive (cavalière confirmée) ne chauffait pas (de très bonne heure, elle recevait le philosophe dans une pièce glacée - que son poêle a dû lui manquer !). Si tel ne fut pas le sort de G. de Scudéry, il se trouva que la reine abdiqua malgré les prédictions glorieuses de la Sibylle quant à son règne que G. de Scudéry malencontreusement avait incluses dans son poème. Nous suivons l'édition de 1654 de la BNF.

Dans sa préface, G. de Scudéry donne sa conception du poème épique ; il faut " des armées rangées ou campées ; des batailles sur la terre ou sur la mer ; des prises de villes, des escarmouches et des duels ; des descriptions de la faim et de la soif ; des tempêtes et des embrasements ; des événements d'amour ". Il ose même dire que "le poème épique a beaucoup de rapports, quant à la constitution, avec ces ingénieuses fables que nous appelons des romans". C'est pourquoi la critique classique le condamnera : trop de disparate, trop de mélanges incongrus, et artificiels. L'épopée n'est ni du théâtre ni du romanesque. Peut-on corriger cette lecture ? Dans un sens oui parce que l'on ne fait pas référence aux deux épopées qui servent de modèles à Scudéry, à savoir l'Enéide de Virgile et la Jérusalem délivrée du Tasse. L'épopée s'y fait amoureuse (épisode de Didon, d'Armide et Renaud), magicienne (des enchantements), elle s'y donne pour imaginaire (des combats lointains, courtois) et pour actions rêvées ou rêves d'actions. Ce que Scudéry tente, c'est une épopée de son temps et de sa vie. Le problème vient de ce que nous sommes mal préparés à l'idée que l'épopée soit proche de l'autobiographie. Pourtant ce sont les fantasmes d'un homme au milieu d'une société qui prennent corps et nourrissent une représentation baroque du monde. Comme ces frontons baroques semi-circulaires et surtout ouverts au milieu pour que la lumière céleste descende ou que l'on y accède, l'épopée de G. de Scudéry est un monument percé en son plafond pour que l'on échappe de ce monde pour vivre plus amplement et gracieusement. Observons les plafonds baroques, ces cieux troués au centre et ces nuages sur les bords que déchirent des angelots. Toute une thématique de l'emprisonnement, du voyage-fuite, de la conquête (affirmation de soi) est au coeur de l'oeuvre. Jamais en place, insatisfait, et persuadé de la nécessaire grandeur, tel est Alaric c'est-à-dire Scudéry. On est loin de l'image toute faite d'un poète excessif et vaniteux. En outre, l'épopée est sans doute plus autobiographique que l'on y songe, non pas pour des détails familiers et des souvenirs personnels, mais pour les rêves et désirs et raisonnements que les âges et les rencontres de l'existence amène. Plusieurs personnages se chargent d'une seule personnalité qu'ils déploient ainsi. Alaric est tenté par l'amour, la science, l'érémétisme, la guerre, la puissance, l'errance. Comme toujours aussi, c'est à une sorte d'encyclopédie que l'épopée nous amène, celle particulière d'un homme (autobiographie et encyclopédie se rejoignent là) : comme seule preuve donnons la liste des livres qu'aime le vieil ermite que rencontre Alaric (chant V); c'est le savoir aimé et valorisé d'une époque, c'est le goût de Scudéry qui s'y exprime (homme de Lettres et homme d'action). La philosophie et la métaphysique trouvent à d'autres endroits leur place au sein de l'oeuvre.
Considérons le style de l'auteur. Le vers scudérien n'est point monotone et ses descriptions ne sont point fastidieuses, contrairement à l'avis des classiques. Il faut prendre la peine de noter ses variations de rythme et ses recherches sonores. C'est un art oral, et son expérience du théâtre lui a laissé le goût du vers plein qui sonne et se retient. Or l'épopée est réussie lorsqu'elle sait se rendre "orale". V. Hugo dans la Légende des siècles l'a compris. Alaric a les mêmes vertus orales, qui le rendent à la lecture silencieuse, répétitif ou grandiloquent. Mais l'erreur réside dans cet emploi du texte. Il est fait pour être lu à haute voix et représenté.Le résultat y est alors merveilleux dans certaines de ces parties. En des époques où peu de gens savaient lire, ce don pour l'oralité devait être capital, ce que les auteurs classiques issus de milieux favorisés ont ignoré (les "précieux" se consacrent à une élévation générale de la société par le bien-dire ; les auteurs classiques se tournent vers la cour et forment un cercle plus étroit en fait).

Nous proposons donc cette épopée à nos lecteurs : l'orthographe propre au XVIIème s. a été respectée (attention à l'écriture du préfixe "r" : "rassembler" s'y écrit " r'assembler") mais Mme JOFFRIN a eu l'amabilité de mettre entre parenthèses le sens de certains mots peu compréhensibles de nos jours (par exemple "spélonque" qui vaut pour "grotte" du latin "spelunca"). Nous remercions ici Mme Joffrin pour cette aide apportée à la lecture.

Nous envisageons enfin cette publication comme un moyen donné à de futurs penseurs de partir de faits méconnus pour bâtir de nouvelles théories. Tel est le projet des Editions Carâcara. La pauvreté théorétique contemporaine provient, à nos yeux, de ce que tous utilisent les mêmes références.


Alaric, ou Rome vaincue : Poème Héroïque

par

Georges de Scudéry.


Préface

SOMMAIRE :

Chant ou Livre I
Chant II
Chant III
Chant IV
Chant V
Chant VI
Chant VII
Chant VIII
Chant IX
Chant X

LIVRE I

 

Je chante le vainqueur des vainqueurs de la terre,

Qui sur le Capitole osa porter la guerre,

Et qui fut renverser, par l'effort de ses mains,

Le throsne des Cesars, et l'orgueil des Romains.

L'invincible Alaric, ce guerrier heroïque ;

Qui s' esloignant du Nort, et de la mer Balthique,

Fit trembler l'Apennin, au bruit de ses exploits ;

Fit gemir sous ses fers, la maistresse des rois ;

Vangea de mille affronts les peuples et les princes ;

Fit servir à leur tour les tyrans des provinces ;

Et qui sur l'Aventin plantant ses estendarts,

Triompha glorieux au noble champ de Mars.

Toy qui luy fis dompter cette superbe ville,

Aussi bien qu' à son bras donne force à mon stile ;

Esgale, s'il se peut, autheur de tous les biens,

Ma plume à son espée, et mes lauriers aux siens.

Que je sçache ses faits, comme ceux qui les virent ;

O dieu revele moy, quels peuples le suivirent ;

Quels furent les combats, qu'il luy falut donner ;

Quelle fut la valeur, que je vay couronner ;

Quels assauts soustint Rome, avant qu'elle fust prise ;

Enfin tout le progrés, de sa haute entreprise ;

Esclaire mon esprit, du feu qui l' eschauffa ;

Et fais moy triompher, ainsi qu'il triompha.

Et toy belle amazone, à qui les destinées

Devroient avoir soumis cent testes couronnées ;

Toy de qui le renom volle de toutes parts,

Aussi haut, aussi loing, que celuy des Cezars ;

Toy nouvelle Minerve, aux arts si bien instruite ;

Toy nouvelle Pallas, qui remis l'aigle en fuite ;

Fille du grand Gustave, et qu'on voit aujourd' huy,

Par cent rares vertus, fille digne de luy.

Christine, l'ornement du grand siecle où nous sommes,

Reyne qu'on voit regner au coeur de tous les hommes ;

Princesse incomparable, escoute dans mes vers,

Comment tes devanciers, dompterent l'univers :

Je dis le monde entier ; je dis la terre et l'onde ;

Car vaincre les Romains, c'est vaincre tout le monde :

Puis qu'on leur vit porter leur aigle et leurs combats,

De leur Tibre fameux, jusqu'aux derniers climats.

Vois tirer de l' oubly, cette esclattante histoire :

Mais crois que mes labeurs, ont pour objet ta gloire :

Et qu'en tous mes escrits, comme en tous mes propos,

Je songe à l' heroine, aussi bien qu'au heros.

 

Rome degenerant de sa grandeur antique,

N' avoit plus la splendeur qu' avoit la republique ;

Ni le solide appuy des armes et des loyx,

Qui la fit redouter lors qu' elle avoit des roys.

Des premiers des Cesars la valeur indomptable,

Estoit mal imitée, ainsi qu'inimitable :

Jule, Auguste, et Trajan, en leurs nobles travaux,

Parmy leurs successeurs n' avoyent plus de rivaux.

Tous ces grands empereurs que l'histoire revere,

Tite, Vespasian, Alexandre Severe,

Le sçavant Marc Aurelle, et le sage Antonin,

Parmy leurs grands tombeaux, gardoient leur grand destin.

Aucun nouveau Phoenix ne sortoit de leur cendre :

Rome au lieu de monter, achevoit de descendre :

L'empire divisé, paroissoit affoibly,

Et perdoit tout l' esclat qui l' avoit ennobly.

Arcade en orient aqueroit peu d'estime ;

Son frere en occident estoit peu magnanime ;

Et ces maistres du monde, accablez sous le faix,

Achetoyent laschement une honteuse paix ;

Devenoyent à leur tour esclaves volontaires,

En payant des tributs, mesme à leurs tributaires ;

Et des bouts de la terre, où l'aigle avoit volé,

On venoit requerir son butin signalé.

Rome, de qui cent roys avoient porté les chaisnes,

A peine commandoit aux provinces prochaines :

Et toute sa puissance, en ses plus grands efforts,

A peine estoit encor l'ombre de ce grand corps.

La molle volupté de la Grece domptée

Surmontoit la valeur qui l' avoit surmontée :

Et regnant à son tour sur ces illustres coeurs,

Les vices des vaincus, triomphoyent des vainqueurs.

L'aigle qui fut long-temps plus craint que le tonnerre,

N' osoit plus s' eslever, et voloit terre à terre :

Et ce superbe oyseau, loing des essors premiers,

Se cachoit tout craintif dessous ses vieux lauriers.

Le foible Honorius confiné dans Ravenne,

N' estoit d'un empereur que la chimere vaine :

Et s'il vouloit agir pour le peuple romain,

Le sceptre trop pesant luy tomboit de la main.

Le senat n' avoit plus de sages ni de braves ;

Il estoit composé d'affranchis et d'esclaves,

Que la fortune aveugle eslevoit en ce rang,

Plutost que la vertu, ni que le noble sang.

La majesté des loix paroissoit mesprisée ;

Par cent divers tyrans Rome estoit maistrisée ;

Les puissans oprimoient le foible impunément ;

Et l'on ne vit jamais un tel desreglement.

Dans ce siecle de fer les muses desolées,

Comme Ovide autrefois se voyoient exilées,

Apres avoir souffert un indigne mespris,

Et l'ignorance crasse offusquoit les esprits.

Chacun s' abandonnoit aux passions brutales ;

La terre eust deub s'ouvrir pour toutes les vestales ;

La vertu recevoit cent outrages mortels,

Et le crime insolent alloit jusqu'aux autels.

La vanité, l' orgueil, la fourbe, l' impudence,

Le luxe, les plaisirs, la paix, et l'abondance,

Avoient si fort changé la reyne des citez ;

Avoient si fort changé ses bonnes qualitez ;

Là faisoient à tel poinct toute une autre paroistre,

Qu'on cherchoit Rome en Rome, et sans la reconnoistre :

Et dans ces facheux temps, si honteux aux humains,

On voyoit des Romains, qui n' estoient plus Romains.

Du haut de l'empirée, où Dieu regne en sa gloire ;

Où des faits des mortels il garde la memoire ;

Où de leurs actions il juge en equité ;

Il voit ce grand desordre, et le voit irrité.

" Quoy, dit-il, cette ville en vertus si feconde,

L'arbitre de la terre, et la reyne du monde,

Elle que je comblé de richesse et d'honneur,

Trouve son infortune en son propre bonheur ;

Abuse ingratement de l' excés de mes graces ;

De ses grands fondateurs suit mal les belles traces ;

S'abandonne à tout vice, et tombe en un moment,

Du faiste de la gloire en cét abaissement !

Son aigle perd les yeux dans sa propre lumiere ;

Il ne luy souvient plus de sa grandeur premiere ;

Il ne luy souvient plus que pour elle je fis

Du throsne des Cezars, le throsne de mon fils ;

Que glorieuse en paix, que glorieuse en guerre,

Je la rendis deux fois la reyne de la terre ;

Et que pour l' eslever, j'ay fait voir par deux fois,

A ses superbes pieds les couronnes des rois.

L'ingrate me refuse un tribut legitime ;

Elle prefere à moy, l'idole de son crime ;

Et Rome l'insensée en ses affections,

Se fait autant de dieux qu'elle a de passions.

Mais il la faut payer, et mesme avec usure :

Ma longue patience a comblé la mesure ;

Le temps du chastiment est tout prest d'arriver ;

Et je m' en vay la perdre, afin de la sauver.

Il faut que dans le mal que ma main luy destine,

Elle revienne à soy, l'insolente mutine :

Et que si ma bonté m'a fait perdre son coeur,

Je le retrouve enfin par ma juste rigueur.

Oüy, superbe cité que l'on voit si changée,

Tu vas estre punie, et ma gloire vangée :

J'ay desja pris la foudre, et tu la vas sentir ;

Je le jure, dit-il, et sans m'en repentir. "

A peine a-t-il formé ces terribles paroles,

Que la terre s' esmeut, et tremble sur ses poles ;

Que l' orgueil de la mer s' abaisse en un instant ;

Et que tout l'univers fremit en l' escoutant.

Là, repassant des yeux les celestes phalanges,

L'eternel va choisir dans les neuf choeurs des anges,

L'ange à qui sont commis tous les peuples du Nord,

Et luy parle en ces mots d'un ton encor plus fort.

" Volle, volle, mais tost, sans que rien te retarde,

Vers ces climats glacez, que j'ay mis sous ta garde :

Va trouver Alaric, et dis luy de ma part,

Que la gloire l' apelle, et qu'il songe au départ.

Que c' est aux bords du Tibre où l' attend cette gloire ;

Et que Rome est enfin l'objet de sa victoire :

Qu' il y vange les Goths des outrages souffers ;

Qu'il la fasse gemir, et sous ses propres fers ;

Que de tous ses faux dieux, il renverse les temples ;

Et de l'ire du ciel laissant de grands exemples,

Qu'il renverse à la fois, malgré tous ses efforts,

Les palais des vivants, et les tombeaux des morts.

Qu'il l'accable en un mot, sous ses propres murailles,

Certain de triompher par le dieu des batailles :

C'est moy qui vois la fin des projects importans :

C'est moy qui fais le sort de tous les combatans :

Qu'il suive aveuglement l'ordonnance celeste :

Qu'il marche seulement, et je feray le reste :

Je connois ton amour, et j'en suis satisfait ;

Rends toy digne du mien, et du choix que j'ay fait ".

L'ange exterminateur de l' ingratte Italie,

Se prosterne à ces mots, s'abaisse, et s'humilie :

Comme si cét esprit aussi grand qu' esclairé,

Rentroit dans le neant, d'où sa main l'a tiré.

Il part, il sort d'un lieu qui seul est souhaitable ;

Que seul on doit aimer ; et qui seul est aimable ;

Mais son maistre l'ordonne, et ce luy sont des loix,

Que les moindres accens, de la divine voix.

Dans le plus pur de l'air, cét ange de lumiere,

Pour se faire un beau corps, prend sa belle matiere :

Et cét ouvrier adroit, qui tousjours reüssit,

L'assemble en un instant ; la presse ; et l' espaissit.

De l'or de la nuée, il fait sa chevelure ;

D'un azur pris au ciel, ses yeux ont la teinture ;

L'incarnat de l'aurore, esclatte dans son teint ;

Et de ces trois couleurs, tout son plumage est peint.

Du blanc de cette nuë, est sa tunique blanche ;

D'un pourpre ardent et vif, il est ceint sur la hanche ;

Son escharpe volante, est d'un jaune doré ;

Et rien n'est veu si beau que l'ange ainsi paré.

Tous ses traicts sont divins, et sa taille est divine ;

Son air majestueux, marque son origine ;

Et de l'esprit tout pur, l'immortelle clarté,

Brille sur ce beau corps, bien qu'il l'ait emprunté.

Alors trouvant dans l'air, une invisible voye,

Il fond en battant l' aisle, où son maistre l' envoye :

Et tel que le faucon, qui se des-robe aux yeux,

Ce divin messager semble tomber des cieux.

Au de là des confins de la mer germanique,

Birch, ville capitale, et noble comme antique,

Eslevoit ses hauts murs, artistement bastis,

Dans un froid marescage, et sur des pilotis.

Là se vit un palais, d' eternelle structure,

Qui bien qu' irregulier en son architecture,

Fut pourtant magnifique, et d'un si grand aspect,

Que sans ordre et sans art, il donnoit du respect.

Des masses de rocher en colomnes changées,

Au front du bastiment superbement rangées,

Sur leurs gros chapiteaux, d' esclatante splendeur,

Soustenoient la corniche, enorme en sa grandeur.

L'ordre corinthien, le tuscan, le dorique,

Et tous les cinq enfin y cedoient au gothique ;

A peine y voyoit-on la regle et le niveau,

Cependant ce palais estoit grand, riche, et beau.

Il portoit dans le ciel des tours ambitieuses ;

Des escaliers voûtez ; des sales spacieuses ;

Et des lambris dorez, à grands compartimens,

Où des festons de fleurs pendoient comme ornemens :

Mais de telle grosseur qu'on ne pouvoit comprendre,

Veu leur nombre et leur poids, qui les pouvoit suspendre.

Là, demeuroit alors, le vaillant roy des Goths ;

L'ange le trouva seul, et luy tint ces propos.

" Prince chery du ciel, esleve ton courage,

Et prepare ton bras à son plus grand ouvrage :

Le dieu de tous les roys, ô jeune et vaillant roy,

Veut que tu prennes Rome, et te l' aprend par moy.

Marche sans differer, puis qu'il te le commande :

Tesmoigne tout le coeur, que ce dessein demande :

Et sans t' espouvanter d'un coup si hazardeux,

Fais triompher les Goths, où l'on triompha d' eux.

Là, de l'ire du ciel laissant de tristes marques,

Fais que temples des dieux, et tombeaux des monarques,

Trebuchent pesle mesle, et par tes grands efforts,

Va renverser l'orgueil des vivants et des morts.

Obeïs promptement, à Dieu qui te l'ordonne :

Et de sa propre main attends une couronne :

Mais riche, mais superbe, et pour tout dire enfin,

Digne de tes exploits, et de ton grand destin. "

L'immortel messager avec ces mots acheve :

Le roy baisse les yeux, et puis il les releve :

Et d'un ton noble et fier, ce heros glorieux,

Respond à l'envoyé du monarque des cieux.

J' attaqueray, dit-il, la redoutable ville :

Où je voy de l'honneur, rien ne m'est difficile :

Et quand Cezar luy-mesme, avec tous les humains,

Deffendroit contre moy les hauts murs des Romains,

La frayeur sur mon front ne seroit jamais peinte :

Plus je verrois à craindre, et moins j'aurois de crainte :

Et devant obeïr à ce commandement,

A moy soit l'entreprise, à Dieu l' evenement.

L'ange estant satisfait de son obeïssance,

Disparoist, et retourne à l' eternelle essence :

Et ce corps lumineux, qu'il emprunta de l'air,

Se dissoud, et remonte, aussi prompt qu'un esclair.

Comme on voit quelquefois les corps mouvans des nuës,

Presenter à nos yeux cent formes inconnuës,

Et puis dans un moment, legerement passé,

Effacer aussi-tost ce qu'on y voit tracé :

Tel ce divin fantosme eut sa forme et son estre,

Il fut, il ne fut plus, et cessa de paroistre.

Cependant Alaric medite en son esprit,

Sur l'ordre glorieux que le ciel luy prescrit :

Il se flatte en luy-mesme, et s'excite à la gloire ;

Il cherche le chemin qui meine à la victoire ;

Il prevoit sagement les obstacles divers,

Que son bras peut trouver à vaincre l' univers ;

Il songe à surmonter ces dangereux obstacles ;

Il prepare son coeur à faire des miracles ;

Il pense à des vaisseaux ; il pense à des soldats ;

Ce grand dessein l'occupe, et ne l' estonne pas ;

Les rochers et les vents ; le cordage et les voiles ;

Les escueils et le port ; les flots et les estoiles ;

Les armes, l'attirail, et les munitions ;

Les machines de guerre, et mille inventions ;

Tout est dans cét esprit ; tout y trouve sa place ;

Enfin il songe à tout, et rien ne l'embarrasse ;

Et prest d'executer l'ordre venu des cieux,

Le plaisir de son ame esclatte dans ses yeux.

Mais comme il voit le poinct jusqu'où sa gloire monte,

L'idole de son coeur, la belle Amalasonthe,

Revient dans sa pensée, et luy fait mediter,

Que pour aller à Rome, il la faudra quitter.

A ce triste penser, il fremit ; il soûpire ;

Pour calmer sa douleur, c'est trop peu que l'empire :

Et quel que soit l'honneur qu'on luy fait esperer,

Et quel que soit son coeur, il luy faut soûpirer.

" Quoy, dit-il, tu promets de quitter ce rivage !

Et crois-tu le pouvoir, prince ingrat et volage ?

T'es-tu bien consulté, lors que tu l'as promis ?

Et le crois-tu possible, et le crois-tu permis ?

Tu veux quitter l'objet dont ton ame est ravie ;

Et le pourras-tu perdre, et conserver la vie ?

Et si tu peux, ingrat, y penser seulement,

Responds à ta raison, fus-tu jamais amant ?

Connois-tu ce que vaut cette illustre personne ?

La dois-tu balancer avec une couronne ?

Car si tu connois bien l'objet d'un si beau feu,

L'empire de la terre est encore trop peu.

Songe, songe aux plaisirs que l'on trouve aupres d'elle ;

Si son esprit est beau ; si son ame est fidelle ;

Et s'il faut preferer au supréme bonheur,

Une ombre, une fumée, un chimerique honneur.

Avec elle, sans rien, ton sort est desirable :

Sans elle avecques tout, tu seras miserable :

Et la fortune mesme, avec tous ses thresors,

Ne sçauroit te payer son esprit et son corps.

Cent fois lors que le sceptre et le soin des provinces,

T' avoient comme accablé sous le fardeau des princes ;

Fardeau qui lasseroit Alcide l'indompté ;

Fardeau qui n'est connu qu' apres l'avoir porté ;

Un seul de ses regards, par sa puissante amorce,

T'a rendu le courage, et restably ta force :

Un seul de ses regards, dans ton coeur desolé,

A fait cesser ta peine, ou t'en a consolé.

Tous tes maux sont les siens ; tes plaisirs sont sa joye ;

Son coeur est satisfait, pourveu qu'elle te voye ;

Le tien ne le peut estre, à moins que de la voir ;

Et l'inclination, l'amour, et le devoir,

La raison, la pitié, tout te veut aupres d'elle ;

Tout te nomme barbare, et t' apelle infidelle ;

Et tu la veux quitter, et causer son trespas !

Le sort en est jetté, dit-il, ne partons pas ".

Là, ce prince s' arreste, et repasse en luy-mesme,

Et les ordres du ciel ; et sa douleur extrême ;

Son ame est balancée entre plus d'un soucy ;

Il en soûpire encore, et parle apres ainsi.

" Quel orage s' esmeut en ma triste pensée ?

Quelle audace est la tienne, ô mon ame insensée ?

Contre l'ordre du ciel, j'ose deliberer,

Et contre mon devoir, on m'entend murmurer !

Le dieu de l'univers m' apelle au bord du Tibre,

Et je parle aujourd' huy, comme si j' estois libre !

Et je parle aujourd' huy, comme si tous les rois,

Pouvoient rien opposer à ses divines loix !

Quoy, j' entendray parler la sagesse eternelle,

Qui voit dans l'advenir, ce qui n'est veu que d'elle ;

Qui sçait ce que j'ignore, et de qui l' equité,

Me sçauroit bien punir de ma temerité ;

Et ma raison aveugle, et ma raison fautive,

Contre l'ordre du ciel, voudra que je la suive ;

Voudra que je m' esgare, en la pensant trouver ;

Et qu'enfin je me perde, en me croyant sauver !

Quoy, la gloire m' apelle, et mon ame y resiste !

Quoy, je voy le triomphe, et l'on me peut voir triste !

Quoy, je voy le danger, et mon coeur n'y court pas !

Ha ! S'il ne le fait point, il est foible ; il est bas.

Amalasonthe est sage ; Amalasonthe est belle ;

Mais il la faut quitter, pour estre digne d'elle :

L'amour, comme le ciel, veut que j'en use ainsi ;

Tout le dit ; tout le veut ; et je le veux aussi ".

Là son coeur s'affermit, comme il s'y determine :

Il suit aveuglement l'ordonnance divine :

Il la suit avec joye, et sans plus murmurer ;

Mais il ne la suit pas pourtant sans soûpirer.

Comme on voit quelquesfois, qu' apres un grand orage,

La mer paroist tranquile, et fait cesser sa rage ;

Mais non pas tellement, que l'oeil des matelots,

Ne reconnoisse encor quelque fureur aux flots :

Tel paroist d'Alaric, l'incertaine pensée :

Et l'on y voit encor la tempeste passée :

Il partira sans doute, il fera son devoir ;

Mais partir sans douleur, n'est pas en son pouvoir.

A travers l' allegresse, on voit encor ses traces :

Ainsi que son bonheur, il prevoit ses disgraces :

Il sent qu'il est amant, voulant estre vainqueur,

Et l'honneur, et l'amour, tyrannisent son coeur.

Cependant, sans tarder, ce prince magnanime,

Resolu d'achever son dessein legitime,

Assemble le senat, afin que ses sujets

Puissent estre informez de ses hardis projets.

Comme il est assemblé dans sa superbe sale,

Où le grand amiral, et le prelat d'Upsale,

Prirent tous deux le rang qu'ils y tenoient tousjours,

Alaric monte au thrône, et leur fait ce discours.

" Vous de qui je connois la prudence et le zele,

Illustres senateurs, troupe sage et fidele,

Qui m' aydez à porter le fardeau de l' estat,

Avec assez de force, avec assez d' esclat.

Prestez à mes propos une oreille attentive :

Allumez dans vos coeurs une ardeur noble et vive :

Et preparez vos bras au plus hardy dessein,

Que l' amour de la gloire ayt mis dans vostre sein.

Ce que j'ay dans l'esprit, est au-dessus de l'homme :

Tout autre trembleroit, au seul penser de Rome :

Mais l'objet de sa crainte, est l'objet de mes voeux ;

Vous le diray-je enfin ? C'est Rome à qui j'en veux.

Rome de qui l'orgueil tyrannisa la terre ;

Rome qui sur nos bords osa porter la guerre ;

O honteux souvenir des outrages souffers !

Rome qui nous vainquit, et qui nous mit aux fers.

De la honte des Goths, allons tirer vengeance :

Oüy, faisons trébucher sa superbe puissance :

Et si nous aspirons à nous voir couronner,

Reportons luy ses fers, afin de l' enchaisner.

Oüy, sur le mesme char que nos peres suivirent,

Faisons porter ces fers à ceux qui les y mirent :

Des tyrans de la terre allons courber le front,

Et vanger l'univers, en vangeant nostre affront.

Les ramparts eternels, des Alpes qui les couvrent,

N'ont rien de si fermé, que les grands coeurs ne s'ouvrent :

Ce que fit Hanibal, Alaric le fera :

Et mesme plus que luy, car Rome servira.

Secondé de vos bras, rien ne m'est impossible :

Le sommet des rochers, par eux m'est accessible :

Et du sentier penible, enfin trouvant le bout,

Nous fondrons en torrent, et ravagerons tout.

L'aigle, l'aigle superbe, apres tant de rapines,

De nos cuisans malheurs, sentira les espines :

Et ce fameux oyseau, foible, las, et confus,

Tombera sous nos coups, et ne vollera plus.

Mais vous diray-je tout, et qui nous favorise ?

C'est Dieu seul qui m'engage, à ma haute entreprise :

Un ange m'est venu (j'en atteste les cieux)

Commander de partir, et de quitter ces lieux.

A la grandeur des Goths, ne mettons point d'obstacle :

Suivons, suivons la voix de ce divin oracle :

Allons en Italie, où l'honneur nous attend :

La gloire est le seul but où tout grand coeur pretend :

Et c'est aux bords du Tibre où l'on voit cette gloire :

C'est là que le triomphe acheve la victoire :

Oüy, c'est là que vos bras se pourront signaler :

C'est là qu'est le peril, c'est là qu'il faut aller. "

Il finit par ces mots, et toute l'assemblée,

Au grand nom des Romains, paroist assez troublée :

Et le voyant si ferme au dessein qu'il a pris,

L'importance du fait suspend tous les esprits.

Tout le senat observe un assez long silence :

Mais enfin le prelat se faisant violence,

Et du zele qu'il a se formant une loy,

Adresse la parole en ces termes au roy.

" Je laisse à ces grands coeurs, ô prince magnanime,

A juger du dessein où leur roy les anime :

Et je laisse aux prudents à disputer entr' eux,

S'il est possible ou non, qu'il luy puisse estre heureux.

Cette vaste carriere est trop longue et trop large :

Je me restraints, seigneur, au devoir de ma charge : (m'assujettis)

Le reste, quoy que grand, ne m' arrestera point ;

Et de tout ce discours, je ne touche qu'un poinct.

Vous dites que le ciel authorise vos armes ;

Qu'il demande du sang ; qu'il demande des larmes ;

Qu'un ange vous a dit que Rome va perir ;

Et que c'est vostre bras qui la doit conquerir.

Prince, pensez à vous, en pensant à la gloire :

Craignez vostre deffaite, en cherchant la victoire :

Et malgré les conseils de cette vision,

Craignez d'estre trompé, par une illusion.

Connoissez du demon la malice premiere :

Cét ange de tenebre, en ange de lumiere,

S'est changé mille fois, pour perdre les mortels,

Et pour leur inspirer des desseins criminels.

Examinez-vous bien ; connoissez bien vostre ame ;

Voyez si pour le ciel elle est toute de flâme ;

Et si pour meriter une telle faveur,

Cette ame à son devoir esgale sa ferveur.

Mais pourquoy jugez-vous d'une pareille chose ?

Elle nous apartient ; tout roy fait mal qui l'ose :

Soumettez vostre esprit à nostre jugement,

Et ne prononcez plus si souverainement.

Le sceptre et l'encensoir, furent aux mains d'Auguste ;

Mais parmy les Chrestiens le partage est plus juste :

Craignez du Dieu vivant, le terrible courroux :

Regnez sur vos sujets, et qu'il regne sur vous. "

Le roy sans s' esmouvoir à cette aigre censure,

Loin d'abaisser son coeur, l' esleve et le r' assure :

Et jugeant que ce zele est un effet d'amour,

Fait signe à l'amiral qu'il luy parle à son tour.

" Seigneur pardonnez-moy (dit alors ce grand homme)

Si ma voix fait à Birch, ce qu'on fera dans Rome ;

Si j'ose vous combattre, et vous representer,

La grandeur du peril que vous allez tenter.

La distance des lieux me choque et m' espouvante :

Vous ne l'ignorez-pas, vostre ame en est sçavante ;

Il vous faut traverser des terres et des mers ;

Des fleuves et des bois ; des monts et des deserts ;

Et loin de tout secours, et sans resource aucune,

Donner tout au hazard, et tout à la fortune.

En menant peu de gents, Rome vous defera :

Avec un camp nombreux, la faim vous destruira :

Et si ce mal arrive, apres vostre deffaite,

Quel azile, seigneur, vous offre une retraite ?

Tout vous sera contraire, et les peuples soûmis,

Se feront voir alors vos plus grands ennemis.

Je sçay que les Romains sont venus sur nos terres,

Sans craindre les dangers, ni les travaux des guerres ;

Et que de Rome à nous, de nous au Quirinal,

La distance est esgale, et le peril esgal.

Mais le destin, seigneur, luy qui fait les obstacles,

Ne fait pas tous les jours de ces rares miracles :

Ils passent la nature, ainsi que la raison,

Et le sort des Romains est sans comparaison.

De plus, comment passer de la cavalerie,

Du rivage Balthique, aux bords de Ligurie ?

La distance des lieux ne vous le permet pas,

Et sans cavalerie où sont les grands combats ?

Mais supposons encor qu'on vainque les tempestes,

Comment pretendez-vous conserver vos conquestes ?

Et si tant de travaux doivent estre sans fruit,

N'achetez-vous pas trop ce qui n'est qu'un beau bruit ?

D'ailleurs, les empereurs, et de Rome, et de Grece,

S'uniront contre vous, si le peril les presse :

Et ces freres unis, à vaincre mal-aisez,

Seront plus forts que vous n' estans plus divisez.

Changez donc le dessein de ce coeur invincible ;

Il est grand, il est beau, mais il est impossible :

Et quelque grand qu'il soit, c'est par l' evenement,

Que l' univers douteux en juge absolument.

Que si l'ambition, et l'amour de la gloire,

Veulent que vous gagniez victoire sur victoire ;

Divers estats voisins, avec moins de danger,

Offrent ce que refuse un climat estranger.

Portons chez les Danois le bonheur de vos armes ;

Le triomphe en ce lieu coustera moins de larmes ;

Coustera moins de sang ; et vos braves guerriers,

Avec moins de travail, auront plus de lauriers.

Les roys, peres du peuple, aussi bien que monarques,

D'un amour paternel doivent donner des marques :

Et preferer tousjours, avec affection,

Le repos de ce peuple à leur ambition.

De plus, l' esloignement des roys et des grands princes,

A des soulevemens expose leurs provinces :

L'oeil d'un maistre puissant, y tient tout en devoir ;

Mais pour le respecter, seigneur, il le faut voir.

Contentons-nous plutost du haut rang où nous sommes,

Sans espuyser l' estat, d'argent, d'armes, et d'hommes :

Regner sur soy, seigneur, c'est proprement regner :

Et gardons de tout perdre, en voulant tout gagner. "

Comme il en estoit là, le vaillant Radagaise,

Qui dans tout ce discours n'entend rien qui luy plaise,

D'une noble fierté se colore le front,

Et hardy comme il est, se leve, et l'interrompt.

" L'excès se peut trouver, dit-il, en la prudence :

La sagesse des Goths consiste en leur vaillance :

Et par cette valeur qui leur fait tout oser,

Ils forcent la fortune à les favoriser.

Oüy, cette noble audace est souvent couronnée,

Et tout coeur genereux, se fait sa destinée :

Rome nous a vaincus, nous la vaincrons aussi,

Et nous reüssirons, comme elle a reüssi.

La victoire dans Rome, est superbe, et hautaine :

S'il la faut chercher loin, elle en vaut bien la peine :

Et vaincre les Romains est un si grand honneur ;

Et les assujettir est un si grand bonheur ;

Qu'il n'est ni monts, ni mers, ni campagnes, ni fleuves,

Qui de nostre valeur doive empescher les preuves :

Et pour de vrais soldats, à qui l'honneur est cher,

Plus le peril est grand, plus on le doit chercher.

Non, non, ne craignons rien, en l' estat où nous sommes :

Toute terre à des fruits ; par tout vivent les hommes :

Si nous sommes vainqueurs, rien ne nous manquera :

Si nous sommes vaincus, la mort nous sauvera.

Mais le moyen, dit-on, que la cavalerie,

Puisse jamais aller aux bords de Ligurie ?

Passons-y sans chevaux, et bien-tost nos guerriers,

De pietons qu'ils estoient, deviendront cavaliers.

Il faut aller gagner, mais à grands coups d' espée,

De ces nobles coursiers que voit Parthenopée :

Et de nos bataillons fermes et bien dressez,

Faire des escadrons de lances herissez.

Pourquoy vient-on parler de faire une retraite ?

Pourquoy suppose-t-on nostre lasche deffaite ?

Quand on verroit le ciel contre nous conjuré,

Il faut songer à vaincre, et le croire asseuré.

Que si nous perdons Rome, apres l'avoir soûmise,

Nous ne perdrons jamais la gloire de sa prise :

Et le fruit des travaux, et le prix des grands coeurs,

Consiste en un seul poinct, c' est d' estre lesvainqueurs.

Deux empereurs, dit-on, assembleront leurs forces :

Tant mieux, c'est pour le roy de nouvelles amorces :

Quiconque en un combat compte ses ennemis,

Est indigne de vaincre, et doit estre soûmis.

Mais on craint la revolte en l'absence du maistre :

Mais c'est luy faire outrage, et c'est mal le connoistre :

Car bien que son estat ne le puisse plus voir,

Le bruit de ses exploits tiendra tout en devoir.

Non, non, la renommée aura tousjours des aisles :

Tout prince conquerant, ne voit point de rebelles :

Et les succès heureux de ses hardis projets,

Redoublent le respect au coeur de ses sujets.

L'on nous propose en suite une conqueste aisée ;

Mais par là mesprisable, et par nous mesprisée :

Et sans borner si pres nos beaux et grands exploits,

En domptant l'univers, nous vaincrons les Danois.

O prince genereux, que cherit la victoire,

Allons, allons à Rome, où vous attend la gloire :

Car si je connois bien ce qui vous semble doux,

Les lauriers des Cezars sont seuls dignes de vous. "

Entre ces trois advis, le senat se partage :

Jusques-là tout dispute, et nul n'a l'avantage :

La chose est en balence, et la grande action,

Se trouve contestée avec esmotion.

Chacun à ses raisons, et chacun les croit bonnes :

L'un y voit des dangers, et l'autre des couronnes :

L'un blasme ce dessein, et l'autre le deffend :

Tous ont de la chaleur, et pas-un ne se rend.

Mais enfin Alaric fait pancher la balence :

Il se leve, et sa voix leur imposant silence,

Allons, allons à Rome, il nous est important,

Dit-il, et sur ce poinct ne contestons plus tant.

Vostre advis different, esgalement fidelle,

Par des chemins divers, me prouve vostre zele :

Mais la gloire l'emporte ; et la reyne des roys,

Faisant pancher mon coeur, il luy donne sa voix.

Comme on voit en esté les soigneuses abeilles,

Voler comme il leur plaist, sur les roses vermeilles ;

Et puis par un instinct, qui leur tient lieu de loy,

R'assembler tout l' essain à l' entour de leur roy.

Tels tous les senateurs alors se font paroistre :

Ils vont de leur advis, à l' advis de leur maistre :

Tout revient, tout se range à son opinion,

Et la diversité, se change en union.

Ces contestations estant donc achevées,

Il despesche par tout pour faire des levées :

Et ce grand conquerant, devant fendre les flots,

Ainsi qu'à des soldats, songe à des matelots.

Ses ordres sont donnez pour bastir des navires :

Et sçachant qu'il s'agit d'attaquer deux empires,

Ce prince prevoyant tasche à n'oublier rien,

Et jamais soin exact, ne fut esgal au sien.

Mais pendant qu'il travaille à former son armée,

Par tout de son dessein vole la renommée :

Tout en bruit ; tout en parle ; et dés le lendemain,

Amalasonthe aprend cét illustre dessein.

Que ne dit-elle point, sçachant cette nouvelle !

Elle accuse Alaric, et l' apelle infidelle ;

Elle se prend au ciel de la rigueur du roy ;

Elle s'en prend à tout ; elle s'en prend à soy.

Son ame ingenieuse à redoubler ses peines,

Redoute les Romains, et les beautez Romaines :

Elle craint qu'Alaric ne soit vaincu deux fois,

Et que Mars et l'amour ne luy donnent des loix.

Elle craint (et sa crainte à beaucoup d' aparence)

L'inconstance des flots, et sa propre inconstance :

Elle craint pour sa vie, et plus pour son amour,

Et l' un et l' autre soin la travaille à son tour ;

Et l'un et l'autre soin la tourmentent ensemble ;

Enfin elle soûpire ; elle pleint ; elle tremble ;

Et souffrant les efforts de plus d'une rigueur,

L'amour et le despit luy deschirent le coeur.

Mais comme Amalasonthe est une beauté fiere,

Alaric n'entendra, ni soûpir, ni priere :

Du moins dans le malheur qui cause son soucy,

Ce coeur imperieux se l'imagine ainsi.

L'exemple de Didon luy desplaist, et la blesse :

Selon son sentiment, elle eut trop de foiblesse :

Et le mauvais succès des pleintes qu'elle fit,

Dans sa noble fierté confirme son esprit.

Elle veut qu'Alaric soit plus constant qu'Enée ;

Elle veut à son gré regler sa destinée ;

Et que ce grand captif rentre dans son devoir,

Non par de lasches pleurs, mais par son seul pouvoir.

Ce prince d'autre part, songeant à cette belle,

Brule de la revoir, et n'ose aprocher d'elle :

Il craint ce qu'il desire ; et retenant ses pas,

Il avance, et recule ; il veut, et ne veut pas.

Il prevoit sa douleur ; il prevoit sa colere ;

Il ne sçait que luy dire, et moins ce qu'il doit faire ;

Il balence ; il hesite ; et son coeur amoureux,

Ne fut jamais si grand, qu'il se croit malheureux.

Mais enfin son amour l'emporte où va son ame :

La crainte et ses glaçons le cedent à sa flâme :

Il entre où cette belle a desja murmuré ;

Sombre, triste, pensif, pasle, et desfiguré.

O puissance d'amour qui luy fais cette guerre,

Tu fais trembler un roy qui fait trembler la terre :

Tu le fais soûpirer ; tu luy retiens la voix ;

Et le vainqueur de Rome est vaincu cette fois.

Lors qu'il voit de plus pres cette illustre affligée,

Il la voit sans parure ; il la voit negligée ;

Mais pourtant tousjours belle, et tousjours en estat

De faire sur son coeur un nouvel attentat.

Un silence eloquent luy parle de son crime :

Sa bouche n' en dit rien, mais son regard l'exprime :

Je ne sçay quoy de fier, de triste, et d'amoureux,

Luy dit qu'il est coupable, autant que rigoureux.

Par trois fois cét amant voulut ouvrir la bouche,

Et trois fois on le vit muet comme une souche :

Il paroist en desordre, et le voyant transi,

Amalasonthe parle, et le querelle ainsi.

" Seigneur, j'ay desja sceu, mais non pas sans colere,

Le voyage fameux que vous pretendez faire :

Et le bruit de la cour, et le peuple indiscret,

Ont porté jusqu'à moy cét important secret.

Mais comme je connois vostre prudence grande,

Je crois assurément que les sorciers d'Islande,

(Eux qu'un art si puissant rend par tout renommez)

Vous ont vendu le calme, et les vents enfermez.

Vous avez trop d'esprit, pour commettre à l'orage

Le destin de l' estat, c'est un trop grand naufrage :

Et si vous ne teniez, et les flots, et les vents,

Vos desseins paroistroient plus hardis que prudents.

Sans doute que cét art qui fait tant de miracles,

Doit vous oster, seigneur, toute sorte d'obstacles :

Et malgré la nature, et malgré le destin,

Transporter vos soldats du couchant au matin.

Il vous fera voler sur les Alpes chenuës ;

Pour éviter ces monts, vous irez sur les nuës ;

Et l'aigle vous verra fondre comme elle fond,

Au haut du Capitole, ou sur quelque autre mont.

Les vivres ; l' atirail ; les machines de guerre ;

(Embarras qui si loin ne peut aller par terre)

Par ce chemin nouveau suivront facilement,

Et tout ne peut manquer d'aller heureusement.

Des superbes Romains les nombreuses armées,

Depuis tant de saisons à vaincre accoustumées,

Fuiront devant la vostre, et par son seul esclat,

Rome à qui tout ceda, cedera sans combat.

Rome succombera sous un sort pitoyable ;

Un ange vous l'a dit, et la chose est croyable ;

Un ange vous l'a dit, il n'en faut pas douter ;

Le bonheur de l' estat n'a rien à redouter ;

Des guerres sans sujet, les fins sont tousjours bonnes ;

Il nous faut seulement preparer des couronnes,

Dignes de l' equité qui conduit ce grand coeur,

Car s'il plaist au hazard, vous reviendrez vainqueur.

Dans un si grand dessein, où la gloire est extrême,

C'est peu, seigneur, c'est peu, de quitter ce qu'on aime :

Ou pour parler plus juste, et pour mieux m'exprimer,

Ce que l'on n' ayme point, et ce qu'on feint d' aymer. "

" Ha cessez, luy dit-il, cruelle Amalasonthe,

D' adjouster à mes maux le reproche et la honte !

Dire que je mesprise un objet si charmant,

C'est me dire sans yeux, comme sans jugement ;

C'est me faire un outrage aussi grand que sensible ;

C'est me connoistre mal ; c' est croire l' impossible ;

C'est estre sans raison ; c' est me desesperer ;

Et mettre un triste coeur en estat d'expirer.

Si de vostre beauté mon ame n'est ravie ;

Si je ne vous cheris plus que ma propre vie ;

Puissent, par ces malheurs dont vous me menacez,

Les desseins que je fais, estre tous renversez ;

Puisse Rome me vaincre, et me voir son esclave ;

Qu'un maistre imperieux, me commande, et me brave ;

Et pour parler d'un sort plus terrible en ses coups,

Puissay-je en revenant, estre hay de vous.

Diray-je ma pensée, et la pourrez-vous croire ?

C'est pour vous seulement que je cherche la gloire ;

Si j'en veux aux Romains, c'est pour vous meriter ;

Et pour ce seul honneur, j'ose et veux vous quitter.

Le sceptre que je porte, adorable cruelle,

N'a pas assez d' esclat, pour une main si belle :

Et je veux en despit des fleuves et des mers,

Aporter à vos pieds celuy de l'univers.

Oüy, mon thrône est trop bas, pour oser vous y mettre :

Je le veux eslever, veüillez donc le permettre :

Et sans me faire voir cét injuste courroux,

Souffrez que j'aille vaincre, et par vous, et pour vous.

Non, non, ne soyez point à vous nuire obstinée :

De vos yeux tous puissans, faites ma destinée :

Le sort, assurément, vos volontez suivra :

Souhaittez que je vainque, et ma valeur vaincra :

Rome, la grande Rome, à qui tout rend hommage,

Si vos voeux innocens secondent mon courage,

Tombera sous le bras que vous animerez ;

Enfin j' iray combattre, et vous triompherez. "

" Ce discours, luy dit-elle, est digne de vostre ame :

Il fait voir vostre coeur, mais non pas vostre flâme :

Et de quelques couleurs que vous l'ayez orné ;

Et bien que mon esprit soit mesme assez borné ;

Vous paroissez tousjours à travers ce faux zele,

Hardy, brave, vaillant, mais amant peu fidele :

Et l'on voit aisément qu'en vostre passion,

Vous bruslez, non d'amour, mais bien d'ambition.

Ce grand coeur suit par tout sa grande et belle idole ;

Mesme avant que partir, il monte au Capitole ;

Il ne voit que des chars ; des thrônes renversez ;

Et des arcs de triomphe, à sa gloire dressez.

Il ne voit que lauriers ; il ne voit que couronnes ;

Il laisse la constance aux vulguaires personnes ;

Pour les coeurs eslevez, ce sentiment est bas ;

Ils n' ayment que le feu, le sang, et les combats ;

Le meurtre, le carnage, et les villes forcées ;

Et ces coeurs, ces grands coeurs, n'ont point d'autres pensées.

Mais voulez-vous, seigneur, sçavoir quel est le mien ?

Ce fier, cét orgueilleux, se croit un si grand bien,

Qu' il est persuadé (mais peut-estre qu' il erre) (se trompe)

Qu'on doit perdre pour luy, l'empire de la terre :

Et qu'enfin pour luy seul un roy doit tout quitter,

S'il veut, tout roy qu'il est, le pouvoir meriter. "

" Ha, respond Alaric, je croy ce que vous dites !

L'univers, quoy que grand, à pourtant des limites ;

Mais dans ce noble coeur les vertus n'en ont point,

Et pres de ces vertus, la terre n'est qu'un poinct.

Aussi je vous proteste (et je suis veritable)

Que l'empire absolu de la terre habitable,

Quoy que l'ambition ait des charmes fort doux,

Seroit encor trop peu pour m' esloigner de vous. "

" Mais le ciel... mais le ciel, interrompt cette belle,

Est le pretexte faux que prend un infidelle :

Son crime desguisé de ce nom specieux,

Avec peu de raison croit abuser mes yeux.

Non, non, le juste ciel n'est point l' autheur des crimes :

A peine souffre-t-il les guerres legitimes :

Et loin de vous porter à ces extremitez,

Il vous en punira si vous y persistez.

Ha ne commettez point une faute si grande !

Si vous estes amant, ma voix vous le commande :

Si vous estes mon roy, j'ose vous en prier :

Mais un aspic est sourd, et j' aurois beau crier.

Ce mot m'est eschappé, mais mon coeur le revoque : (déclare nul)

Il ne veut point prier un ingrat qui s'en moque :

Il est trop glorieux pour cette lascheté,

Et par-là son repos seroit trop achepté.

Partez, partez, seigneur, faites hausser les voiles,

Sans consulter les flots, les vents, ni les estoiles ;

Et contre un banc de sable, ou bien contre un escueil,

Allez-vous en trouver un illustre cercueil.

Il vaut mieux que le sceptre, et mieux qu'Amalasonthe :

Des fers qu' il a portez vostre grand coeur à honte :

Puisse donc le destin en descharger vos mains,

Et vous les eschanger aux chaisnes des romains. "

Là, pleine de despit, cette belle le quitte,

Et le laisse interdit, comme elle est interditte :

Il veut la retenir, mais inutilement,

Et ce prince affligé l' apelle vainement.

Comme le voyageur souffre d'extrêmes peines,

Lors que de deux sentiers les traces incertaines,

Font balencer son coeur sur ce qu'il resoudra,

Ne sçachant que choisir, ni lequel il prendra :

Tel paroist Alaric, en sa triste avanture :

Son amour le retient, et le nomme parjure ;

Mais son devoir le pousse, et les ordres des cieux,

Le font determiner à partir de ces lieux.

L'honneur et le devoir, par leurs forces unies,

Combattent de l'amour les forces infinies :

Ils triomphent enfin, et ce grand conquerant,

Ne leur resiste plus, et cede en soûpirant.

Luy-mesme sur luy-mesme emporte la victoire :

Du chemin des plaisirs, de celuy de la gloire,

Il prend le difficile, et d'un choix de heros,

Il prefere à la fin le travail au repos.

Mais pendant qu'il resout cette grande matiere,

La belle Amalasonthe aussi triste que fiere,

Souffrant de tous les maux la derniere rigueur,

S'abandonne au despit qui deschire son coeur.

" Quoy, dit-elle en pleurant, trop foible Amalasonthe,

L'on t'ose resister ! Tu souffres cette honte !

Et l'on vient de t'entendre, en ce lasche moment,

Non seulement prier, mais prier vainement.

O coeur, indigne coeur, qu'est alors devenuë,

Cette noble fierté si belle et si connuë ;

Ce noble et bel orgueil, qui t'a fait mille fois,

Regarder à tes pieds les sceptres et les rois ?

Puis que tu n'es pas mort, tu merites ta peine :

Tu n'es pas comparable à la grandeur romaine :

Alaric à raison de l'aimer plus que toy,

Et tu n'as pas sujet de le croire sans foy.

Non, ne nous flattons point, coeur foible, cur timide ;

Il faloit, ou mourir, ou haïr ce perfide :

Il faloit, il faloit la haine ou le trespas :

Et cependant tu vis, et tu ne le haïs pas.

Mais quelle est mon erreur ? Mais que dis-je insensée ?

Je change de discours ; je change de pensée ;

Non, je ne l' ayme plus, puis qu'il me peut trahir :

Je le haïs, je le haïs, ou je le crois hair.

Mais soit l'un, ou soit l'autre, estant sans allegeance,

Ne nous refusons pas celle de la vangeance :

Combattons son destin ; troublons tous ses desseins ;

Liguons tout l'univers avecques les Romains ;

Suscitons contre luy tous les peuples du monde ;

L'amour ingenieux, que le despit seconde,

Est capable de tout, dans un coeur genereux ;

Dans un coeur outragé ; dans un coeur amoureux. "

Mais comme elle se pleint, Rigilde la demande :

Rigilde le plus grand des grands sorciers d'Islande :

Rigilde qui cent fois, avec estonnement,

A fait trembler l'enfer, sous son commandement.

Il entre, et le voyant, vostre science est vaine,

Dit-elle, et je n'ay point ce haut titre de reyne,

Que vostre art abusif m'a tant de fois promis,

Art aussi peu certain, comme il est peu permis.

Enfin le roy me quitte, et ma haute esperance,

Se trouve sans effet, comme sans aparence :

Et toute mon adresse, et tout vostre sçavoir,

N'ont plus, helas ! N'ont plus, ni force, ni pouvoir.

Mais si ce grand sçavoir n'est point imaginaire ;

Si Rigilde en un mot sçait plus que l'ordinaire ;

Puis que mon mauvais sort ne sçauroit se changer,

Qu'il m' ayde, pour le moins, qu'il m' ayde à me vanger :

Qu'il rompe, s'il se peut, cette injuste entreprise,

Ou qu'il fasse perir celuy qui me mesprise.

Oüy, soyons sans douceur, puis qu'il est sans pitié :

Mais Rigilde, c'est trop, c'est trop de la moitié :

Ne suivons qu'à demy cette fatale envie :

Destruisons ses desseins, mais espargnons sa vie :

Et puis qu' esgalement il me nuit et me plaist,

Qu'il vive, tout volage, et tout ingrat qu'il est.

Madame (luy respond ce grand faiseur de charmes)

Tout l'enfer impuissant pour moy n'aura plus d'armes,

Et tout mon art enfin manquera de credit,

Ou le roy n'ira pas au lieu qu'il vous a dit.

Je mettray tant d'obstacle au dessein qu'il rumine ;

Je le traverseray d'une adresse si fine ;

Que Rome n'aura rien à craindre de ses coups,

Pourveu que le destin ne soit pas contre nous.

Ha ! Je vous en conjure, adjouste cette belle ;

Empeschons la revolte, et sauvons le rebelle :

Mais si mon mauvais sort en dispose autrement,

Perdons le, perdons-nous, tel est mon sentiment.

Sans tarder plus long-temps Rigilde se retire :

Et dans la sombre nuict, faisant ce qu'on desire,

Sans pilote, sans vent, sans rame, et sans timon,

Il traverse la mer, porté par un demon.

Du costé d'occident, au froid climast d'Islande,

Est la superbe Hecla, montagne affreuse et grande,

Qui dans toute saison a le sommet neigeux,

Et le pied tout couvert de flâmes et de feux.

De par tout sort le feu meslé dans la fumée :

Des pierres qu'il eslance est la terre semée :

Un tonnerre eternel y bruit horriblement,

Et se mesle en ce lieu, si l'histoire ne ment,

Aux pleintes des damnez qu'on entend dans ce gouffre,

Qui petille par tout de bithume et de souffre,

Confondant en tout temps, en cent et cent façons,

Le froid avec le chaud, la braise et les glaçons.

Dans les flancs caverneux de la triste montagne,

Qu' envelope la nuit ; que l' horreur accompagne ;

Une large spelonque, horrible en son aspect, (caverne)

Donne de la terreur, en un lieu si suspect.

Sur le dome eslevé, dont la grote s'enfonce,

Pend, comme à gros festons, la seche pierre ponce :

Et le souffre jaunastre y mesle sa couleur,

Petrifié qu'il est, et privé de chaleur.

Cent congelations sortent de cette voûte,

Au milieu du cristal, dont elle est presques toute :

Car l'eau qui du rocher va par tout degoutant,

Par le froid excessif, se fixe en un instant :

Et le combat du feu, contre l'aspre froidure,

Transforme l'eau qui tombe, et la rend ainsi dure :

Tant ces vieux ennemis, qui sont si mal d'accord,

S'opposent l'un à l'autre au froid climast du Nord.

Dans les creux recullez de l'antre espouvantable,

Le nocturne hibou de son cry lamentable,

Fait retentir la roche, et d'un ton gemissant,

Imprime la frayeur en l' ame du passant.

Or Rigilde tenoit dans ces lieux solitaires,

Tout ce qui luy servoit aux magiques mistheres :

Ses livres, ses parfums, ses pierres, ses metaux ;

Les poudres et les sucs de mille vegetaux ;

Des images de cire ; un horrible squelette ;

Des anneaux enchantez ; sa fatale baguette ;

Des flambeaux de resine, et divers instrumens ;

Des vases destinez aux noirs enchantemens ;

Des venins, des poisons, et mille horribles choses,

Par qui tous les sorciers font leurs metamorphoses,

Lors qu'ils changent leurs corps en des corps estrangers,

Pour perdre les troupeaux, sans craindre les bergers.

A peine est-il entré, qu'aussi-tost il allume

Un grand et noir flambeau qui luit moins qu'il ne fume :

Et dont le sombre esclat augmente la terreur,

Que donne un lieu si triste, et si remply d'horreur.

Il prend et sa baguette, et son livre magique,

Dont l'infernal pouvoir est si souvent tragique :

Et sur un sable noir, dans la grote semé,

Maint carractere affreux par sa main est formé.

Ce qu'à de plus puissant la cabale infernale,

Le cercle, le carré, le triangle, et l'ovale,

S' y meslent l' un dans l' autre, et sont si confondus,

Qu' à peine par luy-mesme ils sont bien entendus.

Il prononce des mots inconnus et terribles,

Capables d'esmouvoir les choses insensibles :

Il se tourne au levant ; et puis à l'occident ;

Vers le septentrion ; vers le midy bruslant ;

Ses regards sont affreux ; sa teste herissée ;

Sa bouche est escumante, et sa voix opressée ;

Ses pas sont chancelans, d'un et d'autre costé ;

Son ame est agitée, et son corps agité ;

Enfin d'un ton de maistre, et d'une voix qui tonne,

Il prononce ces mots, dont la grote raisonne.

Esprits ingenieux, qui mille et mille fois,

Avez executé ce qu'a prescrit ma voix,

Icy tout de nouveau j'ay besoin de l'adresse

Qui vous rend si puissans, mais tost, la chose presse :

Et si mes volontez vous tiennent lieu de loy,

Empeschez, s'il se peut, les desseins d'un grand roy.

Empeschez qu'Alaric n'aborde en Italie :

Mon art vous le commande, et mon coeur vous en prie :

Enfin je vous evoque à cette intention :

Opposons-nous ensemble à son ambition :

Et puis que le demon est au-dessus de l'homme,

Que jamais ses drapeaux ne soient veus devant Rome :

C'est tout ce que je veux de l'enfer aujourd' huy :

Obeïssez demons, si je puis tout sur luy.

Alors sous cette grote on entend le tonnerre,

Qui semble s' eslever du centre de la terre :

Il gronde horriblement, et parmy ce grand bruit,

Mille esclairs sont meslez aux ombres de la nuit.

De longs gemissemens ces rochers retentissent :

Mille soûpirs font voir que les demons patissent :

Et Rigilde observant un silence profond,

Une voix souterraine en ces mots luy respond.

Pour plus d'une raison le tenebreux monarque,

Du pouvoir de ton art t'accorde cette marque :

Et certains interests que tu ne comprens pas,

Font qu'avec toy l'enfer marche d'un mesme pas.

Pour destruire Alaric, il n'est rien qu'il ne tente :

Travaille de ta part à l'affaire importante :

Certain que des esprits l'invisible secours,

En cette occasion t'assistera tousjours.

Mais pour te descouvrir ce que ton coeur ignore,

Celuy que haït l'enfer, et que le ciel adore,

Enfle encore l'orgueil de cét ambitieux,

Et si l'enfer combat, il combattra les cieux.

Il n'importe pourtant ; et pour un grand courage,

De la difficulté, vient l'honneur de l'ouvrage :

Ose tout ; tente tout ; incapable d' effroy,

Mille esprits immortels vont combattre pour toy.

Là recommence encor ce tonnerre qui gronde :

Là de nouveaux esclairs, de la grote profonde

Chassent l'obscurité durant quelques momens :

Là de nouveaux soûpirs ; de longs gemissemens ;

Une seconde fois font retentir la roche :

Mais comme du soleil la lumiere s' aproche,

Rigilde se servant des restes de la nuit,

Par le mesme chemin, loin du monde et du bruit,

Porté par son demon, sans nulle violence,

Aussi viste qu'un traict, vole avec le silence :

Et devant que le jour monte sur l' horison,

Invisible qu'il est, il revoit sa maison.

LIVRE 2

 

 

L'astre dont les rayons animent toutes choses,

Parmy les champs des Goths faisoit ouvrir les roses,

Et l' aymable printemps dans ces climats glacez,

Sortoit de ces glaçons l'un sur l'autre entassez.

Cependant Alaric qui songe à son voyage,

Sans tarder plus long-temps, met la main à l'ouvrage :

Et comme il doit voguer sur l'empire des eaux,

Il donne tous ses soins, à bastir des vaisseaux.

Assez pres de la ville, et parmy des montagnes,

De qui l'ombre s' estend dans les vastes campagnes,

Une sombre forest s' esleve jusqu'aux cieux,

Qu'elle semble morguer, d'un derrière audacieux.

Du pied jusqu'au sommet, ces montagnes sont vertes ;

De superbes sapins, leurs cimes sont couvertes ;

Et le chesne à cent bras, par ses rameaux si longs,

Y sauve du soleil la fraischeur des vallons.

Les ormes au bois dur ; les pins au bois qui fume ;

Et mille arbres encor, plus grands que de coustume,

Par l'extrême grosseur de tant de rameaux vers,

Font juger qu'ils sont nais avecques l'univers.

En cent et cent façons, leurs branches s'entre-lacent ;

Les lierres rampans, sur leurs troncs qu'ils embrassent,

D'un vert sombre et luisant, au jaspe tout pareil,

Ornent cette forest d'un pompeux apareil.

Aux clairs rayons du jour, elle est impenestrable ;

Sa fraischeur est charmante, et son ombre agreable ;

Et tant que l' esté dure, on entend les zephirs,

Pousser dans ce desert, leurs amoureux soûpirs.

Il semble que ces vents l'un l'autre s'y provoquent ;

La forest leur respond ; ses rameaux s' entre-choquent ;

Et cét aymable bruit, trouble seul quelquesfois,

Le silence profond, qui regne dans ces bois.

Que dis-je ! Il n'est pas seul ; un autre bien moins rude,

Esclate comme luy dans cette solitude :

Mais c'est un bruit si doux, qu'il y charme les sens,

De ceux qui vont resver dans ces lieux innocens.

Du chant de mille oyseaux, ces vallons retentissent ;

Sous ces arbres espais, mille animaux bondissent ;

Et l'herbe et le gazon croissent abondamment,

En cét aymable lieu, si frais et si charmant.

Là le grand Alaric, qui pense à des empires,

Va prendre ce qu'il faut pour bastir des navires :

Et desja la coignée, en mille et mille lieux,

Fait tomber des sapins le sommet glorieux.

De grands coups redoublez, cette forest raisonne,

Qu'à bras haut eslevez, le bucheron y donne :

Les arbres esbranlez, tombent en un instant,

Et font tout retentir, par un bruit esclatant.

Comme dans la Sicile, à ce que dit la fable,

Le Ciclope nerveux, d'un bras infatigable,

Frape sur son enclume, et le jour, et la nuit,

A qui l'Aetna flambant, respond par un grand bruit.

Telle des bucherons, la main laborieuse,

Des arbres les plus durs, estant victorieuse,

Frape et refrape encore en ces lieux recullez,

Et fait gemir ces bois, sous ses coups redoublez.

Là trébuche un sapin ; icy le chesne tombe ;

Icy l'orme s' esbranle ; et là le pin succombe ;

La forest s' esclaircit ; et l'oeil de l'univers,

Pour la premiere fois, voit ces lieux descouvers.

Mais pendant qu'Alaric fait avancer l'ouvrage,

Redoublant de ses gents la force et le courage,

Et que sa voix en donne, à ceux qui n'en ont pas,

L'invisible Rigilde, observe tous ses pas.

Il voit avec douleur, la forest esclaircie ;

Il entend l'aigre bruit, de la mordante scie,

Qui separe les troncs, de leurs plus gros rameaux,

Et ces objets pour luy, sont des tourments nouveaux.

Enfin il se resoud d'opposer sa science,

Et l'effort de l'enfer, à cette diligence :

Et pour mettre à l'instant la troupe en desarroy,

Il met la main à l'oeuvre, aussi bien que le roy.

Au creux d'un grand rocher, et loin de la lumiere,

Un ours blanc comme neige, à sa sombre tanniere ;

Ou, lors que la clarté le chasse le matin,

Il emporte sa proye, et son sanglant butin.

Il est grand, mais sans forme en ses membres horribles ;

Ses yeux sont fort petits, mais ses regards terribles ;

Le feu semble en sortir, et briller à travers

Le long poil herissé, dont on les voit couvers.

Ses ongles sont tranchans ; et ses dents sont tranchantes ;

Son dos est eslevé ; ses oreilles panchantes ;

Cét animal paroist enorme en sa grandeur,

Et sa force en un mot esgale sa laideur.

Rigilde redoublant sa fierté naturelle,

Fait entrer dans son corps, un demon qu'il apelle :

Et la beste agitée, et pleine de fureur,

Sort, et meine avec soy, la mort et la terreur.

Comme un traict decoché d' une extrême vistesse,

Fendant l'air et sifflant, vole où l'archer l'adresse ;

Mais d'un vol si subit, et si prodigieux,

Qu' à peine il est suivy du mouvement des yeux.

Tel, et plus viste encor, cét animal s' eslance ;

Tout cede ; tout fait jour ; devant sa violence ;

Il heurte ; il fait tomber ; il estouffe en pressant ;

Il mord ; et de sa griffe il deschire en passant ;

Il lance des cailloux, et les jette en arriere ;

Mais avec tant d'effort ; mais de telle maniere ;

Qu'ils entrent dans un arbre aussi facilement,

Qu'on voit entrer la rame, au liquide element.

D'abord quelques seigneurs, s'opposent à la beste ;

D'abord quelques soldats, luy veulent faire teste ;

Luy presentent leurs dards, et font ferme un instant ; (tiennent tête)

Mais si cent l'osent faire, elle en renverse autant.

Elle marche debout ; elle saute ; elle crie ;

Elle brise ces dards, foibles pour sa furie ;

Tout s' escarte ; tout fuit ; et dans un tel effroy,

Tout songe à se sauver, et nul ne songe au roy.

Luy, dans ce grand peril, d'un courage intrepide,

Presente son espée, à la beste homicide ;

Puis eslevant son coeur, aussi bien que ses yeux,

J' espere tout de vous, dit-il, moteur des cieux.

O miracle estonnant ! Le ciel veut ce qu'il pense ;

Ce grand acte de foy, trouve sa recompense ;

Dieu suspend du demon, l'horrible cruauté ;

Et l'animal n'a plus que sa seule fierté.

Toute seule qu'elle est, elle est encore grande :

Mais de cette façon un heros la demande :

Plus un peril est grand, plus il plaist à son coeur,

Et ce n'est que par luy qu'il veut estre vainqueur.

Il s'avance à grands pas, vers la beste en colere ;

Elle s'avance aussi, faisant ce qu'il veut faire ;

Elle saute, il esquive ; il la presse, elle fuit ;

L'art enseigne le roy ; la nature l' instruit ;

La force est differente, et l'adresse est esgale ;

La valeur raisonnable, et la fierté brutale,

Disputent à l' envy, ce dangereux laurier,

Qui doit estre le prix, du monstre ou du guerrier.

Cét ours tout de nouveau, prend et jette des pierres,

Qui volent en bruyant, ainsi que des tonnerres ;

Le heros les esvite, et comme il est levé,

Le fer victorieux, dans son sang est lavé.

Il le choisit au ventre, où la peau n'est pas dure ; (préfère le frapper)

La beste jette un cry, pour le mal qu'elle endure ;

Elle bondit en l'air, où perdant sa vigueur,

Elle retombe morte, aux pieds de son vainqueur.

Or comme il voit sa peine, et sa gloire accomplie,

Loin de s'enorgueillir, ce heros s'humilie :

Il croit que le ciel seul l'a sauvé du trespas ;

Il croit que son salut ne doit rien à son bras ;

Et sçachant qu'à Dieu seul, est l'honneur et la gloire,

Ce grand prince à luy seul, consacre sa victoire ;

Et reconnoist tenir de sa seule bonté,

L'avantage esclattant, de l'animal dompté.

Alors tout plein de joye, aussi bien que de zele,

Il marche dans le bois ; il fait bruit ; il apelle ;

La troupe se rassemble, au sombre pied d'un mont ;

Mais la honte en l'esprit, et la rougeur au front.

Ce prince genereux, qui connoist leur foiblesse,

Loin de les mal-traitter, les flatte, les carresse ;

Et pour haster la fin d'un dessein important,

Les anime au travail, qu'on reprend à l'instant.

De mille chariots, la campagne est couverte ;

La forest est peuplée, et la ville deserte ;

Et comme par son roy l'on s'entend exhorter,

Tout va, tout vient, tout porte, ou revient pour porter.

Comme au temps des moissons, les fourmis mesnageres,

Travaillent à l' envy, sous leurs charges legeres ;

Et d'escadrons nombreux, au soir comme au matin,

Couvrent le vaste champ, où se fait leur butin :

Tels mille et mille gents, fourmillent dans la plaine,

Emportant de ces bois, la despoüille hautaine :

Et du matin au soir, sont couverts les chemins,

De sapins et d'ormeaux, de chesnes et de pins.

Mais Rigilde enragé de voir que sa science

Pour la premiere fois, a manqué de puissance,

Loin de se rebuter, redouble ses efforts ;

Fait prendre à ses demons, la forme de corps morts ;

Et de spectres affreux, couvrant tout le passage,

Aux chevaux effrayez, fait perdre le courage.

Ces animaux craintifs, s' arrestent à l'instant ;

Recullent en desordre ; ont le coeur palpitant ;

Battent du pied la terre, et ronflent de colere ;

Ne reconnoissent plus la voix qui les modere ;

Prennent le frain aux dents ; se confondent entr' eux ;

Malgré le foüet sifflant, et le mords escumeux ;

Et touchez par l'objet que l'enfer leur expose,

Ils renversent leur charge, et rompent toute chose.

L'un traverse la plaine, avec un char brisé ;

L'autre sur les rochers, trouve un sentier aisé ;

Il y monte, il y vole, en sa course subite,

Et puis du haut en bas, le char se precipite.

L'un tire ; l'autre tombe, et veut se relever ;

Plusieurs sont acrochez ; tous veulent se sauver ;

Pas-un d'eux ne le peut, si fort ils s'embarrassent ;

Les essieux sont rompus ; les arbres s'entre-lassent ;

Enfin tout boule-verse, et jamais le soleil,

N' esclaira dans son cours un desordre pareil.

Comme on voit des moutons la troupe espouvantée,

Fuïr du loup qu'elle craint, la dent ensanglantée ;

Et ne connoistre plus, en ce pressant danger,

Ny le secours des chiens, ny la voix du berger :

Telle de ces chevaux est la frayeur timide ;

Ils ne connoissent plus, ni la main, ni la bride ;

Ils ne connoissent plus, ni le foüet, ni la voix ;

Car tout est en desroute, et tout fuit à la fois.

L'invincible Alaric, qui voit ce grand tumulte,

Sans redouter l'enfer, que Rigilde consulte,

Dit aux siens, estonnez d'un accident si prompt,

Ce que ne font les chars, les hommes le feront.

Aussi-tost le premier, il commence l'ouvrage ;

Par son illustre exemple, il donne du courage ;

Et tant que la nuit dure, avec un grand effort,

Il porte et fait porter tout ce bois sur le port.

Luy-mesme à ce labeur preste ses mains royales ;

Elles sont à la fois, fortes et liberales ;

Et s'employant à tout, comme il n' espargne rien,

Ce grand prince prodigue et sa peine et son bien.

Alors sans perdre temps, dans l'ardeur qui le presse,

De mille charpentiers, il fait agir l'adresse :

Le bois change de forme ; et le bruit, et les coups,

De maillets, de marteaux, de chevilles, de clouds,

De haches, de rabots, de cizeaux, et de scies,

Font bien loin retentir les forests esclaircies ;

Et dans les rochers creux, où reside la nuit,

De cent bruits differens, il se fait un grand bruit.

L'un arrondit les mats ; l' autre forme l' antene ;

L'un à faire un tillac, met son art et sa peine ;

L'autre esleve la hune, au plus haut du vaisseau ;

L'un fait courber la quille, où doit tournoyer l'eau ;

L'autre esleve la poupe, et l'orne avecques pompe ;

Celuy-cy fait la proüe, et cét autre la pompe ;

Et malgré le sorcier, et malgré le demon,

L'un place le fanal, et l'autre le timon.

Par l'adroit calfateur on voit mettre l' estoupe ;

La poix fume, et noircit de la prouë à la poupe ;

Et le spalme jaunastre, et qui resiste aux eaux, (enduit)

Enduit esgalement le plus bas des vaisseaux.

Alors sur des rouleaux de grandeurs differentes,

Glissent jusques au lac, ces machines errantes,

Tout obstacle cedant à l'art qui les conduit ;

Et l'eau qui les reçoit, boüillonne, escume, et bruit.

A peine ces vaisseaux sont-ils hors du rivage,

Que l'adroit marinier, y met tout le cordage :

L'un gros ; l'autre menu ; l' un courbé ; l' autre droit ;

Il y monte ; il y glisse ; il vole en chaque endroit.

Au plus haut des trois mats, il guinde les neuf voiles, (hisse)

Et puis il les abaisse, en repliant ces toiles :

L' estandart sur la poupe ondoye au gré des vents,

Et meinte banderolle, à plis tousjours mouvans.

A l' entour des vaisseaux, regne la pavesade ; (rangée de boucliers)

Et pour les arrester sur l' estrangere rade,

Les anchres et leur chable, attachez à leur bord,

Sont aupres de l'esquif, qu'on a tiré du port.

La savorne pesante, est mise à fonds de cale :

Qui sert de contre-poids, et rend la charge esgale :

Et sans plus m'amuser d'inutiles discours,

Ils ont tout ce qu'il faut aux vaisseaux de long cours.

Des armes, du biscuit, et des feux d'artifice,

Cruelle invention de l'humaine malice :

Du charbon et de l'eau, des lampes, des flambeaux,

Et tout cét atirail qu'on met dans les vaisseaux.

Or Rigilde qui voit du plus haut d'une roche,

Le labeur achevé ; le despart qui s' aproche ;

Maudit esgalement ses demons et son art,

Et se resout encor, d'empescher ce despart.

Pendant la sombre nuit, il se coule invisible,

Au fond d'un grand navire, où le sommeil paisible

Avoit tout assoupy du jus de ses pavots,

Et vaincu sans combat, soldats et matelots.

Il y met aussi-tost une meche allumée ;

Il remonte, et reprend sa place accoustumée ;

Et sur ce haut rocher, il attend en suspends,

Ce que dans les vaisseaux, feront les feux rampans.

L'air souffle cependant ; la meche se consume ;

Elle eschauffe la poix ; la fait fondre ; l' allume ;

Le feu gagne l' estoupe, et s'y prend à l'instant ;

Il petille desja par un bruit craquetant ;

La fumée à flots noirs, à la flâme meslée,

S' esleve à gros boüillons, vers la voûte estoilée ;

Et dans l'obscurité de cette sombre nuit,

Esclate horriblement, et la flâme et le bruit :

Comme on voit un torrent qui ravage la plaine,

Couvrir en un moment, dans sa course hautaine,

La campagne exposée à sa vaste fureur,

Et perdre en la noyant, l'espoir du laboureur.

Tel ce torrent de feu (mais plus espouvantable)

Passe de planche en planche, et va de chable en chable ;

Vole de poupe en prouë ; et jusqu'au bout des mats,

Monte, serpente, rampe, et puis retombe en bas.

Par lambeaux enflâmez, tombent toutes les voiles ;

L'air ainsi que le ciel, a mille et mille estoiles ;

Et l'horrible clarté, qui de la flâme sort,

Donne un aspect affreux, au grand lac comme au port.

A ce bruit esclattant, le nocher se resveille :

Il escoute effrayé, la peur qui le conseille :

Et voyant tout brusler, il se jette dans l'eau,

Pour esviter la mort, qu'il voit sur le vaisseau.

Les cris dans chaque bord, montent jusqu'à la nuë :

La flâme croist plutost, qu'elle ne diminuë ;

Et le vent qui la pousse, et qui paroist fecond,

De ce premier vaisseau, la porte en un second :

De ce second apres, au troisiesme elle passe :

La flotte entiere craint une mesme disgrace :

Ou plutost elle croit qu'elle s'en va perir,

Et que tout l'art humain, ne la peut secourir.

A ce bruit effroyable, Alaric qui repose,

S' esveille, ouvre un balcon, et voit quelle est la chose :

En sent une douleur, qu'on ne peut concevoir ;

Et sa foy toutesfois se fait encore voir.

Maistre des elemens, arreste cette flâme,

(Dit-il en eslevant et ses yeux et son ame)

Il y va de ta gloire, ô Dieu bon ; ô Dieu fort ;

A ces mots il descend, et vole vers le port.

O merveille estonnante, et difficile à croire !

Mais que nous raportons sur la foy de l'histoire ;

Le vent cesse à l'instant, et l'air est obscurcy :

On le voit tout couvert, d'un nuage espaissy :

Qui s' enfle ; qui grossit ; qui noircit ; et qui creve ;

Par un deluge d'eau, dont la terre s' abreve.

Elle tombe à grands flots, sur cét embrasement,

Et son humidité, l' estouffe en un moment :

De sorte qu'Alaric, que fait voler la crainte,

Arivant sur le port, trouve la flâme esteinte :

Et n'a plus rien à faire, apres cette faveur,

Q' à rendre avec respect, ses voeux au Dieu sauveur.

Il le fait avec joye ; il le fait avec zele ;

Il rassure la flotte, où son devoir l' apelle ;

Il va de bord en bord, de l'un à l'autre bout ;

Et remet l'assurance, et le calme par tout.

Mais Rigilde qui voit son entreprise vaine,

Lors que le feu s' esteint, sent r' allumer sa haine ;

Accuse ses demons ; s' accuse le premier ;

Et pour perdre Alaric, perdroit le monde entier.

Il deteste son art, comme un art inutile ;

Son ame luy paroist peu forte et peu subtile ;

Il voit en soûpirant, cette forest de mats ;

Enfin il doute ; il craint ; mais il ne se rend pas.

Cependant de par tout, viennent les gents de guerre ;

Desja d'un camp nombreux, ils ont couvert la terre ;

Et les beaux champs de Birch, et les bords du marais,

Sont desja tous remplis, de bataillons espais.

O muse que j' escoute, et que le ciel inspire,

Instruits toy de leur nombre, afin de me le dire :

Et redis moy les noms, de ces peuples du Nord,

Qu'un beau desir de gloire, amena sur ce port.

Trente mille soldats, de la fiere Gothie,

Qui se disent sortis de l'antique Scythie,

Paroissent les premiers, avec l'arc à la main,

Conduits par Radagaise, au courage hautain.

Ils ont tous sur l' espaule, un carquois fait d' escorce,

Remply de traicts aigus, qui volent avec force :

De plumes de vautour, leur front est ombragé,

Et d'une large espée, ils ont le flanc chargé.

Les sauvages voisins du froid golphe Bothnique,

Dans leurs robustes mains, tenans tous une pique,

Arrivent les seconds, aupres de ces premiers,

Et grossissent le camp, de vingt mille guerriers.

De longs et blonds cheveux, leur espaule est couverte ;

Leurs yeux brillent d'un feu dont la couleur est verte ;

Mais d'un feu petillant, qui marque leur vigueur ;

Et leur corps est fort grand, aussi bien que leur coeur.

Athalaric les meine, et paroist à leur teste :

Sur son luisant armet, un dragon sert de creste : (armure de tête)

Mais au superbe pas, dont il marche aujourd' huy,

Un si fier animal, ne l'est pas tant que luy.

Ceux qu'on voit habiter la fertile Finlande,

Font bien voir leur richesse, en leur superbe bande :

Ils paroissent armez, et vestus richement,

Et l'or parmy le fer, brille confusément.

Ils portent de longs dards, qu'ils lancent à la guerre ;

A des chaisnes d'argent, pend leur beau cimeterre ;

Et leur bras est chargé, d'un bouclier esclatant,

Rond comme le soleil, et qui luit presque autant.

Hildegrand les commande, ou plutost les anime ;

Hildegrand, un guerrier, et sage, et magnanime ;

Dont le coeur eslevé, dans ses nobles desirs,

S'expose à cent travaux, et quitte cent plaisirs.

De vingt mille soldats, leur troupe est composée :

La conqueste du monde, à leur coeur semble aisée :

Ils mesprisent pour elle, et richesse, et repos ;

Et n'ont pour leur objet, que la gloire des Goths.

Ceux qu'on voit demeurer dans les isles Alandes,

Qui portent pour pavois, des escailles si grandes,

Que lors qu'il faut camper, le soldat qui s'en sert,

En fait comme une hutte, et s'y met à couvert,

Arrivent des premiers, où l'honneur les apelle ;

Leur front est couronné, d'une algue verte et belle ;

Et la ligne à la main, et la tortuë au bras,

On les voit à la fois, et pescheurs, et soldats.

Dix mille, pour le moins, forment cette brigade,

Qui souloit aux poissons dresser une embusquade ;

Et qui vient maintenant, par un desir plus beau,

Combattre sur la terre, ayant vaincu sur l'eau.

C'est Haldan qui les meine, homme de grand courage,

Qui souvent sans paslir, s'est veu parmy l'orage :

Et qui dans sa nacelle, ennemy du repos,

S'est moqué mille fois, de la fureur des flots.

Ceux qui boivent les eaux de la Polme escumante,

Veulent avoir leur part, à l'affaire importante :

Et du fer que leur terre a produit dans son sein,

Ils s'arment à la fois, et la teste, et la main.

Ils sont en pareil nombre, et leur troupe aguerrie,

Observe bien ses rangs, et marche avec furie :

Theodat les conduit, Theodat, qui vaillant,

Sçait joindre la prudence, au courage boüillant.

Ceux qui dans les rochers de l'aspre Livonie,

Receurent en naissant, la lumiere et la vie,

Chasseurs déterminez, qu'ils furent autrefois,

Ont les mesmes espieux, qu'ils portoient dans les bois.

Leur nombre est innombrable, et leur valeur extrême :

Le travail les deslasse, et cette troupe l'aime :

Le plus affreux peril, par elle est mesprisé,

Car rien ne l' espouvante, et tout luy semble aysé.

Wermond qui les commande, est un chasseur insigne,

Que d'un si grand employ, la troupe a jugé digne :

Hardy, laborieux, adroit, plein de vigueur,

Qui du chaud et du froid, mesprise la rigueur.

Ceux qui gelent au bord de la mer glaciale,

Se sentans eschauffez d'une ardeur martiale,

Sortant des longues nuits qu'on voit en leurs climasts,

Au desir de l'honneur laissent guider leurs pas.

Ils arrivent au camp, pleins d'espoir et d'audace,

Et la fronde à la main, par un bruit qui menace,

Ils font tout retentir, de ce bruit esclatant,

Et le lac est troublé, par ce qu'ils vont jettant.

Leur nombre est de vingt mille, et Sigar qui les meine,

Paroist esgalement, soldat et capitaine :

Il est brave et prudent, et parmy le danger,

Encore qu' il s'expose, il sçait se mesnager.

Des feroces Lapons, d'où le jour se recule,

Et des bords herissez, du grand marais de Lule,

Viennent tous glorieux des travaux qu'ils ont eûs,

Trente mille guerriers, estrangement vestus.

L'un de la peau d'un ours, fait toute sa parure ;

L'autre d'un grand sanglier, sur sa teste à la hure ;

L'un sous la peau d'un loup, paroist bizarrement ;

L'autre d'un grand vautour, fait tout son ornement ;

Un autre plus galant, est tout couvert d'hermines ;

Blanches comme la neige, et rares comme finnes ;

Et la masse à la main, et d' un superbe pas,

Il fait voir que son coeur respire les combats.

Jameric les conduit, un vieillard à qui l'âge

Laisse encore la force, et l'ardeur du courage :

Jameric, vaillant chef, qui sous le poil grison,

Conserve la vigueur de la verte saison.

Les gents de Midelphar, et ceux d'Angermanie ;

Les habitans d'Upsale, et ceux de Nicopie ;

De Narve, de Castrolme, et de mille autres lieux,

Viennent tous pour servir leur prince glorieux.

Pres d'un camp si nombreux, les rivieres tarissent :

Jusques au pied des monts, les troupes s' eslargissent :

Tout campe, tout se loge, et de tous les costez,

Les chefs sont sous la tente, et les soldats huttez. (logés dans une hutte)

Comme on voit au printemps, les vistes herondelles, (qui vont vite)

Arriver en grand nombre, et planer sur leurs aisles ;

Ainsi de toutes parts, viennent les bataillons,

Qui de ces vastes champs, couvrent tous les sillons.

D'Alaric qui les voit, l' allegresse est extrême :

Il observe les rangs ; il les compte luy-mesme ;

Il parle à tous les chefs ; il flatte les soldats ;

Et leur dit que son coeur, attend tout de leurs bras.

Par des cris redoublez, le camp respond au prince :

Il luy dit qu'il est prest de quitter sa province :

Et frappant les boucliers de la pointe des dards,

Il dit tacitement, qu'il cherche les hazards.

Mais entre ces guerriers, il voit une guerriere,

Qui paroist à ses yeux aussi belle que fiere :

Ses cheveux ondoyans, à grosses boucles d'or,

Tombant negligemment, l'embellissent encor.

Son front paroist orné d'un grand bonnet d'hermine,

Dont l'extrême blancheur, sert à sa bonne mine :

Une masse d'heron, d'un noir asprement noir,

Augmente encor le blanc, que l'hermine fait voir.

Elle a de peau de tigre, une robe volante,

Qui bien que fort sauvage, est pourtant fort galante,

L' agraphe la retrousse, et fait qu'on voit au jour,

Ses brodequins doublez de la peau d'un vautour.

Son carquois est fait d'herbe, et son arc de baleine ;

Une escharpe de jonc, jusqu'à terre luy traisne,

Qui suspend son espée, et qui mesle un beau vert,

A ce blanc moucheté, dont son corps est couvert.

La blancheur de ses bras, à l'hermine opposée,

Y trouve un nouveau lustre, et s'en rend plus prisée :

Et celle de son teint, malgré son incarnat,

Pourroit noircir un cygne, aupres de son esclat.

Tous ses traits sont fort beaux, et sa taille est fort belle :

Elle marche d'un pas, digne d'une immortelle :

Et l'on voit dans son air, superbe comme il est,

Je ne sçay quoy de fier, qui fait craindre et qui plaist.

La belle est à costé d'un Lapon de son âge,

Mais Lapon de l'habit, et non pas du visage :

Car bien loin d' estre blanc, et d' estre fait ainsi,

Son teint est assez brun, et ses cheveux aussi.

Sa mine est haute et noble, et ses yeux pleins de flâme,

Faisant voir clairement la grandeur de son ame,

Alaric les admire, et leur fait ce discours.

Quels anges lumineux viennent à mon secours ?

Si le Tibre peut voir vos beautez souveraines,

Nous vaincrons les Romains, et les beautez romaines.

Il sous-rit à ces mots, et demande aux Lapons,

Qui sont ces deux amants, en attraits sans seconds ?

Seigneur (luy dit leur chef, ce vieillard venerable)

De ces jeunes amants, l'histoire est memorable :

Et quand vostre loisir pourra me l'endurer,

Je vous y feray voir, dequoy les admirer.

Il faut, respond le roy, sans tarder davantage,

Puis que ce haut sapin, nous preste son ombrage,

Et qu'assez de loisir, nous demeure aujourd'huy,

Que vous me parliez d'elle, aussi bien que de luy.

Alors pour escouter un peu plus à son aise,

Il se panche à demy, sur le fier Radagaise :

Et chacun par respect, voulant se reculer,

Il fait signe au vieillard, qu'il commence à parler.

Seigneur, dit Jameric, parmy nous dure encore,

La feste qu'on celebre en l'honneur du dieu Thore :

Thore que nous tenons pour le plus grand des dieux,

Et qui vit comme Frigge, avec Othon aux cieux.

Or un jour qu'on chommoit cette feste celebre, ( solennisait par la cessation du travail)

(Jour malheureux pour nous, aussi bien que funebre)

Nos femmes en fureur, d'un esprit irrité,

Violerent le droit de l'hospitalité :

Et sans aucun sujet, leur brutale manie,

Fit que d'un estranger la trame fut finie :

Et que de mille dards, son triste coeur percé,

Cria vengeance au ciel, par tout son sang versé.

O fascheux souvenir, qui nous couvre de honte !

Si le crime fut prompt, la vengeance fut prompte :

Et nous sentismes bien, que les dieux irritez,

Ont en horreur le meurtre, et les impietez.

A quelque temps de là, l'impitoyable peste,

D'un invisible traict, donna le coup funeste :

Et d'un venin subtil, empoisonnant tout l'air,

La mort vola par tout, plus viste qu'un esclair.

Un esprit tout de feu, serpente dans les veines ;

Une noire vapeur, de cent chimeres vaines,

Offusque le cerveau ; vient troubler la raison ;

Et fait qu'un si grand mal, n'a point de guerison.

Ce mal se communique, et tout l'air qu'on respire,

Bien loin de l'apaiser, le redouble et l'empire :

Les hommes seulement n'en sont pas attaquez,

Les oyseaux en volant, en tombent suffoquez ;

Et tous les animaux, ont la mesme avanture,

Par l'horrible poison, qui destruit la nature.

On fuit pour l' esviter, mais on fuit vainement :

L'amy quitte l'amy, mais inutilement :

La terre pour les corps, en tous lieux est ouverte,

Et chacun porte en soy, la cause de sa perte.

Le fils servant le pere, en est assassiné ;

Le pere aydant le fils, voit son sort terminé ;

A l'enfant par la mere, est la clarté ravie ;

Elle cause sa mort, ayant causé sa vie ;

Le laict empoisonné, l'empoisonne à l'instant ;

Elle expire, il expire, et meurt en sanglotant.

La femme et le mary, qu'un noeud si saint assemble,

Ainsi qu'ils ont vescu, meurent enfin ensemble :

Mesme terre les couvre, esteignant leur flambeau,

Et n'ayant eu qu'un lict, n'ont aussi qu'un tombeau.

Les freres et les soeurs, en s'assistant se nuisent :

Les champs en sont deserts ; les villes s' en destruisent ;

Tout n'est qu'un cimetiere ; et nostre terre alors,

A peine peut suffire, à mettre tant de corps.

Ceux qu'un devoir pieux occupe à cét office,

Avant qu'avoir rendu ce funebre service,

Ont besoin que quelque autre, avec mesme bonté,

Les jette avec ce mort, qu'ils avoient aporté.

Mais bien-tost la foiblesse estant trop generale,

Aucun n'est plus jetté sous la tombe fatale :

Les morts et les mourans, pesle-mesle estendus,

Y sont horriblement en tous lieux confondus.

Icy l'un tout livide, espouvante la veuë ;

Icy l'autre tout pasle, est un mort qui remuë ;

Et lors qu'on voit tomber tous ces spectres mouvans,

On ne discerne plus les morts et les vivans.

Leurs regards sont affreux ; leur bouche est entre-ouverte ;

Ils n'ont plus sur les os, qu'une peau toute verte ;

Et dans ces pauvres corps, à demy descouvers,

Parmy la pourriture, on voit groüiller les vers.

Des cadavres hideux, en tous endroits s'exhale,

L'invisible poison, dont l'atteinte est fatale :

Et l'odeur mortifere, où là conduit le sort,

Fait entrer avec elle, et la peste, et la mort.

Tout l'art des medecins, en vain luy fait la guerre :

Et n' esperant plus rien du costé de la terre ;

Et tout nostre secours devant venir des cieux ;

Nous y portons ensemble, et le coeur, et les yeux.

On consulte l'oracle, et l'oracle en colere,

Nous rend une response, aussi rude que claire ;

Qui porte que le mal ne cessera jamais,

Si pour punition des crimes qu'on a fais,

L'on n'immole une fille, à chaque fin d'année,

Aux manes de ce mort, victime couronnée.

Permettant toutesfois, lors que le sort jetté,

L'aura mise en estat de perdre la clarté,

Si quelque autre, l' aymant, vouloit mourir pour elle,

De donner de ses feux, cette marque fidelle ;

De fermer son tombeau ; d' en destourner ses pas ;

Et d'empescher sa mort, par son propre trespas.

Mais le ciel veut son sexe, et ne veut point le nostre :

Car le crime de l'un, n' avoit pas noircy l'autre :

Et si par ce grand mal, nostre sort estoit joint,

C'estoit par un secret, que l' homme n'entend point.

Cette loy, bien que dure, enfin est acceptée :

La premiere victime, alors est presentée :

Et de son sang tout chaud, une utile vapeur,

Monte jusques au ciel, qui n'est jamais trompeur.

Le venin s' affoiblit ; le coeur se fortifie ;

Le vent agite l'air, et puis le purifie ;

Et d'un tourment si long voyant ainsi le bout,

L'agreable santé se restablit par tout.

Depuis des justes dieux la funeste ordonnance,

Recommence entre nous lors que l'an recommence :

Et desja quatre fois l'autel ensanglanté,

Avoit receu les voeux faits pour cette santé ;

Lors qu'un jour qu'on devoit choisir cette victime,

Ma fille en concevant une horreur legitime,

Abandonna la ville, et fut au bord de l'eau,

Qu'elle aperceut couvert des debris d'un vaisseau.

Icy l'on voit des mats, et des planches rompuës ;

Là parmy les cailloux, des voiles estenduës ;

Des coffres renversez ; des armes en un tas ;

Et pesle-mesle morts, mariniers et soldats.

Comme ce triste objet occupe sa pensée,

De dessous les debris de la nef fracassée,

Elle aperçoit sortir ce brave lusitain,

Qui dans ce triste estat paroist encor hautain.

O merveilleux pouvoir de l'amour sur une ame !

Tout degoutant qu'il est, il conçoit de la flâme :

Et son coeur foible alors, autant qu'il estoit fort,

Passe aux mains de l'amour, de celles de la mort.

D'autre part la pitié que sa fortune donne,

S'introduit dans le coeur d'une jeune personne :

Et la compassion ayant touché ce coeur,

Un sentiment plus tendre en est bien-tost vainqueur.

Il parle, elle l'entend ; elle parle, il l'escoute ;

Et le plaisir esgal, que l'un et l'autre gouste,

D'un invisible traict blessant leurs deux esprits,

Chacun croit ce qu'il ayme, et sans pair et sans prix :

Et l'amour triomphant sur ce triste rivage,

S' esleve un beau trophée au milieu d'un naufrage.

Mais durant qu'ils parloient, le sort estant jetté,

Ma fille est condamnée à perdre la clarté :

On la cherche ; on la trouve ; on la prend ; on l' emmene ;

Du guerrier desarmé, la resistance est vaine ;

Et dés le lendemain, sur le sanglant autel,

Son sein doit recevoir le triste coup mortel.

Il la suit, mais de loin ; il la voit, mais perduë ;

Et dans son desespoir courant de ruë en ruë,

Il aprend de quelqu'un qu'elle avoit un amant :

Il le cherche, il l'aborde, il luy parle un moment :

Et voicy son discours, si j' ay bonne memoire :

Si vous sçavez aymer, et la belle, et la gloire ;

Si vous avez un coeur digne de la servir ;

Opposez-vous au sort qui vous la veut ravir.

Assemblez vos amis ; mourons pour cette belle :

En empeschant sa mort, monstrez-vous digne d'elle :

Et soyez asseuré qu'au milieu des combats,

Vous aurez un second qui ne recule pas.

L'autre moins genereux, paroist froid et s' estonne :

Rejette le conseil que son rival luy donne :

Dit qu'il est impossible ; et que choquant les cieux,

Il auroit contre luy les hommes et les dieux.

Il luy dit qu'il y va de la santé publique ;

Il luy recite apres l'oracle qu'il explique ;

Luy fait voir le danger ; et conclud à la fin,

Qu'il faloit que ma fille achevast son destin.

O trop bon citoyen, mais amant peu fidele !

(Luy respond l'estranger plein d'ardeur et de zele)

Je t' offrois un honneur trop esclatant pour toy,

Foible et trop sage amant, sans courage et sans foy.

A ces mots il le quitte ; et dans ce mal extrême,

Ne cherchant ny secours, ny conseil qu'en soy-mesme,

Il rumine ; il medite ; et dans sa passion,

Il imagine enfin une grande action.

Il avoit un amy, qui de Lusitanie,

Estoit venu chez nous, fuyant la tyrannie :

Cét amant s'abandonne à sa fidelité ;

Et va le conjurer par l'hospitalité ;

Par les beaux sentimens d'un coeur plein de franchise ;

De le vouloir servir dans sa haute entreprise.

Cét amy genereux luy promet son appuy ;

Luy demande aussi-tost ce qu'il pretend de luy ?

Et jure par le ciel de faire toute chose,

Pour avancer l'effet de ce qu'il se propose.

Alors d'un air moins triste, et tout plein de chaleur,

Cét amant esperant de vaincre son malheur ;

Vous voyez, luy dit-il, que la suite de l'âge,

N'a point encor changé les traits de mon visage :

Si bien qu'en me donnant un feint habillement,

Je puis passer pour fille assez facilement.

C'est tout ce que je veux d'un amy que j' honnore :

Ce n'est que pour cela que mon ame l'implore :

Enfin il me peut rendre en cette occasion,

Un tesmoignage aysé de son affection.

Il sçait, sans doute, il sçait, que j'ayme assez la gloire,

Pour ne m'en pas servir dans une action noire :

Et sa propre vertu ne le portant qu'au bien,

Qu'il juge, s'il luy plaist, de mon coeur par le sien.

L'autre sans s'informer à quoy tend cét office,

Ne luy refuse pas un si leger service :

Et luy qui donneroit, et sa vie, et ses biens,

Luy trouve des habits ; luy fait quitter les siens ;

Et redoublant par la sa grace sans seconde,

Il le met en estat de tromper tout le monde :

Tant ces nouveaux habits, et sa propre beauté,

Firent changer son air par cette nouveauté.

O merveilleux effet, d'une amitié fidelle !

Comme il ayme ma fille, il veut mourir pour elle :

Et son impatience attend le nouveau jour,

Comme un jour de triomphe aquis à son amour.

A peine le soleil, qui tout le monde esclaire,

De ses premiers rayons dora nostre emisphere,

Que tout le peuple court vers ces funestes lieux,

Où l'on doit appaiser la colere des cieux.

Dans le temple aussi-tost, ma fille est amenée :

De branches de cypres on la voit couronnée ;

Et ses cheveux espars, tous couvers de rubans,

A grosses boucles d'or, volent au gré des vents.

La frayeur sur son front, ne parut jamais peinte :

Et faisant voir un coeur incapable de crainte,

Elle marcha d'un pas, qui superbement fier,

L'aprochant de la mort, sembloit la défier.

Le sacrificateur attendry par ses charmes,

Loin de verser du sang, versoit plutost des larmes :

Et l'on eust dit à voir l'un et l'autre en ce lieu,

Qu'il estoit la victime, et qu'elle estoit le dieu.

Pour moy je la suivois avec plus de foiblesse :

Et son prudent amant, caché parmy la presse,

Sans songer à se perdre, et sans la secourir,

Lasche autant que cruel, alloit la voir mourir.

Mais admirez, seigneur, une amour sans exemple :

L'autre la devançant l'attendit dans le temple :

Et comme elle arrivoit, il s'avance à l'instant,

Le visage enflâmé ; le coeur tout palpitant ;

Et cherchant par sa mort une gloire immortelle,

Je viens, dit-il alors, je viens mourir pour elle :

C'est le plus grand honneur que je sçaurois trouver,

Aussi je me veux perdre, afin de la sauver.

A ces mots surprenans, dans toute l'assistance,

Il se fait un fort long, et fort profond silence :

Et puis par de grands cris, jusques au ciel poussez,

On semble demander si ce n'est point assez ?

Tout le monde le voit ; tout le monde l'admire ;

Chacun en veut parler, mais on voit trop à dire :

Et la belle inconnuë, au coeur si genereux,

En blesse bien plus d'un par un traict amoureux.

On se presse ; on s' aproche ; on la pleint ; on s' estonne ;

L'un admire son ame ; et l'autre sa personne ;

Et tous esgalement, voyant son amitié,

Sont comblez de merveille, et touchez de pitié.

Mais bien que sa beauté presques toute autre efface,

L'oracle a prononcé, ce qu'il faut que l'on face :

Si bien que le grand prestre en faisant son devoir,

Changea lors de victime, et me rendit l'espoir.

Ma fille cependant, au milieu du tumulte,

S'examine en secret ; se parle ; se consulte ;

La voit ; la considere ; et reconnoist enfin,

Le genereux amant, qui change son destin.

Dieux (dit-elle en parlant à la feinte estrangere)

Quelle injuste fureur ce dessein vous suggere ?

Et pourquoy voulez-vous, par un zele indecent,

Sauvant un coeur coupable, en perdre un innocent ?

Le sort qui m' a choisie, a decidé la chose :

Si l'on s'oppose à luy, c'est au ciel qu'on s'oppose :

Ainsi ne venez point troubler l'ordre du sort,

Qui vous laisse la vie, et demande ma mort.

Non (luy respond l'amant, de qui l' ame est ravie)

Les dieux ne veulent point une si belle vie :

Leur justice y repugne, ainsi que leur bonté ;

Et suivant mes desirs, je suy leur volonté.

L'oracle nous l'explique, et je crois cet oracle :

A nostre commun bien, ne mettez point d'obstacle :

Si vous me regretez, mon destin est trop doux :

Et puis qu'il faut mourir, je veux mourir pour vous.

Mais je ne le veux pas, luy respond cette amante :

Loin d'amoindrir mon mal, vostre dessein l'augmente :

Oüy vous l' encherissez, sur la rigueur du sort,

Et vous m'assassinez, en empeschant ma mort.

Dieux ! Par quel sentiment, empeschez vous ma gloire ?

Je veux vivre, dit-il, mais dans vostre memoire :

Et si je puis finir, par un destin si beau,

Le thrône a moins d'éclat que n'aura mon tombeau.

L' amitié vous aveugle, ou vous rend peu sincere,

(Dit-elle en soupirant dans sa douleur amere)

Et si vous perissiez, comme vous le tentez,

Mes jours, assurément, seroient trop acheptez.

Ha, dit-il, vostre perte, ô beauté sans seconde,

Se devroit empescher par la perte du monde :

Et pour vous conserver, ô chef-d' oeuvre des cieux,

C'est trop peu que le sang que j' aporte en ces lieux.

En le voulant donner, vostre amour est insigne,

Mais si je le souffrois, je n' en serois pas digne,

Dit-elle, et disputant vos jours et mon trespas,

Vous combatez long-temps, mais vous ne vaincrez pas.

A ces mots se tournant vers toute l'assemblée,

Qui d'un si beau combat, est ravie, et troublée ;

Elle luy fait sçavoir que l'habit la deçoit ;

Et que c'est en ce jour un homme qu'elle voit.

Ayant fait ce discours d'une voix haute et claire,

L' estonnement redouble ; on ne sçait plus que faire ;

On ne sçait plus s'il faut laisser vivre l'un d'eux ;

Ou sur le mesme autel, les immoler tous deux.

L' advis est partagé ; la chose est en balence ;

Mais l'oracle parlant, nous impose silence :

Et nous oyons enfin, que les dieux en courroux,

Sans verser plus de sang, sont satisfaits de nous.

Qu'une haute vertu, leur fait tomber les armes ;

Qu'ils ne demandent plus, ny de sang, ny de larmes ;

Et qu'ils veulent encore, apres nos maux finis,

Qu'on ne separe point, deux coeurs si bien unis.

Alors jusques au ciel, montent les cris de joye ;

Et le ciel appaisé, prend les voeux qu'on envoye ;

Et nos soûpirs meslez à l'odeur de l'encens,

Sont l' innocent tribut de nos coeurs innocens.

L'on chante à son honneur ; l'on pleure d' allegresse ;

Tout le monde veut voir l'amant et la maistresse ;

Tout le monde les loüe ; et jusqu'au lasche amant,

Tout semble conspirer à leur contentement.

J' aprouve leur amour ; tous deux je les embrasse ;

Et pour faire cesser la commune disgrace,

Le prestre de nos dieux, n'ayant plus de rigueur,

De ces deux nobles coeurs, fait alors un seul coeur.

Depuis cela, seigneur, une ame à l'autre unie,

N'a jamais veu troubler cette belle harmonie :

Leur estime est esgale, et leur amour esgal ;

Et leur souverain bien n'est meslé d'aucun mal.

Mais devant obeïr à vos ordres suprêmes,

Ils n'ont pû me quitter, ny se quitter eux-mesmes :

Et nous venons tous trois, poussez d'un beau desir,

Si nous mourons pour vous, mourir avec plaisir.

Ha, luy respond ce prince, une si belle vie,

Par les mains de la mort ne sera point ravie !

Et le dieu que je sers, plus puissant que vos dieux,

A ces nobles amants decillera les yeux.

Cependant soyez seur, qu' estant dans mon armée,

Cette haute vertu de mon ame estimée,

Ne demandera rien de ma protection,

Que mon coeur ne luy donne avec affection.

Cette belle amazone, à ces mots luy rend grace ;

L'amant en fait de mesme, et ce grand prince passe :

Et revoyant le camp de l'un à l'autre bout,

Ce heros immortel donne l'ordre par tout.

Mais pendant qu'Alaric songe à vaincre la terre,

Au coeur d'Amalasonthe il fait desja la guerre :

Et bien que le despit soustienne ce grand coeur,

Elle suit malgré soy, le char de ce vainqueur.

Elle veut n' aymer plus ; elle croit estre libre ;

Mais un moment apres elle revoit le Tibre :

Ses pleurs sur ses cheveux, sont des perles sur l'or,

Et ce coeur affligé sent bien qu'il ayme encor.

Rigilde d'autre part, tousjours plus en colere,

Veut adoucir son mal par le mal qu'il veut faire :

Et changeant les demons par ses magiques vers,

Il en fait des soldats de ces peuples divers.

Durant la sombre nuit, où les feux de l'armée,

A son obscurité meslent tant de fumée,

Le sorcier les disperse ; et l'on ne connoist pas,

Ces demons travestis parmy tous les soldats.

Aucun ne les discerne ; aucun ne les regarde ;

Et dans l' oysiveté des feux des corps-de-garde,

Ces subtils artisans de la confusion,

Pour frapper ce grand coup, cherchent l'occasion.

Celuy qu'on voit meslé dans les troupes gothiques,

Apres plusieurs discours des affaires publiques ;

Du voyage entrepris ; et du dessein du roy ;

Comme insensiblement leur donne de l'effroy.

O mes chers compagnons, leur dit-il, que nos fléches

Auront peu de pouvoir, et feront peu de brèches !

Et quel heureux succès nous peut-il arriver,

Contre un peuple de fer, que nous allons trouver ?

Les Romains sont couverts d'armes impenetrables :

Leurs corps à tous nos traits, seront invulnerables :

Au lieu que desarmez, comme nous sommes tous,

Voulant compter nos morts, il faut compter leurs coups.

Celuy qui veut tromper les habitans bothniques,

Leur demande à quoy sert la longueur de leurs piques,

Et l'extrême valeur de leurs coeurs indomptez,

Contre des bancs de sable, et des flots irritez ?

Nous allons, leur dit-il, sur des mers inconnuës,

D'où jamais en nos bords les nefs ne sont venuës :

Et vous sçavez fort bien, que nos plus vieux nochers,

N'en ont jamais connu les vents ny les rochers.

Nous allons, chers amis, errer de plage en plage,

Et rencontrer enfin, un funeste naufrage :

Si bien qu'errant sur l'onde, et perissant sur l'eau,

Nous serons sans patrie, et mesme sans tombeau.

Celuy qui se feint estre un soldat de Finlande,

Peuple, comme on l'a dit, dont la richesse est grande,

Regrette en soûpirant, le lieu qu'il a quitté ;

Semble se repentir de sa temerité ;

Leur remet en l'esprit leurs campagnes fertiles ;

Et leur oppose apres les Alpes si steriles :

Dit qu'ils mourront de faim sur ce bord estranger,

Et que la guerre enfin, est leur moindre danger.

Apres, jettant les yeux sur l' esclat de leurs armes,

Et feignant finement de cacher quelques larmes,

O mes chers compagnons, leur dit-il, quel butin,

Allons nous adjouster à l'empire latin !

Nous quittons le certain, pour la gloire incertaine :

L'un est un corps solide, et l'autre une ombre vaine :

Et l'or de nostre armure, et qui brille en nos mains,

N'est qu'un riche tribut que l'on porte aux Romains.

Celuy qui des pescheurs qui sont venus des isles,

Veut esbranler l'esprit par ses ruses subtiles,

Sans employer son art en discours superflus,

Les pique par l'endroit qui les touche le plus.

O compagnons, dit-il, quelle fureur nous mene ?

Quoy ! N'avez-vous point sceu quelle est la mer Thyrrene ?

Et pourquoy portons nous la ligne et l'hameçon,

Allant sur cette mer qui n'a pas un poisson ?

Celuy qui des voisins de la polme rapide,

Tache de rendre alors le courage timide,

Leur dit, en desguisant le crime de l'enfer,

Helas ! à quoy nous sert nostre mine de fer ?

Du plus haut de ces monts qui bornent l'Italie,

Pour punir nostre audace, ou bien nostre folie,

Des rochers destachez rouleront dessus nous ;

Eh qui pourra souffrir la gresle des cailloux ?

En des lieux si scabreux, et dans un tel passage,

Tout l'art des bataillons n'est plus de nul usage :

Et cent hommes logez sur ces rochers affreux,

Arresteroient un camp plus fier et plus nombreux.

En vain nous porterons des dards et des espées,

Ayant à surmonter des roches escarpées ;

Des precipices hauts ; des torrents enfoncez ;

Où par le moindre effort nous serons renversez :

Et loin de nos amis, et loin de nos rivages,

Nous allons tous perir en des lieux si sauvages :

Pas-un ne reviendra de ces monts escartez,

Où la neige eternelle est aux plus chauds estez.

Celuy qui des chasseurs de l'aspre Livonie,

Tasche par la frayeur d'exciter la manie,

Regardant les espieux que tiennent les soldats,

Leur dit, helas en vain nous en chargeons nos bras !

Ayant veu l'Italie, en revenant d'Afrique,

J'ay veu que tous les bords de la mer Ligustique,

Ne sont que hauts rochers steriles et sans bois,

Où jamais cerf lassé ne fut mis aux abois.

Jamais rien de vivant ne bondit sur ces roches ;

Il faut chercher bien loin les forests les plus proches ;

Et tous les animaux, ainsi que je le dis,

Esvitent sagement ces rivages maudits.

Nostre art est inutile en ces tristes montagnes :

Il ne l'est gueres moins aux prochaines campagnes :

Et nous allons perir en ces horribles lieux,

Où l' on voit en tout temps la colere des cieux.

Celuy qui veut tromper par sa ruse fatale,

Ceux qui viennent des bords de la mer glaciale,

Leur dit qu'en Italie un eternel esté,

Brusle tout, par le feu qui du ciel est jetté.

Helas ! Mes compagnons, leur dit-il, la nature

Nous a mis dans la glace, et parmy la froidure ;

Et cette ambition qui porte là nos pas,

Nous met parmy la flâme, où nous ne vivrons pas.

Celuy qui des Lapons veut irriter la troupe,

Leur monstrant des vaisseaux, et la proüe et la poupe,

Et fier comme ils sont fiers, d'un ton imperieux,

Essayant d'esmouvoir leur esprit furieux ;

O peuples agissans, leur dit-il, ces navires,

Si je ne me deçoy, seront tous nos empires : (me trompe)

Et nous allons vieillir en errant sur les flots,

Pirates sans honneur, et chetifs matelots.

Par un calme profond la flotte retenuë,

Ne pourra s' esloigner d'une plage inconnuë :

Tous les vents enfermez dormiront sous les eaux,

Et nous mourrons d'ennuy sur ces maudits vaisseaux.

Enfin ces noirs demons du tenebreux empire,

Par l' oculte fureur que leur malice inspire,

Esmeuvent tout le camp, et par d'autres moyens,

Mettent une autre crainte au coeur des citoyens.

Des plus vieux habitans ils prennent la figure ;

Et dans le mesme temps que le soldat murmure,

Ils sement dans le peuple un certain bruit confus,

Que le roy qui les hait ne les reverra plus.

Ils disent qu'Alaric mesprise sa patrie ;

Que son amour pour Rome est une idolatrie ;

Qu'il ne peut plus souffrir le froid de leurs climats ;

Et qu'ils sont assurez qu'il ne reviendra pas.

Tous ces bruits differens passent de bouche en bouche ;

Chacun à son amy dit la peur qui le touche ;

Luy la dit à quelque autre ; et cét autre à son tour,

Va chercher à la dire aux troupes d'alentour.

D'abord on parle bas de ces diverses craintes,

Dont le camp et la ville ont senty les atteintes :

Mais la terreur panique esbranlant leurs esprits,

Et la ville et le camp, retentissent de cris.

Comme on oit quelquesfois, estant sur un rivage,

Gronder confusément la tempeste et l'orage ;

Et puis dans un instant tous les vents dechaisnez,

Souffler horriblement, et bruire forcenez :

Tel du soldat craintif, et du peuple timide,

Paroist foible d'abord le courroux qui le guide :

Mais en moins d'un moment, ce courroux furieux,

Leur fait pousser des cris qui percent jusqu'aux cieux.

L'un menace le prince, et l'autre prend ses armes ;

L'un veut verser du sang ; l'autre verse des larmes ;

L'un court, l'autre s' arreste, et ne sçait ce qu'il veut ;

L'un pousse, l'autre choque, et marche tant qu'il peut ;

L'un tombe, et fait tomber un autre qu'il entraisne ;

Les bataillons confus couvrent desja la plaine ;

Et l'on voit les soldats, armez et desarmez,

Se placer en desordre en leurs rangs mal formez.

En vain la voix des chefs, incapables de crainte,

S'oppose à la terreur dont l'armée est atteinte :

Le soldat effrayé ne les reconnoist plus,

Et leurs sages discours, sont discours superflus.

Le peuple, d'autre part, dresse une barricade ;

Menace le palais ; et songe à l'escalade :

Tous parlent sans s'entendre en cette occasion ;

Et par tout est la crainte et la confusion.

Alaric entendant cét horrible tumulte,

Suit le noble transport du grand coeur qu'il consulte :

Court se mettre au milieu de son camp furieux,

La colere meslée à l' esclat de ses yeux :

Et par son assurance à vaincre accoustumée,

Il l' oste aux plus mutins qui soulevent l'armée.

Quel demon, leur dit-il, agiste vos esprits ?

Quelle est cette frayeur dont vous estes surpris ?

Quel est ce foible coeur qui s'oppose à ma gloire,

Et qui veut m'arracher l'honneur de la victoire ?

Que ce lasche qui craint une si belle mort,

Vive dans sa bassesse, il est encor au port.

O merveilleux effet d'un coeur si magnanime !

Le soldat en l'oyant est honteux de son crime :

Il en baisse les yeux ; se retire sans bruit ;

Et se revoit vaillant, par son roy qui l'instruit.

Sur le peuple en fureur il gagne mesme Palme :

La ville est en repos ; le camp redevient calme ;

Et l'immortel heros qui triomphe par tout,

Remet l'ordre et la paix de l'un à l'autre bout.

Comme l'airain sonnant, les abeilles modere,

Lors que leur camp volant bourdonne de colere :

Ainsi la voix du roy par sa noble fierté,

Appaise du soldat le courage irrité.

LIVRE 3

 

 

Or durant qu'Alaric restablit toutes choses,

L'aurore peint le ciel de la couleur des roses ;

Et l'astre qui la suit, par un nouvel esclat,

Vient mesler son bel or à ce bel incarnat.

Mais si le ciel rougit, la triste Amalasonthe

Rougit ainsi que luy, de despit et de honte :

Son chagrin la devore, et parmy ce grand bruit,

Incertaine et tremblante, elle a passé la nuit.

Son ame de douleur mortellement atteinte,

A tantost de l'espoir, et tantost de la crainte :

Et ces deux passions, d'une esgale rigueur,

Font mourir et revivre, et remourir son coeur.

Ce superbe orgueilleux enflé de tant de gloire,

A qui rien n' a jamais disputé la victoire ;

Qui s'est moqué du sceptre, et qui plus d'une fois

A mesprisé le thrône, et regné sur les rois ;

Ne sçauroit concevoir qu'Alaric luy resiste ;

Il est encore ensemble, et glorieux et triste ;

Et ce noble tyran que Rigilde a trompé,

Deffend jusques au bout un empire usurpé.

Mais comme il le deffend ce grand sorcier arrive ;

La belle en le voyant est plus morte que vive ;

Car on voit dans ses yeux la fureur esclatter,

Et nul espoir enfin ne la sçauroit flatter.

Madame, luy dit-il, tout l'enfer rend les armes :

Pour charmer Alaric, il faut vos propres charmes :

Et s'ils sont impuissans comme les miens le sont,

Souffrez avec l'enfer un si sensible affront.

Comme lors qu'en esté le carreau du tonnerre, (la foudre)

A longs serpents de feu tombe dessus la terre,

On voit le voyageur demeurer interdit,

Au milieu du fracas, du coup qui l' estourdit :

Telle, et plus estonnée, Amalasonthe est veuë :

Sa douleur la surprend, bien qu'elle l' eust preveuë :

Et par un si grand coup son grand coeur estonné,

S'abandonne aux regrets estant abandonné.

Quoy, dit-elle, le sort m'est donc tousjours contraire !

Alaric veut partir ; rien ne l' en peut distraire ;

Et l'enfer impuissant cede à ce mauvais sort,

Et le ciel qui peut tout a resolu ma mort !

Et bien, cedons Rigilde, au ciel à qui tout cede :

Pour un mal incurable il n'est aucun remede :

Et lors qu'un si grand mal est au suprême point,

Le mieux qu'on puisse faire est de n'en chercher point.

Non, puis que le despit ne guerit pas mon ame,

Toute l'eau de la mer n' esteindroit pas sa flâme :

Elle est flâme elle mesme, et mon coeur consumé

Ne vit plus, et n'est plus que dans l'objet aymé.

Ne cherchons ni douceur, ni pitié, ni constance ;

Ni soin, ni repentir ; mais cherchons la vangeance :

C'est elle seulement qui nous peut soulager :

Et pour mourir en paix vivons pour nous vanger.

L'orgueilleuse beauté que la douleur suffoque,

Voudroit cacher ses pleurs au roy qui les provoque :

Mais comme elle travaille à chercher ce milieu,

Elle voit Alaric qui vient luy dire adieu.

Ce prince à dans les yeux la tristesse dépeinte ;

De la confusion ; de l'amour ; de la crainte ;

Du respect ; du chagrin ; des regards languissans ;

Sombres ; foibles ; soumis ; mais pourtant fort puissans.

La belle à dans les yeux, du feu ; de la colere ;

Du despit ; de l' orgueil ; de la douleur amere ;

De la honte qui vient du sentiment qu'elle a ;

Et pourtant de l'amour plus que de tout cela.

Par un triste regard dont la douceur le touche,

Elle l' apelle ingrat sans qu'elle ouvre la bouche :

Par un triste regard cét amant à son tour,

La nomme sans parler injuste à son amour.

Leurs coeurs accoustumez à ce muet langage,

Souffrent esgalement ce reciproque outrage :

Soupirent à la fois ; et ces coeurs esperdus,

Sentent et font sentir qu'ils sont bien entendus.

Comme on voit un torrent qu'une digue repousse,

Suspendre pour un temps son flot qui se courrousse ;

Et puis d'une fureur qui se gonfle et qui boult,

Abattre cét obstacle, et ravager par tout :

De mesme les transports de ces ames fidelles,

S' arrestent à l'abord, et ne sont veus que d'elles :

Mais enfin leur grandeur s' espanche en un moment,

Et l'amante en ces mots, entend pleindre l'amant.

Je viens, helas ! Je viens commencer mon suplice :

Ou plutost le finir si le ciel m'est propice :

Car si mes voeux ardents le trouvent sans courroux,

En vous disant adieu, je mourray devant vous.

Je viens me separer moy-mesme de moy-mesme,

Si l'on peut sans mourir quitter ce que l'on aime :

Car si pres du départ que m'ordonne le sort,

Je ne crois point encor le pouvoir sans la mort.

J' obeïs au destin ; mais avec l' esperance,

Que bien-tost mon trespas finira mon absence :

Ou qu'un triomphe prompt autant que glorieux,

Me fera revoler en ces aimables lieux.

C'est par ce seul espoir, divine Amalasonthe,

Que je puis m' esloigner de l'objet qui me dompte :

Et si je ne l' avois comme j'ay de l'ardeur,

Rome pour m'attirer manqueroit de grandeur.

Laissez-moy donc l'espoir qui me mene à la gloire :

Pour haster mon retour souhaittez ma victoire :

Et puis qu'il faut que j'aille en ces lieux escartez,

Faites que j' obeïsse, et dittes moy, partez.

Partez, respond alors cette belle irritée ;

Partez, allez trouver la peine meritée ;

L'orage ; les rochers ; et les flots irritez ;

Les vents ; les bancs de sable ; encore un coup, partez.

O trop inexorable, et cruelle personne,

Respond il, c'est assez que je vous abandonne :

C'est assez, c'est assez, que je quitte vos yeux,

Sans me les faire voir cruels et furieux.

L'orage, les rochers, et les flots en colere,

Quand la vostre paroist ne m' espouventent guere :

Et ce nuage obscur que vos yeux me font voir,

Est le seul que je crains jusques au desespoir.

Les vents, les bancs de sable, aux bords de Ligurie,

Me verront un escueil qui vaincra leur furie :

Mais contre la fureur que monstre un oeil si beau,

Il le faut confesser, je ne suis qu'un roseau.

Partir est un grand mal ; vous quitter est la genne ;

Mais vous quitter faschée, et peut-estre avec haine ;

Mais vous quitter, helas ! Quand cét oeil le deffend,

C'est de tous les malheurs, le malheur le plus grand.

O de tous les tyrans, tyran le plus severe,

Dit-elle, il fait mourir ce qu'il dit qu'il revere ;

Il flatte ; il assassine ; il soupire ; il meurtrit ;

Et son coeur ne sent rien de tout ce qu'il nous dit.

Vous craignez de partir ; vous craignez cette absence ;

Vous craignez de mes yeux la fureur sans puissance ;

Vous craignez de ces yeux l'inutile courroux ;

Mais si vous les craignez, eh pourquoy partez-vous ?

Je parts, dit-il, je parts, d'autant qu'on me l'ordonne ;

Je parts pour conquester une illustre couronne ;

Je parts pour meriter d' estre veu vostre amant ;

Et parce que mon coeur ne peut faire autrement.

Non, ne desguisez point un crime volontaire,

(Respond elle en pleurant d'amour et de colere)

Vostre coeur sans pitié va causer mon trespas,

Parce qu'il est ingrat ; parce qu'il n' ayme pas.

Ne me redites point ce que je ne puis croire :

Dites, dites plutost, je n' ayme que la gloire ;

Je n' ayme que le sang ; les morts ; la cruauté ;

Et vous n'avez pour moy, ni grace, ni beauté.

Ha, que je vous dirois un mensonge effroyable !

Respond il, obligeante et belle impitoyable :

Je vous diray plutost, vos yeux seuls me sont doux ;

Je vous ayme ardemment ; et je n' ayme que vous.

A ces mots il soupire, et regarde la belle :

Et ce soupir d'amour, poussé qu'il est pour elle,

Trouve un chemin secret qu'il n' osoit esperer ;

Passe jusqu'à son coeur ; et la fait soupirer.

Mais fiere comme elle est, et superbe dans l' ame,

Elle estouffe en naissant cét enfant de sa flâme :

Son orgueil le condamne ; et le privant du jour,

Elle abaisse les yeux, où l'on voit son amour.

Là se fait entr' eux deux, un assez long silence :

Là souffrent ces deux coeurs plus d'une violence :

Et là peuvent-ils voir qu'en ce moment fatal,

Leur amour est esgale, et leur tourment esgal.

Mais enfin le despit de cette infortunée,

Rendant quelque vigueur à son ame estonnée,

Et sa noble fierté venant à son secours,

Elle vient à la charge encor par ce discours.

Vous sçavez mieux que tous, autheur de ma disgrace,

Et le rang que je tiens, et celuy de ma race :

Vous sçavez qu' apres vous le sceptre m' apartient,

Et que je sorts enfin d'un lieu dont il vous vient.

Or qui vous peut respondre en cette longue absence,

Qu'un rival se servant des droits de ma naissance,

N'entreprenne sur vous par un double attentat,

De vous oster l'amante en vous ostant l' estat ?

Craignez, craignez seigneur, une fille irritée,

Parmy le desespoir où vous l'aurez jettée :

Craignez, craignez un sexe assez vindicatif,

Et qui pour se venger n'est que trop inventif.

Ha ! Non, respond ce prince, ha ! Non, je ne crains guere,

Dans un si noble esprit, un sentiment vulguaire :

Pourquoy faire esclatter cét injuste courroux,

Puis qu' ainsi que mon coeur, ma couronne est à vous ?

Mais vous pouvez bien voir qu'il vous croit indulgente,

Puis que lors qu'il s' esloigne il vous laisse regente,

Ce coeur, ce triste coeur, qui s' esloignant d' icy,

Vous laisse son pouvoir, et qui s'y laisse aussi.

Ha ! Dit-elle, cruel, si vous me voulez plaire,

Au moins en m' ostant tout, laissez moy ma colere :

Et par de vains propos aussi trompeurs que doux,

Ne m' ostez pas le bien de me vanger de vous.

A ces mots elle entend, cette beauté divine,

Crier aux matelots, à bord ; à la marine ;

Le bon vent est levé, qu'on s'embarque soldats ;

A bord ; embarque ; à bord ; et ne le perdons pas.

Aussi-tost elle entend mille voix inconnuës,

Qui luy perçant le coeur, percent jusques aux nuës :

Mille cris d'allegresse augmentent sa douleur,

Et le port retentit du bruit de son malheur.

Elle entend les nochers, aussi triste que pasle,

Crier, amare ; hysse ; et pouge ; et guinde ; et cale ;

Rame ; attache ; apareille ; et divers autres mots,

Qui ne sont entendus qu' à l' empire des flots.

Elle entend dans le camp tous les tambours qui battent :

La trompette guerriere, et les clairons esclattent :

Tout marche ; tout s' embarque ; et par un si grand bruit,

Son coeur du prompt départ n'est que trop bien instruit.

D'un oeil triste et mourant Alaric s' en separe ;

D'un oeil superbe et fier elle le dit barbare ;

Il part, elle se tourne, et sortant de ce lieu,

Ce prince luy veut dire, et ne peut dire, adieu.

Comme on voit dans un camp la mine sousterraine,

Cacher pour un instant le feu dont elle est plaine ;

Et puis bien-tost apres ce terrible element,

Boule-verser la terre, et bruire horriblement :

Telle d'Amalasonthe est la douleur extrême ;

D'abord elle la presse, et la cache en soy-mesme ;

Mais un moment en suite augmentant son malheur,

Le feu de sa colere esclate avec chaleur.

Quoy, dit-elle, il me quitte, et l'amour me demeure !

Quoy ce feu vit encor, lors qu'il faut que je meure !

Quoy pour l' aymer encor j'ay le coeur assez bas !

Quoy je le voy partir, et je ne le haïs pas !

Ha ! Non, non, je le haïs à l' esgal de la peste,

Celuy dont le départ me devient si funeste ;

Celuy sur qui mes yeux ont manqué de pouvoir ;

Celuy que j'ay trop veu, devant ne le plus voir.

Dieu, que n'ay-je une flotte à ramer toute preste !

J' irois, j' irois ingrat, sans craindre la tempeste ;

Sans craindre les combats ; sans craindre le danger ;

T'attaquer, te punir, te perdre, et me vanger.

J' irois dans ton vaisseau porter plus d'une flâme :

J' en aurois à la main, comme j' en ay dans l' ame :

Et j'y mettrois enfin, pour punir ta rigueur,

Ce desordre mortel que tu mets dans mon coeur.

O souhaits impuissans ! ô desirs inutiles !

O pleintes sans effet ! ô reproches steriles !

Vous ne produisez rien contre un amant sans foy,

Et si vous agissez, ce n'est que contre moy.

Là, pleine de despit, cette amante animée,

Sur un lict de drap d'or tombe à demy pasmée :

Et les yeux vers le ciel, tous trempez de ses pleurs,

Un silence eloquent parle de ses douleurs.

Mais comme elle taschoit de les rendre discrettes,

Elle entend sur le port, les clairons ; les trompettes ;

Les fiffres ; les tambours ; et ce bruit general,

Que poussent des vaisseaux voyant leur amiral.

A ce bruit importun la belle se releve :

(Car elle juge bien que son malheur s' acheve)

Et courant au balcon, et regardant vers l'eau,

Elle voit Alaric qui monte son vaisseau.

Il est environné d'une superbe troupe ;

L'or et le fer luisant, brillent sur cette poupe ;

Et ce grand conquerant tout couvert de lauriers,

Luy paroist tel qu'un Mars entre tous ces guerriers.

Elle le voit enfin ; il la voit tout de mesme ;

Le mal de l'un est grand ; celuy de l'autre extrême ;

Et leurs yeux attachez se disent à l'instant,

Ce que je ne puis dire en vous le racontant.

Elle luy tend les bras ; il tend les bras vers elle ;

Mais prest de tout ceder aux desirs de la belle,

Le desir de l'honneur redevient le plus fort ;

Il destourne ses yeux, mais non son coeur du port ;

Il met la main au sabre, et d'un coup memorable,

Afin de s' esloigner il en coupe le chable.

Les nochers aussi-tost font joüer le tymon ;

Et prenant bien le vent qui leur estoit fort bon,

Ils esloignent la terre ; et la main du pilotte,

Semble seule mouvoir toute la grande flotte ;

Car tout part, tout le suit, et tout quittant ces lieux,

La ville en peu de temps se desrobe à leurs yeux.

Comme on voit quelquesfois le camp volant des gruës,

Garder un ordre exact en traversant les nuës ;

Et sans perdre son rang voler tousjours de front,

Et par un mouvement aussi reglé que prompt.

Tels se font voir alors tous ces vaisseaux de guerre ;

D'une distance esgale ils esloignent la terre ;

Et tous sur une ligne, aydez qu'ils sont du vent,

Suivent leur amiral qui gagne le devant.

Mais pendant qu'ils s'en vont d'une course si prompte,

Un orage s' esleve au coeur d'Amalasonthe ;

Ou plutost recommence à troubler son repos,

En luy faisant maudire, et les vents et les flots.

Il s'en va le barbare ; il s'en va l' infidelle ;

Il s'en va le perfide ; et je le voy, dit-elle ;

O ciel ! Fais que la mer, changeante comme luy,

Puisse punir son crime, et me vange aujourd' huy.

Sousleve tous les flots pour perdre son navire :

Je le dois desirer, si je ne le desire :

Conduits-le, brise-le contre un fameux escueil ;

Il faut à ce grand coeur un aussi grand cercueil ;

La mer qu'il me prefere, est une sepulture,

Digne de cét orgueil qui l'a rendu parjure :

O ciel ! Injuste ciel, je veux ce que tu veux ;

Je consents au départ ; mais consents à mes voeux.

Cede, cede l'amour à l'amante irritée :

Oüy, quittons la pitié, puis qu'il nous a quittée :

Oüy, souhaitons sa perte, et pour nous secourir,

Oüy, souhaitons sa mort, qui nous fera mourir.

La trame de mes jours par sa fatale espée,

Aussi bien que le chable en ce jour est coupée :

C'est le dernier excés de sa fiere rigueur,

Et coupant cette corde il m'a percé le coeur.

Je l'ay veu, je l'ay veu, le lasche, le barbare,

Fraper cruellement le coup qui nous separe :

Et vouloir que ma mort, et ce coup inhumain,

Vinssent esgalement de sa cruelle main.

Comme d'une estincelle un fort grand feu s'allume,

De mesme en son grand coeur noyé dans l'amertume,

L'amour devient douleur, et la douleur despit ;

Le despit est apres colere en son esprit ;

Et la colere en suite, en rage convertie,

Fait ceder sa douceur, comme sa modestie ;

Remplit toute son ame ; et la faisant changer,

Toute amante qu'elle est, la porte à se vanger.

Ha ! Rigilde, dit-elle, au lieu de foibles larmes,

Pour punir un ingrat, recommencez vos charmes :

Et si vous connoissez l'excès de mon tourment,

Souslevez tout l'enfer contre un perfide amant.

Poursuivons cét amant, sur la terre et sur l'onde :

Et deust sa vanité chercher un nouveau monde

Apres avoir dompté le monde et les Romains,

Suivons-le, suivons-le pour rompre ses desseins.

Madame (luy respond le sorcier en colere)

J'ay beaucoup fait en vain, mais j'ay beaucoup à faire :

Mon art sera vangé des outrages souffers,

Et le Tibre fameux n'a pas encor des fers.

En ces mots il la quitte, et la belle affligée,

Par un si foible espoir, foiblement soulagée,

Entre en son cabinet, où la nuit et le jour,

Elle entretient sa haine, ou plutost son amour.

Cependant d'Alaric l'armée à plaines voiles,

Sous la faveur des flots, des vents, et des estoiles,

Cingloit heureusement, et ces hardis vaisseaux,

Du grand lac de Meler, laissoient bien loin les eaux.

Desja sur la main droite, où la flotte va toute,

Le port de Nicoping leur a marqué leur route :

Et l' isle de Gotlant, sejour delicieux,

Demeure sur la gauche, et se monstre à leurs yeux.

Par la faveur du vent, à leur adresse jointe,

Desja du cap d'Olant ils ont doublé la pointe ;

Descouvert Folsterbode, et sans perdre un moment,

Dans le destroit du Sund passé legerement.

Apres, sur la main gauche, en costoyant la terre,

Ils descouvrent Colding, peuple nay pour la guerre :

Et plus avant Arrhuys, qui parmy des rochers,

Mesle superbement ses murs et ses clochers.

Mais on voit moins de flots à l' entour des navires,

Qu'au coeur du conquerant on ne voit de martyres :

En vain son grand espoir tasche de le flatter ;

L'objet qu'il a quitté, ne le sçauroit quitter ;

Tousjours Amalasonthe occupe sa memoire ;

Il la voit, sans la voir, plus belle que la gloire ;

Preferant de bien loin, s'il consulte son coeur,

La qualité d'esclave à celle de vainqueur :

Et revoyant tousjours des yeux de la pensée,

Le fantosme irrité d'une amante offensée.

Il se forme un tableau de ses perfections ;

Il luy semble revoir toutes ses actions ;

Et d'une impression aussi forte que tendre,

Il la voit ; il l'entend ; ou du moins croit l'entendre :

Son coeur en est esmeu ; son coeur en est charmé ;

Et l'on voit bien qu' il ayme autant qu' il est aymé.

Il retrace en luy-mesme une adorable image,

Et de son bel esprit, et de son beau visage :

Mais apres chaque image, et chaque souvenir,

Luy cause une douleur, et luy couste un soupir.

Vers le costé de Birch il a tousjours la teste ;

Sa perte, à ce qu'il croit, surpasse une conqueste ;

Et si sur ce sujet son coeur est entendu,

Il ne sçauroit gagner autant qu'il a perdu.

Il ne peut oublier cette belle en colere ;

Il ne le voudroit pas, quand il le pourroit faire ;

Son unique plaisir consiste en ses langueurs ;

Car il en ayme tout, jusques à ses rigueurs.

Quand des hauts officiers, l'illustre et brave troupe,

Croyant le divertir vient le voir sur sa poupe,

Il feint d' estre moins triste ; il leur parle ; il respond ;

Mais son esprit abstrait luy-mesme se confond.

Il songe à son amour, lors qu'il parle de guerre ;

Eux regardent la mer ; luy regarde la terre ;

Et par de grands soupirs, eschapez malgré luy,

Il dit tacitement qu'il souffre un grand ennuy.

Comme le curieux s' esgare et s'embarrasse,

Dans les divers destours qu'un dedale entre-lace ;

Et que plus il s'avance, et plus il se confond,

Dans l' embarras douteux que tant de chemins font.

Ainsi du grand heros les diverses pensées,

Passent de l'une à l'autre, et sont embarrassées :

Et quoy que tous ces chefs veüillent le soulager,

Son esprit amoureux ne peut s' en desgager.

Mais lors que de la nuit le voile espais et sombre,

Envelope la flotte, et la mer dans son ombre ;

Et que seul sur son bord il peut en liberté,

Soupirer sans tesmoins ainsi que sans clarté ;

Helas, dit-il, helas, quelle est mon avanture !

Tout me parle en ce lieu de ma gloire future ;

Chacun me croit heureux, je suis infortuné ;

Le triomphe m'attend, je me vois enchaisné ;

Et d'un bizarre sort qui n'a point de semblable,

Je me trouve à la fois, heureux et miserable.

Heureux ! Ha juste ciel, quel estrange bonheur,

Et qu'on voit mal d'accord le plaisir et l'honneur !

Non, ne nous flattons point d'une esperance vaine :

Je puis vaincre l'orgueil de la grandeur romaine ;

Je puis, en prenant Rome, estre veu genereux ;

Mais sans Amalasonthe on ne peut estre heureux.

Quand j'auray par mon bras donné des fers au Tibre,

Pour le rendre captif je ne seray pas libre :

Et le jour du triomphe on verra dans mon coeur,

Le destin des vaincus, souhaitté du vainqueur.

Mais ma raison s' esgare en parlant de ma peine :

Non, non, pour meriter une si belle chaisne,

Il faut au Capitole, apres mille hazards,

Faire traisner des fers au dernier des Cezars.

Ainsi pleignoit ses maux le heros des vandales,

Lors que de l'enchanteur les malices fatales,

Jettoient sur son navire un charme assoupissant,

Aussi caché que prompt, aussi froid que puissant.

Par l' oculte pouvoir de sa noire magie,

Soldats et mariniers tombent en lethargie :

Et le prince luy mesme, en un profond repos,

Esprouve la vapeur des magiques pavots.

O justice du ciel, que tout roy te doit craindre !

Pour punir Alaric d'avoir osé se pleindre,

Dieu permet au demon d'attaquer sa vertu,

Car qui doit triompher sans avoir combattu ?

Sa faute vient d'une ame, et constante, et fidelle,

Mais sa noble foiblesse est pourtant criminelle :

Un heros n'est qu'un homme, et cette affliction,

Le fera souvenir de sa condition.

L'image de la mort est par tout le navire ;

A peine connoist-on si le soldat respire ;

Et le pilotte mesme attaqué du demon,

Ne voit plus, n'agit plus, et dort sur son tymon.

Un sommeil general assoupit tout le monde ;

Rigilde et ses esprits, jettent l' anchre dans l'onde ;

Et la flotte qui voit l'amiral arresté,

Jette l' anchre à son tour ainsi qu'il l'a jetté.

Alors des noirs demons les forces inconnuës,

Enlevent Alaric envelopé de nuës :

Rigilde le soustient ; Rigilde le conduit ;

Et fait ce grand larcin dans l'ombre de la nuit.

Au-delà du destroit que forment les rivages,

S' eslevent les escueils de trois isles sauvages,

Où dans ces premiers temps, les fiers peuples du Nord,

N' avoient encor construit, ny cabanes, ny port.

Le sorcier de ces trois, prend la plus reculée ;

Cache entre ces rochers sa prise signalée ;

Y porte doucement l'invincible guerrier ;

Et luy met un anneau qui fait tout oublier,

Excepté cét objet qui regne en sa memoire,

Dont il redouble encore, et l' esclat, et la gloire.

Apres, d'un art puissant, qui sçait tromper les yeux,

Il forme un tres-beau lieu de ces arides lieux :****

Tout y paroist riant ; tout y paroist fertile :

Et de broüillards espais environnant cette isle ;

Et de flots en colere enfermant ces rochers ;

Il en oste la veuë, et l'abord aux nochers.

Alors pour voir l'effet de ce qu'il se propose,

Il attend le resveil du heros qui repose :

Il se cache, il s' esloigne, il se met à l' escart :

Et redoublant encor le pouvoir de son art,

Il se rend invisible, et son ame irritée,

Attend l' evenement de cette isle enchantée.

A peine du soleil la premiere clarté,

Paroist sur le sommet de l' escueil escarté,

Qu'Alaric se resveille au bruit d'une harmonie,

Dont l'extrême douceur à de la tyrannie :

Car elle force l' ame à se plaire en ses sons,

Et ce prince est charmé des charmantes chansons.

De mille et mille oyseaux, la voix incomparable,

Fait retentir les bois d'un concert agreable :

Et leur diversité compose une douceur,

Qui passe dans l'oreille, et de l'oreille au coeur.

L'un fait retentir l'air d'une prompte cadence ;

L'autre en tons languissans interrompt le silence ;

L'un esleve sa voix par des accens aigus ;

L'autre abaisse sa voix, qu'on n'entend presques plus ;

L'un suspend l'harmonie, et puis la precipite,

Passant d'un ton fort grave, à la fughe subite ;

L'autre du ton subit, repasse au grave ton,

En variant le mode, en sa docte chanson.

L'un d'un adroit deffaut embellit la musique,

En s' escartant un peu par un ton chromatique ;

L'autre le redressant, d'un ton juste et charmant,

Tire de cette faute un nouvel ornement.

Quelquesfois le concert se taist ; fait une pose ;

Et semble mediter, le beau chant qu'il compose :

Et puis par mille voix, qui montent jusqu'aux cieux,

Ils remplissent tout l'air de sons melodieux.

Le sçavant rossignol, quelquesfois les fait taire,

Et fait seul un recit, que luy seul peut bien faire :

Il soupire ; il gemit ; il esclatte ; il se pleint ;

Il se coupe ; il se taist ; il s' emporte ; il se feint ;

Et ce chantre divin, en sa voix seule assemble,

Plus de tons et plus d'art, qu'ils n'en ont tous ensemble.

L' aymable tourterelle, et son amant discret,

Soupirent tour à tour ; se pleignent en secret ;

Et d'un ton gemissant, et d'un air solitaire,

Ils font voir que l'amour les fait chanter et taire.

L'arc-en-ciel animé, le pan superbe et beau ;

Celuy qui par des chants celebre son tombeau ;

Celuy qui vers le Phase, a pris l' or de sa plume ;

Et mille autres oyseaux, plus beaux que de coustume,

Sont veus par Alaric, qui dans un tel sejour,

Ne voit rien qui ne donne, et qui n'ait de l'amour.

Les dains et les chevreüils, y bondissent sur l'herbe ;

Les cerfs dans les ruisseaux, mirent leur front superbe ;

Et la biche legere, en mille et mille lieux,

Attire par ses bonds, et leurs pas, et leurs yeux.

Sur ces rochers affreux, plus que ne sont les Sirthes,

L'on voit par l'enchanteur, des rosiers et des mirthes ;

Le palmier tousjours vert, et l'immortel laurier ;

Bois dont est couronné, l'amant ou le guerrier.

Par tout de beaux sentiers, bordez de palissades,

Meslent l'or des citrons, aux rubis des grenades :

Et Zephir amoureux de ces arbres si beaux,

Se plaist à murmurer dans leurs riches rameaux.

Par tout on voit briller le cristal des fontaines,

Qui boüillonne et qui coule, à sources tousjours pleines,

Qui bondit, qui murmure, et qui sur des cailloux,

Gasoüille, et fait un bruit, resveur, charmant, et doux.

Mille serpents d'argent traversent la prairie,

Que l'on voit en ce lieu, fraische, verte, et fleurie :

Et dans ces beaux ruisseaux, à cours peu diligent,

Esclattent des poissons les escailles d'argent.

L'un s' eslance sur l'eau, de la source profonde ;

Et l'autre disparoist, et se cache sous l'onde :

L'un traverse les flots d'un cours precipité ;

L'autre moins violent, nage avec gravité ;

Tout se mesle et desmesle, et cette troupe errante,

Donne mille plaisirs dans cette eau transparente.

Cent amants sont couchez aux bords de ces ruisseaux,

Aupres de cent beautez qui consultent ces eaux,

Dont l' aymable miroir, aussi pur que fidelle,

Fait voir un beau portrait, aux yeux de chaque belle :

Et l'un de ces amants qui paroissent heureux,

Esclatte avec sa lire en ces vers amoureux.

Amour, on ne voit rien si doux que ton empire :

Ton esclave est content, mesme quand il soupire :

Il benit en son coeur les maux qu'il a souffers,

Et les sceptres des rois valent moins que ses fers.

Ce n'est que par toy seul, que subsiste la terre ;

Sans toy les elemens auroient finy leur guerre ;

Et l'horrible cahos mettant tout à l'envers,

Auroit desja troublé l'ordre de l'univers.

Sans toy tous les plaisirs n'ont rien qui soit aymable ;

Avec toy tous les maux n'ont rien d' insuportable ;

Tu pourrois adoucir l'amertume du fiel,

Et par toy seul la terre à les douceurs du ciel.

Goustez, sages amants, dans vos flâmes discretes,

Parmy des maux qu'on voit, cent voluptez secretes :

Contentez vos desirs, et croyez en ce jour,

Qu' il n' est aucun vray bien que celuy de l' amour.

Alaric entendant ces paroles charmantes,

Aprouve les amants ; estime les amantes ;

Et ce prince amoureux, pour ne les troubler pas,

Tourne vers un palais, et ses yeux, et ses pas.

D'un fort grand pavillon, la superbe façade,

Arreste ses regards, comme sa promenade :

Il s'arrondit en dome, et le bronze doré,

Couvre les ornemens dont il est decoré.

Il est ouvert par tout, et ses larges arcades,

De cuivre de Corinthe ont quatre balustrades :

Ses colomnes encor, sont du mesme metal,

Et l'on en voit la voûte à travers du cristal.

Sous ce dome esclattant, sont des portes d' ebene,

Où l'on voit l'art des Grecs, et la grandeur romaine :

Car mille bas-reliefs, s'y presentent aux yeux,

Mais si sçavamment faits, qu'on ne peut faire mieux.

Le mur, des deux costez, est d'un marbre de pare,

Luisant, sans tache aucune, et blanc autant que rare :

Et d'un jaspe incarnat, trois cordons eslevez,

Paroissent sur ce mur artistement gravez.

Droit au centre eslevé d'un si noble edifice,

Et pour clef de la voûte, est une agathe onice :

Où l'art industrieux, usant bien des couleurs,

A fait un beau feüillage, et pratiqué des fleurs.

La court de ce palais paroist majestueuse :

Car une galerie, et haute, et spacieuse,

A balustres dorez regne tout à l'entour, (petits piliers)

Et l'on y voit voler, et les jeux, et l'amour.

Au milieu de la court, une rare fontaine,

Eslance le cristal, dont elle est tousjours plaine :

Et ces jects eslancez, retombent en bruyant,

Sur l' albastre moüillé, que leur eau va noyant.

De cent monstres marins, la bizarre figure,

Sur ce corps transparent, a placé la sculpture :

Et ce large bassin, en vase descouvert,

Pose sur un pilier d'un jaspe rouge et vert.

Au milieu du bassin, est une Nereïde,

Qui tache d'essuyer son poil tousjours humide :

Et qui semblant presser ce poil et long et beau,

En fait tousjours sortir de l' escume et de l'eau.

L'on voit douze Tritons soustenir la machine,

Qui semblent regarder cette nimphe marine :

Et qui par une conque, eslancent haut en l'air,

Mille et mille filets, d'un cristal pur et clair.

De marbre noir et blanc, cette court est pavée ;

Vers le corps de logis, elle est plus eslevée,

Et le porphyre dur, en balustres changé,

D'un feu sombre et luisant, s'y fait voir arrangé.

Mais du grand bastiment, la façade royale,

Efface tout le reste, et n'a rien qui l' esgale :

Elle charme les yeux ; elle estonne l'esprit ;

Et fait mesme trembler la main qui la descrit.

L'ordre corinthien regne par tout l'ouvrage :

L'on voit ramper par tout, l'acanthe au beau feüillage :

Et par tout on peut voir entre ces ornemens,

Des chapeaux de triomphe, et des vases fumans.

Ce ne sont que festons ; ce ne sont que couronnes ;

Bases et chapiteaux ; pilastres et colomnes ;

Masques ; petits amours ; chifres entre-lacez ;

Et cranes de beliers, à des cordons passez.

Les yeux trouvent par tout, moulures et corniches ;

Et figures de bronze en de superbes niches ;

Phrises ; balcons hors d' oeuvre ; et cartouches encor ;

Et cornes d'abondance, à fruit, feüille, et fleur d'or.

Enfin tout ce que peut la noble architecture ;

Le bel art du dessein ; la sçavante sculpture ;

Tout est avec esclat au front de ce palais,

Qui n'a point de semblable, et n'en aura jamais.

Alaric estonné de sa magnificence,

La regarde, l'admire, et puis apres s'avance ;

Traverse un grand portique, et monte l'escalier,

Qui luy paroist superbe autant que singulier.

D'un marbre blanc et pur, cent nimphes bien rangées,

De grands paniers de fleurs sur leur teste chargées,

Où l'art et la nature ont mis leurs ornemens,

Semblent vouloir monter aux beaux apartemens.

Leur main gauche soustient ces paniers magnifiques ;

Leur droite tient les plis de leurs robes antiques ;

Et l'art a fait changer par ses nobles efforts,

Les veines de ce marbre, aux veines de leur corps.

Au haut de l'escalier se voit un vestibule,

Tel qu'en eut autrefois la ville de Romule :

Eslevé ; spacieux ; riche ; clair ; bien percé ;

Et dont la voûte semble un vase renversé.

Là de tous les costez, brille avec avantage,

Par pieces de raport un arabesque ouvrage :

Où l'or et le cristal, meslez confusément,

Forment avec l'azur un beau compartiment.

De là dans un salon, ce grand heros arrive,

Où les yeux sont trompez par une perspective :

Car dans un feint jardin, de longs rangs de cypres,

Font que l'on croit fort loin, ce qu'on voit de fort pres.

L' architecture encore y paroist fort trompeuse :

Elle est bien imitée ; elle est majestueuse ;

L'ordre en est regulier comme les ornemens,

Et rien n'est plus trompeur que ses renfondremens. (renfoncements)

Le heros immortel voit alors une chambre,

D'où s'exhale un parfum meslé de musc et d'ambre :

Qui remplissant les sens d'un plaisir infiny,

Monte jusqu' au lambris de laque et d' or bruny.

Ce bel apartement, a ses meubles fort riches :

Six tableaux excellens posent sur des corniches :

Leurs quadres d'or massif esbloüissent les yeux,

Et jamais le cyseau ne fera rien de mieux.

C'est dans un si beau lieu, que plus d'une peinture,

A la gloire de l'art, fait honte à la nature :

Et les pinceaux d' Apelle, en merveilles feconds,

Eussent deû rendre hommage au pinceau des demons.

Pour faire qu'Alaric adore Amalasonthe,

Des dieux et des heros, que l'amour blesse et dompte,

Y sont representez, et l'infernal sçavoir,

Par un si grand exemple a voulu l' esmouvoir.

Dans le premier tableau, dont l'artifice est rare,

La fille d'Agenor de belles fleurs se pare :

Et sa tresse volante, au milieu des couleurs,

Mesle son bel or brun parmy l' esmail des fleurs.

Une gaze d'argent flotte au gré du Zephire,

Couvrant non-chalamment son beau sein qui respire :

Et l' estoffe legere, à travers mille plis,

Monstre d'un si beau corps les membres accomplis.

Son visage est aimable, et la delicatesse

Que met sur un beau taint la premiere jeunesse ;

Et cét air innocent ; et cét air enjoüé ;

Rend cét exquis tableau digne d' estre loüé.

Europe que l'on voit dans ces vertes campagnes,

Semble monstrer du doigt à ses cheres compagnes,

Couché devant ses pieds un superbe taureau,

Aussi doux qu'il est fort, aussi fier qu'il est beau.

Son poil est blanc et noir, et ces taches esgales,

Laissent aux deux couleurs de justes intervales :

L'une releve l'autre, et d'un hazard heureux,

Resulte la beauté du meslange des deux.

Il courbe en se baissant, jusqu'à toucher les herbes,

Le superbe croissant de ses cornes superbes :

Et l'animal trompeur, autant qu'il est humain,

De la belle qu'il voit, leche la belle main.

Ses yeux sont grands et clairs ; sa poictrine est fort large ;

Sa croupe est ronde, pleine, et fort propre à la charge ;

L'on voit bien qu' il est fort autant comme il est doux ;

Et son fanon luy pend jusques sur les genoux. (bannière)

De beaux chapeaux de fleurs ses cornes sont ornées :

D'un long rang de rochers ces plaines sont bornées :

Et les flots de la mer y semblent agitez,

Tant ces superbes flots sont bien representez.

Vers le haut du tableau volent et se balencent,

Divers petits amours qui semblent qui s' eslancent :

Ils monstrent Jupiter, et sont tous glorieux,

De se voir les vainqueurs du monarque des cieux.

Alaric admirant cette rare peinture,

De ce dieu desguisé souhaite l' avanture :

Mais sans plus s' arrester sur un objet si beau,

Ses yeux sont attirez par le second tableau.

Il voit l' isle de Chypre en ce lieu figurée ;

Il voit le mont Olympe, et la plaine azurée ;

Il voit au bord de l'onde un pavillon tendu,

Sur des mirthes fort hauts, mollement estendu :

Et sous ce pavillon il aperçoit encore,

La reyne des beautez, avec Mars qui l'adore :

Ils sont assis sur l'herbe, et dans un sombre jour,

On voit briller l' esclat de la mere d'amour.

Ses cheveux ondoyans, à boucles naturelles,

La font paroistre aymable, et belle entre les belles :

Et les roses qu'elle a n'ont pas tant de fraischeur,

Que parmy l' incarnat son teint à de blancheur.

Ses yeux lancent des traits à qui rien ne resiste :

Ils porteroient la joye en l'ame la plus triste :

Ils sont passionnez ; doux ; brillans ; amoureux ;

Pleins de feu ; pleins d'esprit ; et pourtant langoureux.

O que sa bouche encor fait voir de belles choses !

Un meslange divin de perles et de roses,

D'attraits et de sous-ris, de charmes et d'appas,

Pourroient forcer l'envie à ne les blasmer pas.

Sa gorge par l'habit moins qu'à demy fermée,

Est un amas de neige, et de neige animée :

Et cét art merveilleux qui peut nous decevoir,

A si bien travaillé, qu'elle semble mouvoir.

Et ses bras et ses mains, n'ont rien que d'admirable :

Rien ne peut esgaler sa taille incomparable :

Et le crespe leger dont son habit est fait,

Ne monstre rien aux yeux qu'ils ne jugent parfait.

Mais si cette Venus paroist belle et charmante,

Le genereux amant est digne de l'amante :

Une noble fierté petille dans ses yeux,

Et l'on voit bien qu' il est le plus vaillant des dieux.

Il a de la beauté, mais c'est d'une autre sorte :

L'une paroist mignarde, et l'autre paroist forte :

L'une attire les coeurs, l'autre les fait trembler :

Mais tous deux de merveille ont droit de les combler.

Les graces par le peintre adroitement placées,

Se tiennent par les mains l'une à l'autre enlacées :

Et de petits amours assez pres de ce lieu,

S'amusent en enfans, aux armes de ce dieu.

L'un par un grand effort, et par un jeu fantasque,

S'enfonce presque entier dans le creux du grand casque :

Sous ce poids excessif il ne peut remuer,

Et son front accablé commence d'en suer.

L'autre inutilement veut prendre la cuirace :

Sous ce large plastron cét amour s'embarrasse :

Et de mains et de pieds, se debatant en vain,

On le voit succomber sous un trop grand dessein.

De ces jeunes enfans la troupe est occupée,

A lever seulement une pesante espée :

Ils en viennent à bout, mais ce fer glorieux,

Les emporte à la fin, et retombe avec eux.

L'un dans le grand bouclier qu'il a veu parmy l'herbe,

Par d'autres est traisné, tout fier et tout superbe :

Le plaisir qu'il reçoit esclate en ses regards,

Et ce jeune vainqueur croit triompher de Mars.

Alaric est charmé par un si rare ouvrage :

Mais encor qu'il l' arreste, un autre l' en desgage :

Dont le beau coloris fait juger ce qu'il est ;

Dont l'ordonnance est belle, et dont le dessein plaist.

Hercule dont la force a paru sans esgale,

Paroist assis aux pieds de la superbe Omphale :

Dont l'oeil imperieux, plus puissant que le fer,

Fait trembler un heros qui fit trembler l'enfer.

Par le peintre infernal on voit bien exprimée,

L'affreuse et grande peau du lion de Nemée :

Et le poil long et roux de ce fier animal,

Couvre à demy le corps d'un heros sans esgal.

Il tient une quenoüille, et sa main triomphante,

A quitté pour la prendre une masse pesante,

Qu'on voit avec son arc en un coin du tableau,

Et cette brave main piroüette un fuseau.

L'ouvrage l'embarrasse ; il en est hors d'haleine ;

Lors qu'il portoit le ciel, il avoit moins de peine ;

Et le combat de l'Hydre, ou du fleuve Achelois,

Lassa bien moins ses bras qu'il ne lasse ses doigts.

Il ne sçait ni tenir, ni tourner la fusée :

Il trouve difficile une besogne aysée :

Il rompt tout ce qu'il file, et ce heros douteux,

En paroist tout ensemble, en colere et honteux.

Il craint, luy que tout craint, qu'Omphale ne se fache :

Et ne pouvant finir cette penible tache,

Il cherche dans ses yeux s'il pourra la quitter,

Mais il file en cherchant de peur de l'irriter.

Or pendant qu'il s'efforce à tordre cette laine,

On voit bien que le rire eschape à cette reine :

Mais elle dit pourtant, d'un air imperieux,

Qu' il sera chastié s' il ne travaille mieux.

Derriere ce heros, qui semble qui soupire,

Trois filles de la reyne en esclatent de rire :

L'une le contre-fait ; l' autre le monstre au doigt ;

Et l'autre se destourne à cause qu'il la voit.

Comme elles Alaric rit de cette avanture :

Et puis jettant les yeux sur une autre peinture,

Il conclud en son coeur d'un secret entretien,

Qu'il n'est rien de trop bas, pour quiconque ayme bien.

Le quatriesme tableau, n'est qu'ombre et que fumée :

Du profond d'une grotte une flâme allumée,

Sort toute rouge et noire, et l'oeil espouventé,

Voit qu'un peintre d'enfer l'a bien representé.

Au milieu de ces feux, le trop hardy Thesée,

Du monarque des morts croit la deffaite aysée :

Enleve Proserpine, et haste son retour,

De l' eternelle nuit à la clarté du jour.

Il joint pour l'enlever, la force à l'industrie :

La belle se debat ; il semble qu' elle crie ;

Et de pieds et de mains, quoy qu'inutilement,

Elle veut eschaper aux bras de cét amant.

De par tout les demons viennent en ces lieux sombres :

Mais on voit que ces corps, ne sont que vaines ombres :

Ils voltigent legers en ce lieu tenebreux,

Et le guerrier mortel paroist plus vivant qu'eux.

Mais quoy qu'il leur resiste, et quoy qu'il puisse faire,

On voit enfin ceder l'illustre temeraire :

Pour son proche retour l'enfer n'est plus ouvert,

Il perd sa belle proye, et luy-mesme se perd.

Alaric qui le pleint, estime son courage :

Pour son Amalasonthe il feroit davantage :

Il forceroit l'enfer pour un objet si beau :

Et cependant il passe au cinquiesme tableau.

Dans son esloignement est la superbe Troye,

Et le camp des Gregeois, dont elle fut la proye :

On voit les champs couverts de plusieurs bataillons,

De hauts retranchemens, et de grands pavillons.

On voit parmy les flots des navires de guerre :

En ce petit espace, est la mer et la terre :

Dans ce rare tableau tout est bien entendu ;

Tout est mis avec ordre ; et rien n'est confondu.

On voit sur le devant Achile l'indomptable,

Qui parle à Briseis, cette captive aymable,

De qui les fers sont d'or, et qui tient arresté,

L'invincible sujet de sa captivité.

L'ouvrier industrieux, fait voir par son adresse,

Que le maistre est esclave, et l'esclave maistresse :

Il semble qu'il se pleint de quelque cruauté,

Et ce fier n'est plus fier pres de cette beauté.

C'est un lion soumis qui sçait flater son maistre :

Qui n'a plus de fureur dés qu'il le voit paroistre :

Et qui devant l'amour ce vainqueur merveilleux,

Vient soumettre sa force et son front orgueilleux.

Le heros qui le voit, se console et se flate :

Car c'est ce qu'il a fait devant sa belle ingrate :

Et l'exemple d'Achile ayant touché son coeur,

Vers le dernier tableau se tourne ce vainqueur.

Il voit sur un rocher la divine Andromede,

Et le guerrier volant qui s'avance à son ayde ;

Qui fond comme un tonnerre ; et qui d'un bras puissant,

Frape le monstre affreux qu'il atteint en passant.

L'innocente beauté par la crainte abatuë,

N'est presque en cét estat qu'une belle statuë :

On la voit immobile, et le peintre sçavant,

A fait son beau visage, entre mort et vivant.
Ce beau corps sans vigueur, s'affaisse et se relasche :

On voit qu'il s'abandonne à l'anneau qui l'attache :

Mais pourtant la pudeur par de nobles efforts,

Cache autant qu'elle peut, les attraits de ce corps.

Le guerrier animé par l'objet de sa flâme,

Fait briller dans ses yeux le feu qu'il a dans l' ame :

La colere et l'amour s'y font voir à la fois,

Et le prince des Goths croit entendre sa voix.

Le monstre d'autre part, que la rage possede,

Souffle le sang et l'eau, jusqu'aux pieds d'Andromede ;

Fait boüillonner la mer aussi bien que son sang ;

Et colore les flots, et de rouge et de blanc.

Au loingtain du tableau, Cassiope et Cephée,

La voix, à ce qu'on croit, par la crainte estouffée,

Levent les bras en haut, et demandent aux dieux,

Du fils de Jupiter le laurier glorieux.

Ils demandent qu'il vainque ; et la reyne affligée,

Triste, pasle, deffaite, en robe negligée,

Fait voir par une grande et juste nouveauté,

Qu'elle n'a plus l'orgueil qu'elle eut pour sa beauté.

L'on voit sur son visage à travers sa constance,

Et de l'affliction, et de la repentance :

Les sentimens de l'ame y sont tous exprimez,

Et les yeux d'Alaric en demeurent charmez.

O trop heureux amant, dit le prince Vandale,

Je ne voudrois avoir ta valeur sans esgale ;

Je ne voudrois avoir ton titre de vainqueur ;

Qu' afin de mieux servir la reyne de mon coeur.
Comme ce grand heros parle de cette sorte,

A travers le cristal d'une superbe porte,

Il voit un cabinet, mais si fort esclatant,

Que le char du soleil à peine l' est autant.

Il entre, et dans un lieu si remply de merveilles,

Des arts industrieux il voit les doctes veilles :

Et la nature encor, presente à ses regards,

Ses prodiges meslez aux miracles des arts.

Des vases de cristal de grandeur excessive ;

Des arbres de coral d'une couleur tres-vive ;

De grands cabinets d'ambre, et pasle et transparent ;

De grands vaisseaux d'agathe à lustre different ;

Des cuvettes de jaspe, et d'autre pierre fine ;

Des coupes de ruby ; d'autres de cornaline ;

D'onice ; d'esmeraude ; et mille autres encor,

Où le travail efface, et les pierres et l'or.

Alaric estonné de tant de rares choses,

Et conduit par l'odeur des jasmins et des roses,

Par un autre escalier prend un autre chemin,

Et trouve en descendant un superbe jardin.

Un grand rondeau d'abord au centre d'un parterre,

Luy fait voir un dragon à qui l'on fait la guerre :

Et qui la teste haute au milieu du rondeau,

Eslance avec vigueur, non du sang, mais de l'eau.

Six pescheurs à l'entour en posture animée,

Y semblent d'une main à vaincre accoustumée,

Estre prests à lancer la cause de sa mort,

Mais le trident demeure, et c'est de l'eau qui sort.

Par tout regne à l'entour, l'ombre opaque et couverte,

Que fait de ce jardin l'architecture verte :

Les preceptes de l'art y sont bien observez ;

Cabinets et berceaux ; portiques eslevez ;

Bases et chapiteaux, et colomnes superbes ;

D'un bel ordre tuscan regnent parmy les herbes :

Et font croire au heros, dont ils charment les yeux,

Que le palais de Flore est basty dans ces lieux.

Deux pavillons de marbre aux deux bouts d' une ovale,

Se presentent à luy sur une ligne esgale :

Entre ces beaux objets il les voit les premiers,

Qui s' eslevent en dome au milieu des palmiers.

Alaric va dans un ; et ce prince heroïque,

En ce lieu sombre et frais, trouve un bain magnifique :

Sa figure octogone est au soleil levant :

Quatre degrez de marbre enfoncez bien avant,

Sont propres à s'asseoir pres de l'onde argentée,

Dans la cuve de jaspe abondamment jettée.

Cette eau sort à grands flots, de l'urne de cristal,

Que tient sous le bras droit un fleuve de metal :

Qui parmy des roseaux, et des glaieuls humides,

Semble comme appuyer son front coupé de rides :

Pendant que d'une main on voit qu'il veut secher,

Le long poil tout moüillé qui paroist l' empescher :

Et secher à la fois sa barbe herissée,

Degoutant sous la main dont on la voit pressée.

Chaque angle à sa colomne, et l'on y voit encor,

Le linge et les parfums, en quatre vases d'or,

De qui les bas-reliefs sont superbement riches :

Quatre nimphes de marbre en quatre grandes niches,

Reprennent leurs habits comme sortant de l'eau,

Et descouvrent un corps aussi blanc qu'il est beau.

En sortant de ce lieu, basty par un fantosme,

L'invincible Alaric entre sous l'autre dome :

Il y trouve une grotte admirable en beauté,

Où l'on voit un meslange, et d'ombre et de clarté.

Cent rochers de cristal à pointes inesgales,

Sont parmy des rochers de rubis et d'opales :

Cent branches de coral de plus d'une couleur,

De la superbe grotte augmentent la valeur :

Et l' argent lumineux de la nacre changeante,

Imite de l'iris la splendeur inconstante.

Là brille l' esmeraude, et la pierre d'azur :

Là brillent les zaphirs d'un esclat vif et pur :

Là se voit la turquoise, ainsi que l' amethiste ;

Et le jaspe incarnat ; et celuy d'un vert triste ;

Et la perle barroque ; et la topase encor ;

Qui parmy son cristal fait voir un lustre d'or.

Là d'un esclat sanglant se voit la cornaline ;

Là d'un sable doré brille l' avanturine ;

Rien d' esclatant n'y manque, et l'oeil n'y cherche pas,

Ni l'eau des diamants, ni le feu des granats.

Des bords de l'orient, et des climats barbares,

On voit le bel esmail en des coquilles rares :

Dont les diversitez, et les vives couleurs,

Parmy ce riche amas semblent semer des fleurs.

Mille et mille jects d'eau font ces roches humides,

D'un cristal bondissant, et de perles liquides :

Et d'un bruit aussi grand qu'il est delicieux,

Ils charment à la fois, et l'oreille et les yeux.

Au sortir d'une grotte aussi belle que rare,

Sous un bois d'orangers ce grand heros s' esgare :

Où cent petits ruisseaux, dans un sejour si frais,

Cachent leurs petits flots sous un gazon espais.

Or comme il voit cette eau, qui se haste et se presse,

Il voit, ou pour mieux dire, il croit voir sa maistresse :

Qui dort au bord de l'onde, et ce fidele amant,

S' arreste fort surpris d'un objet si charmant.

Sa main gauche soustient sa teste un peu panchée :

Sa main droite est sur l'herbe, où la belle est couchée :

Et son voile tombé sur ce grand tapis vert,

Fait qu'on voit respirer son beau sein descouvert.

Elle monstre d'un bras la neige esbloüissante :

Il pose mollement sur cette herbe naissante :

Et ses cheveux espars volent au gré du vent,

Qui semble s' y joüer tant il les meut souvent.

Alaric est charmé par de si belles choses :

Il voit en son pouvoir, et des lis et des roses :

Cependant loin de prendre aucune liberté,

Il se voit retenu par sa noble fierté.

Tous endormis qu'ils sont, ses yeux sont redoutables :

Il sçait bien qu' ils sont fiers autant qu' ils sont aymables :

L'amour et le respect esgalement puissans,

Font long-temps disputer sa raison et ses sens :

Mais pendant qu'en secret luy-mesme se conseille,

L'occasion eschape, et la belle s' esveille.

Alors d'autre façon exprimant ses desirs,

Il luy despeint sa gloire ainsi que ses plaisirs :

Et la belle à son tour, pour le combler de joye,

Le voit avec douceur, et souffre qu'il la voye.

Il tache d'exprimer ses tendres sentimens :

De monstrer son amour par ses contentemens :

De mettre dans ses yeux ce qu'il sent dans son ame :

Et de faire esclater son transport et sa flâme.

La feinte Amalasonthe, adroite au dernier point,

Luy laisse deviner ce qu'elle ne dit point :

Et par certains regards dont la douceur le touche,

Elle en dit plus des yeux que non pas de la bouche :

Elle veut qu'il l'entende, il l'entend en effet :

Et vous sçaurez bien-tost si son heur est parfait.

LIVRE 4

 

 

Pour des coeurs où l'amour regne avec violence,

Rien n'est plus eloquent qu'un eloquent silence :

Et ces coeurs amoureux y trouvant des apas,

Entendent aysément ce qu'il ne leur dit pas.

Certains rayons diserts, par qui les yeux s'expliquent,

Passent de l'un à l'autre, et s'entre-communiquent :

Et chacun tour à tour fait entendre et reçoit,

Ces secrets sentimens que personne ne voit.

Ainsi du grand heros l'intelligence prompte,

Entendit aussi-tost la feinte Amalasonthe :

Et devenu hardy par ce regard charmant,

L'amour ouvrit la bouche à cét illustre amant.

Croiray-je, luy dit-il, que la bonne fortune,

Veüille enfin couronner une vertu commune ?

Croiray-je vos beaux yeux ? Et sans les irriter,

Croiray-je avoir un bien qu'on ne peut meriter ?

Comme il est sans limite, il passe ma croyance ;

Peut-estre fais-je un crime ayant de l'esperance ;

Car les thrônes des roys pres de vous sont si bas,

Que c'est vous abaisser que d'y porter vos pas.

Oüy, vostre illustre main qui n'a point de seconde,

Ne devroit recevoir que le sceptre du monde :

Il est seul digne d'elle, et pour vous aquerir,

Quelque vaste qu'il soit je le veux conquerir.

Là d'un bel incarnat, et d'un sous-ris modeste,

Elle veut, parlant peu, qu'il devine le reste :

Et bien qu'elle ait dessein de luy plaire en ces lieux,

Elle luy respond moins de la voix que des yeux.

Croyez, dit-elle alors, tout ce qui vous peut plaire :

Mon coeur ne parle point une langue plus claire :

Le vostre, s'il luy plaist, peut se l'imaginer,

Mais s'il le veut sçavoir, il doit le deviner.

A ces mots se levant sans oüyr sa replique,

Ils trouvent au palais un festin magnifique :

Où l'ordre et l'abondance, avec la propreté,

Eust surpassé des Grecs la molle volupté.

Cent et cent officiers servoient sur cette table :

L'arrabe y fournissoit un parfum delectable :

Et le chant phrygien meslé parmy les sons,

Inspiroit de l'amour par ses tendres chansons.

Bien avant dans la nuit la belle feste dure ;

Cent lampes de cristal parmy son ombre obscure

Jettent à longs rayons une vive clarté,

Par qui semble du jour l' esclat ressuscité.

Mais apres ces concerts si pleins de melodie,

La belle Amalasonthe enfin le congedie :

Et ce prince est conduit dans un apartement,

Que la pourpre de Tyr orne superbement ;

Où l'or brille en cent lieux sur les meubles d'yvoire ;

Faisant de ce palais, le palais de la gloire ;

Où celuy du soleil, tel que nous le voyons,

Tout couvert de splendeur, d'esclat, et de rayons.

Là ce prince amoureux se retrace l'idée

De l'objet dont son ame est tousjours possedée :

S'endort en y songeant ; y songe en son sommeil ;

Et ne revoit que luy, mesme apres son resveil.

Comme on voit un avare avoir dans un voyage,

Des thresors qu'il cherit, l' inseparable image ;

Ne penser qu'à son or, ce metal precieux,

Qu'il a tousjours present, bien que loin de ses yeux.

Ainsi l'unique objet qu'Alaric trouve rare,

L'occupe incessamment, et rien ne l' en separe :

Il le voit sans le voir, et ce fidele amant,

A tousjours dans l'esprit ce fantosme charmant.

Mais pendant qu'il repose, allons voir dans sa flote,

Quel fut l'estonnement de l'endormy pilote,

Lors qu'à la fin du charme, avec beaucoup d'effroy,

Il vit qu'il estoit jour, et ne vit plus le roy.

Il le cherche à la proüe ; il le cherche à la poupe ;

Il l'apelle ; il s'escrie ; il esveille la troupe ;

Et la troupe esveillée aprenant son ennuy,

Joint ses cris à ses cris, et cherche comme luy.

On ne le trouve point dans la chambre royale :

Et depuis le tillac jusques à fond de cale ;

On le cherche par tout, mais inutilement,

Et la douleur redouble avec l' estonnement.

On croit que dans la mer, pendant la nuit obscure,

Ce prince aura trouvé sa triste sepulture :

Que tombé dans les flots ils l' auront estouffé ;

Et que la mort enfin en aura triomphé.

L'on y jette aussi-tost des harpins et des sondes,

Mais on ne trouve rien sous les vagues profondes :

Ces adroits mariniers y plongent presques tous ;

Ils vont toucher en vain le sable et les cailloux ;

Et revenant sur l'eau sans aucune esperance,

Ils y meslent des pleurs, et leur deüil recommence :

Et par mille soupirs, profonds et douloureux,

Ils accusent le ciel d'un sort si malheureux.

Alors pour publier cette mort violente,

Ils font jetter en mer la chaloupe volante ;

Qui va de bord en bord aprendre à leurs vaisseaux,

Qu' ils ont tous fait naufrage au vaste sein des eaux ;

Que la perte du prince, est celle de l'armée ;

Et que son haut dessein est reduit en fumée.

Tous les chefs estonnez viennent dans leur esquif ;

Ils font retentir l'air d'un son triste et pleintif ;

Ils paroissent frappez d'un grand coup de tonnerre ;

Et tous sur l'amiral tiennent conseil de guerre :

Car ces braves guerriers, quoy que pleins de valeur,

Ne sçavent que resoudre en un si grand malheur.

Comme lors que l'on voit l'astre de la lumiere,

Perdre le vif esclat de sa splendeur premiere,

L'on voit toute la terre en perdant sa clarté,

Predire son malheur par cette obscurité.

Ainsi l'astre des roys esclipsé de leur veuë,

Fait que toute la flote en sa perte impreveuë,

Croit voir escrite au ciel comme un arrest fatal,

Une suite de maux qui vient d'un si grand mal.

Ces chefs espouventez s'informent de la chose,

Mais sur cét accident tous ont la bouche close ;

Tous n'en sçavent que dire ; et tous levant les yeux,

Desesperez qu'ils sont, poussent des cris aux cieux.

A ces cris esclatans tous les vaisseaux respondent ;

Et leurs voix à ces voix tristement se confondent ;

L'air retentit par tout du bruit de cette mort,

Et le nom d'Alaric vole de bord en bord.

Alaric, Alaric, dit le triste esquipage ;

Alaric, Alaric, replique le rivage,

Et l'on entend alors, tant ce nom leur est cher,

Alaric, Alaric, de rocher en rocher.

Mais lors que de ce mal l'extrême violence,

A tant de tristes voix eut imposé silence,

Le grand prelat d'Upsale en arrestant ses pleurs,

Mesla devotement son zele à ses douleurs :

Et d'une ame plus ferme, et d'un air venerable,

Il leur tint ce discours sur leur sort desplorable.

O secret du tres-haut, impenetrable aux sens,

Que pour te descouvrir nous sommes impuissans !

Et de quelque clarté que l'ame soit pourveuë,

Que l'obscur advenir est loing de nostre veuë !

Il est enveloppé de nuages espais,

Que l'oeil de la raison ne penestre jamais :

Et l'incertain progrez qui suit nos avantures,

Trompe ordinairement toutes nos conjectures ;

Nous fait voir en deffaut ; et nous fait confesser,

Qu'au lieu d'ouvrir les yeux ils les faut abaisser.

Que la prudence humaine est rarement propice !

Qu'elle meine souvent nos pas au precipice !

Qu'elle est un mauvais guide ! Et que dans cette nuit,

On s'esgare souvent quand elle nous conduit.

Plus elle subtilise, et moins elle est subtile ;

Plus elle croit servir, et moins elle est utile ;

Lors qu'on pense avancer on recule plus fort ;

Ce qui doit nous guerir haste encor nostre mort ;

Ce qu'on croit qui nous serve est ce qui nous atterre ;

Tel veut faire la paix qui fait apres la guerre ;

Et tel tout au contraire ayant d'autres projets,

Songe à faire la guerre, et ne fait que la paix.

L'un bastit des maisons superbes en structure,

Qui n'a besoin de rien que d'une sepulture :

Tout un peuple travaille à ce palais si beau,

Et puis sans y loger il entre en un tombeau.

L'autre pour s'enrichir s'expose à mille orages ;

Ne se rend point prudent par cent et cent naufrages ;

Et l'avare desir dont il sent les efforts,

Luy fait perdre le jour sans gagner des thresors.

L'un plus vindicatif s'abandonne à la haine ;

Pour procurer du mal se donne de la peine ;

Croit perdre un ennemy lors qu'on le voit perdu ;

Et tombe dans le piege apres l'avoir tendu.

Un autre ambitieux medite des conquestes ;

Croit desja voir un char et des couronnes prestes ;

Croit desja voir des roys à ce char enchaisnez,

Par luy superbement en triomphe menez ;

Mais dans les vains projets de sa gloire future,

Un regard seulement change son avanture :

Un regard seulement du celeste moteur,

Renverse le triomphe et le triomphateur.

Malgré l'ambition de nostre ame si fiere,

Les honneurs ne sont rien que terre et que poussiere :

L'eternel qui s' en jouë en fait ce qui luy plaist ;

Le thrône est renversé, tout superbe qu'il est ;

Et d'un seul mouvement la puissance divine,

Doit un jour renverser la terrestre machine.

Abaissons, abaissons, et nos coeurs et nos yeux,

Et ne murmurons plus contre l'ordre des cieux :

Voyons l'aveuglement de l'humaine prudence,

Et sa foiblesse enfin contre la providence,

Qui gouverne la terre, et dont la seule voix

Renverse les estats, les thrônes, et les rois.

Le nostre, ô vaillants chefs, si digne de vos larmes,

A fait trembler le monde au seul bruit de ses armes :

Mais ce n' estoit qu'un homme, et l'on voit en ce lieu,

Que l' homme ne peut rien contre le bras d' un dieu.

Adorons des secrets qui sont impenestrables ;

Sauvons de ce debris les restes pitoyables ;

Invoquons du tres-haut les advis sans pareils ;

Et faisons qu'il preside à nos sages conseils :

Ayons pour nostre objet son honneur et sa gloire,

Et le bien de l' estat plus grand que la victoire.

Là le sage prelat termine son discours ;

Là chacun de ses pleurs veut arrester le cours ;

Là chacun s'examine, examinant la chose ;

Et ce bien de l' estat est ce qu'on se propose :

Chacun l'a pour objet ; chacun s'en fait des loix ;

Et lors qu'un long silence eut arresté leurs voix,

Hildegrand affligé de la perte publique,

Avec un long soupir en ces termes s'explique.

En l' estat malheureux qu'on nous voit aujourd' huy,

Le haut dessein du roy finit avecques luy :

Ce dessein despendoit de sa seule personne :

Il faut, pour l'achever, porter une couronne :

Et si de la raison je discerne le choix,

Je tiens qu'il faut un roy pour combatre des rois.

Si par cette raison mon ame n'est trompée,

Il faut porter un sceptre aussi bien qu'une espée :

Estre esgal à ces rois pour les pouvoir dompter ;

Et descendre du thrône avant que d'y monter.

Ne flattons point nos coeurs d'une vaine esperance ;

Puis qu'elle est sans le prince elle est sans aparence ;

Ce heros n' estant plus nostre camp est deffait ;

Et la cause cessant on voit cesser l'effet.

Les roys ne meurent point, replique Radagaise,

Un retour si honteux n'a rien qui ne desplaise :

Et perdant ce heros que le sort nous ravit,

Amalasonthe regne, Amalasonthe vit.

Suivons, suivons du roy les desseins magnanimes,

Et par là faisons voir ses armes legitimes :

Allons, braves guerriers, apres mille hazards,

Luy faire un vain tombeau du thrône des Cezars :

Achevons son voyage ; achevons sa victoire ;

Puisque ce prince est mort faisons vivre sa gloire ;

Et sans nous amuser à des pleurs superflus,

Faisons le triompher, lors mesme qu'il n'est plus.

En pensant nous servir vostre coeur nous veut nuire,

Sa valeur le seduit comme il nous veut seduire,

Luy respond Theodat, mais dans nostre malheur,

Faites que la raison regle cette valeur.

D'un projet incertain la fin est incertaine :

Nous n'avons plus un roy, nous avons une reyne :

Bien loin de la servir, c'est faire un attentat :

Et partir sans son ordre est un crime d' estat.

De cette ambition rejettons les amorces :

Tout roy qui monte au thrône à besoin de ses forces :

Lors qu'il peut l' affermir il croit assez gagner :

Enfin il regne en paix s'il sçait l'art de regner.

Il regne donc sans gloire ainsi que sans courage,

(Repart Athalaric, que ce discours outrage)

Et mauvais politique il cherche à se tromper,

Car pour calmer le peuple il le faut occuper.

Si nous sommes vainqueurs, et que Rome soit prise,

La reyne aprouvera nostre haute entreprise :

C'est par l' evenement qu'on juge des desseins :

Et nostre sort enfin despendra de nos mains.

Le sort, respond Sigar, ne despend de personne :

Loin de subir des loix, c'est luy qui nous en donne :

Et c'est trop se commettre en un fait important,

D'abandonner au sort ce qui nous touche tant.

Le peril est certain ; la gloire est incertaine ;

L'un est un corps solide, et l'autre une ombre vaine ;

Et hazarder l' estat sur un si foible espoir,

C'est choquer la prudence ainsi que le devoir.

Nous ne hazardons rien, dit Haldan en colere,

Pourveu que nous fassions ce que nous devons faire :

Car je tiens pour certain, que le foible et le fort,

Font ainsi qu'il leur plaist, leur bon ou mauvais sort.

Ils le font en effet, ou par leur imprudence ;

Ou par le jugement qui conduit leur vaillance ;

Dit alors Jameric, et leur sort inesgal,

Despend de leur conduite, et d'agir bien ou mal.

La mort de nostre roy, si triste et si funeste,

Par le commencement nous fait juger du reste :

Et que peut-on attendre en voyant cette mort,

Si mesme le pilote a fait naufrage au port ?

Souvent, respond Wermond, et la honte, et la gloire,

Et le bien, et le mal, la fuite et la victoire,

Se suivent de fort pres ; et souvent le destin,

Change et rechange encor, du soir jusqu'au matin.

La mer paroist tranquile apres un grand orage,

Et quand il est passé l'on ne fait point naufrage :

Et ce grand coup de vent qui sousleve les flots,

Fait cesser la tempeste, et nous met en repos.

Invincibles guerriers, la gloire nous apelle,

Mais c'est par l'Apennin qu'il faut aller vers elle ;

Mais c'est d'un noble feu que nous devons bruler ;

Mais c'est en avançant au lieu de reculer.

Entre ces deux advis se partagea la troupe,

Que l'on voyoit alors sur la royale poupe :

Et par le nombre esgal, l' inesgal sentiment,

Incertain et douteux, balence absolument.

Comme on voit quelquesfois entre deux calamites,

Dont la force pareille a les mesmes limites,

Le fer, qui suspendu, nous force à l'admirer,

Sans que ces deux aimans le puissent attirer.

De mesme en ce conseil, d'esgale violence,

Entre ces deux advis la chose est en balence :

Et la nuit qui survient les remene à leur bord,

Sans que leurs sentimens puissent estre d'accord.

Mais lors qu'elle eut meslé parmy ses sombres voiles,

Et l'argent de la lune, et celuy des estoiles,

Et mis toute la flote en un profond repos,

Un ange au vieux prelat fit oüir ces propos.

Leve-toy, leve-toy, le ciel te le commande,

Obeïs promptement, et fais ce qu'il te mande.

Alaric n'est point mort ; Alaric voit le jour ;

Et si tu m'obeïs on verra son retour.

R' assure, en me croyant, ton ame espouventée :

Il faut oster au prince une bague enchantée ;

La jetter dans la mer ; et d'un coeur sans effroy,

Faire finir le charme, et delivrer le roy.

Par un calme profond la flote retenuë,

Où tu la quitteras, attendra ta venuë :

Et les vents enfermez dans les thresors de dieu,

La laisseront à l' anchre, et dans ce mesme lieu.

Fais voguer ta chaloupe à rames mesurées ;

Traverse dans la nuit les plaines azurées ;

Je seray ton pilote, et le soleil levant,

Te fera voir une isle, et ce prince vivant.

Ton incredulité par ton zele excusée,

Obtiendra le pardon pour ton ame abusée :

Mais repare ta faute, et sans perdre un moment,

Je te le dis encor, obeïs promptement.

Ces mots imperieux, d'une occulte puissance,

Exigent du prelat la prompte obeïssance ;

Il s'assied ; il se leve ; et dans son repentir,

Je suis prest, respond-il, je suis prest à partir.

A l'instant par son ordre on descend la chaloupe :

Et repassant des yeux la maritime troupe,

Six robustes rameurs par le vieillard nommez,

Se rangent deux à deux à dos desja courbez ;

A bras desja tendus ; à rames desja hautes ;

Et le divin Typhis suivant ces argonautes,

Se place au gouvernail le prelat pres de luy,

Plein de crainte et d'espoir, d' allegresse et d' ennuy.

Alors desja bien loing les montagnes laissées,

S'enfoncent dans les flots les rames abaissées,

La chaloupe s'eslance, et par un grand effort,

Du navire immobile elle esloigne le bord.

Comme on voit chaque soir au milieu du silence,

Voler l' oyseau nocturne avecques violence ;

Se perdre dans la nuit en s'eslevant aux cieux,

Et dans l'obscurité se desrober aux yeux.

De mesme la chaloupe en voguant parmy l'ombre,

Entre les flots noircis trouve une route sombre ;

Disparoist aux nochers ; et vole sur cette eau,

Comme vole dans l' air le tenebreux oyseau.

Par ces hardis rameurs sont desja descouvertes,

Les cimes des rochers de deux isles desertes :

Et le dernier escueil, comme en esloignement,

A ces mesmes rameurs paroist confusément.

Car malgré le demon dans cette nuit obscure,

Son art surnaturel cedoit à la nature :

Et malgré les broüillards qu'il avoit amassez,

On voyoit de l' escueil les sommets herissez.

Alors ramant encor plus fort que de coustume,

Parmy les flots tous noirs ils font blanchir l'escume :

Et d'une voix flatteuse, et qui donne du coeur,

Le celeste pilote excite leur vigueur.

Compagnons, leur dit-il, ramez, la chose presse :

La liberté du roy despend de vostre adresse :

De grace faites force, et hastant son retour,

Qu'il doive à vos labeurs, et le sceptre, et le jour.

Ce discours les surprend ; ce discours les estonne ;

Mais pourtant leur esprit au plaisir s'abandonne :

Et comme ce qu'on veut est creu facilement,

L'ange les persuade, et le fait aysément.

Ces rameurs animez par sa juste priere,

Se panchent en avant ; se panchent en arriere ;

Les rames à la fois, tantost haut ; tantost bas ;

Suivent du mouvement l'invisible compas :

Et faisant boüillonner la campagne salée,

Font glisser sur les flots la chaloupe esbranlée :

Et ces flots tournoyans passent confusément,

De la proüe à la poupe en ce mesme moment.

Mais insensiblement la noirceur diminuë ;

Desja quelque blancheur a coloré la nuë ;

Et l'astre tout-puissant qui fait ouvrir les fleurs,

Desja mesle à ce blanc de plus vives couleurs.

Au chant de mille oyseaux Alaric se resveille ;

Et de l'objet aymé la beauté nompareille

Se resveille en son ame, et parmy ces plaisirs,

Avec le jour naissant renaissent ses desirs.

Il se leve aussi-tost, et l'amour qui le presse,

Le remene à l'endroit où dormit sa maistresse :

Il se la represente en cét aymable estat ;

Il se la represente avec tout son esclat ;

Et l'idolastre amant baise presques les herbes,

Où la fiere beauté marqua ses pas superbes :

Et l'idolastre amant enchanté par les yeux,

Ne sort qu'en soupirant de ces aymables lieux.

De là, vers un canal à riche balustrade,

Sous une sombre allée il fait sa promenade :

Mais comme il se retourne, il voit venir à luy

La cause de ses feux comme de son ennuy.

Telle devoit paroistre aux forests de la Grece,

Dans l' isle de Delos la chaste chasseresse :

Telle en son noble orgueil devoit paroistre aux cieux,

La superbe moitié du souverain des dieux :

Et quelques grands attraits que leur donne la fable,

Cette feinte beauté cede à la veritable :

Tant cét adroit fantosme avoit bien imité,

De l'aymable princesse, et l'air, et la beauté.

Sa robe est de drap d'or, et par fleurs naturelles ;

Elles en ont l'esclat, mais l' art les fait plus belles :

Et leur diversité que range un docte choix,

La fait paroistre aux yeux, belle et riche à la fois.

De plumes et de fleurs ses tresses sont couvertes ;

Ces fleurs font un esmail parmy ces plumes vertes :

Et du milieu des deux pend une gaze d'or,

Qui flotte au gré du vent, et l'embellit encor.

A longs et larges plis, pend l'une et l'autre manche ;

Aupres de ses beaux bras l' albastre n'est point blanche ;

Et le crespe leger qui s' esbranle souvent,

Fait voir un sein de neige alors qu'il plaist au vent.

Cent filles, pour le moins, la suivent sans leursvoiles :

Et comme on voit la lune au milieu des estoiles,

Effacer leur esclat par ses vives clartez,

Telle est cette beauté parmy tant de beautez.

Alaric tout charmé de sa grace divine,

S'aproche avec respect de la belle heroïne :

Et l'immortel heros qui n'a point de pareil,

Avec les yeux d'une aigle observe son soleil.

Il paroist amoureux ; elle paroist civile ;

Et lançant dans son ame une flâme subtile ;

Et sçachant mesnager ses dangereux apas,

Elle blesse son coeur comme en n'y songeant pas.

Madame, luy dit-il, en me rendant vos charmes,

Que vous m'espargnerez de soupirs et de larmes !

Car si j'en crois mon coeur, les cieux me sont tesmoins,

Qu' il a souffert sans vous un siecle pour le moins.

Que les momens sont longs hors de vostre presence !

Qu'on trouve de longueur à la plus courte absence !

Que vos yeux esloignez ont encor de pouvoir !

Et qu'il est mal-aisé de vivre sans les voir !

Vostre unique beauté rend la terre plus belle :

Avec elle tout plaist, mais rien ne plaist sans elle :

Et bien que la nature ait orné ces beaux lieux,

Ils doivent leur esclat à l' esclat de vos yeux.

Mesme en donnant la mort ils donnent de la joye ;

Pour estre bien-heureux il suffit qu'on les voye ;

Pour estre malheureux il suffit seulement,

Que l' on soit sans les voir un funeste moment.

C'est passer, c'est passer, du plaisir à la peine ;

Du repos au travail ; de la gloire à la gesne ;

De la bonne fortune au plus rigoureux sort ;

Et pour tout dire enfin, de la vie à la mort.

Ha vous en dites trop ! Luy respond l' heroïne ;

Une adresse excessive est souvent la moins finne :

Et malgré l' eloquence, et malgré tous vos soins,

J' en croirois beaucoup plus si vous en disiez moins.

Dieu ! Pouvez-vous douter, luy dit-il, de ma flâme ?

Examinez mon coeur ; lisez bien dans mon ame ;

Et pour sçavoir quelle est mon amour et ma foy,

Connoissez vous madame, et puis connoissez moy.

Vous trouverez en vous une prudence extrême ;

Vous trouverez en moy la fidelité mesme ;

Vous trouverez en vous cent attraits tous puissans ;

Vous trouverez en moy cent desirs innocens ;

Vous trouverez en vous une beauté parfaite ;

Vous trouverez en moy l'aise de ma deffaite ;

Vous trouverez en moy, vous trouverez en vous,

Et le coeur le plus ferme, et l'objet le plus doux.

C'est le temps, c'est le temps, respond cette princesse,

Qui vous descouvrira si vostre flâme cesse :

C'est de luy, non de vous, que je le veux sçavoir :

Et si vous aymez bien il me le fera voir.

Le temps, dit Alaric, n'a point assez d'années,

Pour changer de mon coeur les belles destinées :
Il mourra vostre esclave, et dans ce dernier jour,

On le verra finir avant que son amour.

Il ne vit plus qu'en vous, unique objet qu'il ayme ;

Et ce coeur transformé cesse d' estre luy-mesme :

Heureux, et trop heureux, si le vostre aujourd' huy,

A la mesme fortune, et change comme luy.

Heureux, et trop heureux, si partageant sa flâme,

Vous daignez recevoir, et mon sceptre, et mon ame :

Heureux, et trop heureux, si sans les desdaigner,

Vous souffrez que je serve en vous faisant regner.

Des sermens des amants, respond Amalasonthe,

L'on a dit que les dieux ne tenoient point de compte :

Et que leur bras armé d'un foudre dangereux,

Espargnoit de ses coups le parjure amoureux.

Mais ces injustes dieux, sont les dieux de la fable :

Le nostre est plus puissant, comme plus equitable :

Et si parmy ces bois vous voulez m' escouter,

Vous verrez qu'un perfide à tout à redouter ;

Que tous les elemens luy declarent la guerre ;

Qu'il a pour ennemis, et le ciel, et la terre ;

Que tout le persecute ; et qu'un crime si noir,

Ne trouve point d' azile ailleurs qu'au desespoir.

Je vay vous raconter une tragique histoire,

Digne, par son succès, d' eternelle memoire :

Et qui vous fera voir que le ciel irrité,

Punit severement une infidelité.

Alors sous des palmiers le conduit cette belle :

Elle s'y met à l'ombre, et ce prince aupres d'elle :
Puis rompant par ces mots son silence charmant,

Elle fait le recit de l' infidelle amant.

Dans le plus bel endroit du climast de la Grece,

Un prince fut aymé d'une illustre maistresse ;

Et l'illustre beauté le fut esgalement,

L'amour blessant leurs coeurs presque en mesme moment.

Ils n' avoient qu'un esprit ; ils n' avoient plus qu'une ame ;

Si l'un avoit des feux, l'autre avoit de la flâme ;

A toute heure, en tous lieux, comme en toute saison,

Ce que l'un souhaitoit, l'autre le trouvoit bon.

Ils vivoient sans chagrin, ils vivoient sans envie ;

Rien ne troubloit alors le calme de leur vie ;

Et pour favoriser leurs amoureux desirs,

La fortune elle mesme, aydoit à leurs plaisirs.

La fortune elle mesme, et legere, et changeante,

Pour les rendre constans, cessoit d' estre inconstante :

Leur bien estoit durable, et dans un si grand heur,

Nul meslange de mal n' en troubloit la douceur.

Car sans souffrir du sort les injustes rapines,

L'amour les couronnoit de roses sans espines :

Et leur felicité n' avoit plus qu'à durer,

Puis qu'un coeur qui peut tout n'a rien à desirer.

O changement honteux ! ô foiblesse honteuse !

L' ame de cét amant se lassa d' estre heureuse :

Je ne sçay quel desgoust qu'on ne peut exprimer,

Lors qu'on l' aymoit le plus, le fit cesser d' aymer :

Et par un pur caprice, aussi leger qu' estrange,

Du desgoust au mespris, et du mespris au change,

On vit passer son coeur en ce moment fatal,

Et pour un moindre objet, changer, mais changer mal.

Mille et mille sermens d'une flâme eternelle,

Ne purent retenir son ame criminelle :

Mille et mille bontez de celle qu'il quittoit,

Ne purent empescher sa mort qu'il meditoit.

Que ne dit-elle point, que ne deût-elle dire,

Lors que ce revolté renversa son empire !

Quels reproches sanglants ne luy fit-elle pas !

Mais il rit de ses pleurs comme de son trespas ;

Il mesprisa ses feux comme l'eau de ses larmes ;

Ses yeux n'eurent alors, ny puissance, ny charmes ;

Et malgré les efforts de sa tendre amitié,

Elle ne vit en luy, ny raison, ny pitié.

Ha, luy dit-elle enfin, coeur ingrat, coeur perfide,

Suivant ta passion, tu suis un mauvais guide !

Tu cours au precipice ; et ton aveuglement

S'en va causer ta perte, et mon dernier moment.

Mais puis qu'à me quitter ton ame est resoluë ;

Puis que ta perfidie, et ma mort est concluë ;

Puis que desja le ciel s' apreste à me vanger,

Dis-moy, du moins dis-moy, qui t'oblige à changer ?

Lors que tu m' adorois, estois-je plus parfaite ?

Lors que tu me trahis, me vois-tu plus mal-faite ?

Et si tu te resouds à ce crime odieux,

Ay-je le mesme taint, as-tu les mesmes yeux ?

T'ay-je donné l'exemple, ame ingrate et volage,

D'une legereté qui te nuit et m'outrage ?
N'as-tu pas veu mon coeur plus ferme qu'un rocher ?

Et s'il fut autrement, viens le moy reprocher.

Tu sçais que mille amants m'ont offert leur franchise ;

Oüy, tu sçais si pour toy mon esprit les mesprise ;

Et si tous leurs soupirs, et si tout leur tourment,

Leur purent obtenir un regard seulement.

Tu sçais avec quel soin j'ay conservé ta flâme ;

Tu sçais quel est mon feu, toy qui vois dans mon ame ;

Et bien qu'encor cette ame adore la vertu,

Tu sçais que tu vainquis sans avoir combatu.

Qu'une inclination qui ne fut pas petite,

Fit d'abord sur mes sens, ce qu' eust fait ton merite :

Que j' aymé sans connoistre ; et que sans resister,

Je te donné ce coeur qu'un ingrat veut quitter.

Quel est donc le motif de ton humeur changeante ?

J'ay tousjours ma beauté ; je suis tousjours constante ;

J'ay le mesme dessein ; j'ay les mesmes apas ;

Je fais ce que je dois ; mais tu ne le fais pas.

D'où vient que ta raison rend foiblement les armes ?

Est-ce que ma rivale est plus feconde en charmes ?

Vois-là bien ; vois-moy bien ; juge equitablement ;

Prononce mon arrest ; mais souverainement.

Là cét amant honteux semble advoüer ses crimes :

L'on en voit sur son front les marques legitimes :

Il ne sçait que luy dire ; il demeure interdit ;

Mais voicy toutesfois ce que l'ingrat luy dit.

Il n'est rien d'eternel en la terre où nous sommes :

Tout change en l'univers, comme changent les hommes :

Et l'ordre general qu'on voit regner par tout,

Excuse ma foiblesse, ou plutost m'en absout.

Le foible esprit humain est un roseau fragile :

Aussi bien que la mer il est tousjours mobile :

Ce qui fit ses plaisirs fait apres son tourment ;

Et tout le monde entier change eternellement.

Ainsi, belle Daphnis, voyant nostre avanture,

Au lieu de m'accuser, accusez la nature :

Elle veut conserver sa puissance et ses droits ;

Elle est reyne absoluë, et mon coeur suit ses loix.

Lors que je vous aymé, son pouvoir fut extrême :

Quand je cesse d' aymer, il l'est encor de mesme :

La beauté fit mes feux ; la beauté les esteint ;

Vous blessastes mon coeur comme une autre l'atteint ;

J'eusse quitté pour vous les yeux d'une immortelle ;

Par la mesme raison je vous quitte pour elle ;

Vous fustes sans pareille, elle l'est à son tour ;

C'est le mesme merite, et j'ay le mesme amour.

Non, non, respond alors cette belle irritée,

Toy seul és criminel lors que tu m'as quittée :

Le ciel est tousjours bon ; toy tousjours sans bonté ;

Et la cause du mal n'est qu'en ta volonté.

Et quoy, doit-on aymer tout ce qu'on voit aymable ?

Un vice fort commun en est-il moins blasmable ?

L'exemple dangereux doit-il l' authoriser ?

Et la vertu si rare est-elle à mespriser ?

Non, de quelques couleurs que le crime se pare,

Il paroist tousjours crime, et toy tousjours barbare :
Et contre la raison l'artifice impuissant,

Ne sçauroit excuser un coeur mesconnoissant.

Par la fatalité nos ames enchaisnées,

Suivent l'ordre absolu qui fait leurs destinées,

Luy respond cét amant, et tous nos changemens,

Ne sont que les effets des premiers mouvemens.

Ce qui doit arriver, absolument arrive :

Lors que le sort m' entraisne il faut que je le suive :

Il est mon souverain, je luy dois obeïr :

Luy seul me fait aymer ; luy seul me fait haïr ;

Il gouverne à son gré mon ame despendante ;

Elle est comme il le veut, infidelle ou constante ;

Je fais ce qu'il ordonne ; et l'on doit aujourd' huy,

Ou n'accuser personne, ou n'accuser que luy.

Ha ! (respond en pleurant cette amante offensée)

De ces fers si pesans nostre ame est dispensée :

Le ciel qui la fit libre authorise son choix :

Elle agit sans contrainte ; elle use de ses droits ;

Et soit qu'elle se porte au bien qu' elle doit suivre ;

Soit qu'elle ayme le mal, et qu'elle y veüille vivre ;

Le crime ou la vertu, le vice ou la bonté,

Quoy que puisse le sort, n'est qu'en la volonté :

Et sans donner au ciel cette force suprême,

Elle fait en tous lieux son destin elle mesme.

Enfin, respond l'ingrat, l'amour qui regne en moy,

Vient je ne sçay comment ; n'est que je ne sçay quoy ;

Aussi bien que sa fin, j'ignore sa naissance ;

L'esprit ne comprend point son occulte puissance ;

On ayme ; on n' ayme plus ; libre, et puis en prison ;

Mais tousjours par contrainte, et jamais par raison.

Lors que je vous aymois vous n' estiez pas plus belle :

Lors que je n' ayme plus l'on vous voit encor telle :

J' avois les mesmes yeux, et j'ay le mesme coeur ;

Et sans que nous changions, je change de vainqueur :

Tant cét ordre fatal, puissant, et necessaire,

Regle comme il luy plaist ce que nous devons faire.

Ainsi nous excusons, dit-elle avec courroux,

Ce qui n'est point au ciel, et ce qui n'est qu'en nous :

Et sans chercher si haut le malheur qui me blesse,

J' en voy, j' en voy la cause en ta seule foiblesse,

Coeur ingrat, coeur cruel, coeur sans flâme et sans foy,

Et pour tout dire enfin, coeur indigne de moy.

Avec ces tristes mots cette belle le quitte,

Rougissant de l'affront qu'il fait à son merite :

Elle part en pleurant ; elle part pour finir ;

Et sans que l'inconstant songe à la retenir.

Comme on voit sur un mont une roche esbranlée,

Tomber en bondissant vers la sombre vallée,

Et ne s' arrester point que ce pesant fardeau,

Du plus haut de ce mont ne soit au bord de l'eau.

De mesme la fureur de cette aymable amante,

Loin de diminuer en s' esloignant s'augmente :

Et ne peut arrester un si rapide cours,

Ny rencontrer de fin qu'en celle de ses jours.

Un mortel desespoir occupa sa pensée ;

Son insensible amant la rendit insensée ;
Et le mespris qu'il eut joint à son noble orgueil,

En moins de quatre jours la mit dans le cercueil.

Il le vit d'un oeil sec, ce cercueil desplorable ;

Il creut qu'à son triomphe il estoit honnorable ;

Et qu'il devoit offrir à son nouveau vainqueur,

Avec son coeur brulant les cendres de ce coeur.

Mais du ciel irrité la severe puissance,

Punit bien-tost son crime, et vangea l'innocence,

Par la mesme beauté dont il estoit surpris,

Car il eut moins d'amour qu'elle n'eut de mespris.

Elle le regarda comme un lasche perfide ;

Ses soins ne purent rien sur son esprit timide ;

Plus il offroit son coeur, plus on le refusoit ;

Plus il tachoit à plaire, et plus il desplaisoit ;

Et ce prince inconstant devint malgré sa peine,

L'objet de sa colere, et celuy de sa haine :

Et l'horreur de son crime alors luy fit sentir,

D'une injuste action le juste repentir.

Un rival qu'il avoit pour plaire à sa maistresse,

Que ce prince importun persecutoit sans cesse,

D'un outrage mortel luy fit rougir le front ;

Attaqua son honneur par un sanglant affront ;

Et devant la beauté qui causoit leur querelle,

Il le couvrit de honte, et s'en rit avec elle.

En suite de l'affront ils en vinrent aux mains :

Mais l'implacable sort renversant ses desseins,

Et pour rendre du ciel la vangeance parfaite,

A tant d'autres malheurs adjoustant sa deffaite,

Il fut battu ; blessé ; renversé ; desarmé ;

Et bien loin d'estre plaint, il fut encor blasmé.

Le chagrin ; le despit ; la honte ; l'infamie ;

L'insuportable orgueil d'une amante ennemie ;

Le sensible mespris d'un insolent rival ;

Et le cuisant remords qui fut son plus grand mal ;

Pour avancer la fin de cette tragedie,

L'abattirent alors par une maladie,

De qui la violence, horrible en sa longueur,

Luy fit sentir des maux la derniere rigueur.

Une espaisse vapeur maligne autant que noire,

En troublant sa raison esclaircit sa memoire :

Y remit le portrait de la triste beauté,

Dont il causa la mort par sa desloyauté ;

Et fit que ce fantôme augmenta le suplice,

Dont l' equitable ciel punissoit sa malice.

Il creut qu'il le voyoit, pasle et desfiguré ;

Il creut qu'il le voyoit contre luy conjuré ;

Il poussa mille cris ; il poussa mille pleintes ;

D'un remords inutile il sentit les atteintes ;

Il vouloit l' esviter, mais inutilement,

Et le spectre en tous lieux redoubloit son tourment.

Apres avoir souffert de cette estrange sorte,

La nature à la fin se trouva la plus forte :

Et pour le tourmenter elle fit des efforts,

Qui sans guerir l' esprit firent guerir le corps.

Mais comme il ne songeoit qu'à des morts, qu'à des ombres,

Il ne sortoit jamais qu'aux heures les plus sombres :

Et ne pouvant souffrir le celeste flambeau,

Il s' en alloit passer les nuits sur un tombeau.

C' estoit là, c' estoit là, que loin de se deffendre,

Il vouloit par ses feux rechauffer cette cendre :

Qu' il confessoit son crime en ce lieu de terreur ;

Et que le confessant il en avoit horreur.

Il se nommoit barbare ; il se nommoit perfide ;

Des ruisseaux de ses pleurs la terre estoit humide ;

Et puis tombant pasmé, comme il faisoit souvent,

L'on n' eust pû discerner la morte et le vivant :

Tant les sens offusquez par la melancholie,

Laissoient sur un cercueil son ame ensevelie :

Tant l'extrême douleur par d'extrêmes efforts,

Abattoit à la fois son esprit et son corps.

Ce que le desespoir a de plus effroyable ;

Ce que l'affliction a de plus pitoyable ;

Ce que le repentir a de plus douloureux ;

Ce que la passion a de plus amoureux ;

Ce que l'amour parfaite a de plus vive flâme ;

De tendresse ; d'ardeur ; tout estoit dans son ame ;

Tout, pour le tourmenter, attaquoit sa raison ;

Dans un mal sans remede, et sans comparaison.

Mais pendant qu'il souffroit ces inutiles peines,

Un puissant ennemy qu'il avoit dans Athenes,

L'attaque finement ; l'accuse aupres du roy ;

Dans son coeur esbranlé fait glisser de l' effroy ;

Luy dit qu'il veut choquer l' authorité royale ;

Et que c'est contre luy que ce prince cabale :

Qu'il va toutes les nuits de maison en maison,

Afin de mieux cacher sa lasche trahison :

Et qu'avançant tousjours l'entreprise hardie,

L' estat s'en va perdu si l'on n'y remedie.

Ce prince desfiant croit ce qui n' estoit pas ;

Soupçonne cét amant ; fait observer ses pas ;

Aprend qu'il dort le jour, et que la nuit il veille ;

Et n' escoutant que trop la peur qui le conseille ;

Et craignant de sa part un funeste succés,

Il le fait arrester, et luy fait son procés.

Par mille faux tesmoins l'innocence opprimée,

Voit tout armer contre elle encor que desarmée :

Et la force des loix que l'infortuné sent,

Espargne le coupable, et frape l'innocent.

Dans un crime d'estat il suffit qu'on soupçonne :

On confisque son bien ; on bannit sa personne ;

Le severe ostracisme estant renouvellé,

On le chasse du port comme un pauvre exilé.

Mais il est sur la mer ce qu'il est sur la terre :

L'implacable destin par tout luy fait la guerre :

Il irrite les vents ; il sousleve les flots ;

Et la tempeste enfin, malgré les matelots,

Apres l'avoir poussé dans un climast sauvage,

Va briser le navire aux escueils du rivage :

Et lors qu'il croit son mal sur le point de finir,

La fortune le sauve afin de le punir.

Elle le met aux fers d'un maistre impitoyable ;

Elle luy fait souffrir un tourment incroyable ;

Ce que la servitude a de plus affligeant ;

Ce que la tyrannie a de plus outrageant ;

La fierté, le mespris, la rigueur, le caprice ;

A toute heure, en tout temps, augmentoient son suplice :

Quand un mal finissoit, l'autre venoit s'offrir :

Enfin lassé de vivre autant que de souffrir,

Et pour trouver le bout d'une si longue peine,

Il s' écrasa la teste avec sa propre chaisne :

Et mourut en disant qu'il avoit merité,

Plus que n' avoit souffert son infidellité.

O prince genereux, conservez la memoire,

De cette redoutable et pitoyable histoire :

Et n'oubliez jamais que le ciel en courroux,

Sçait punir un parjure avec d'horribles coups.

Ha, respond Alaric, cét amant infidelle,

Meritoit une mort plus longue et plus cruelle :

Le destin luy fit grace, et son crime odieux,

Trouva trop de pitié parmy l'ire des cieux.

Oüy, le sort le punit par un trop court suplice :

La clemence pour luy surmonta la justice :

Et le ciel plus severe, en le faisant punir,

En devoit un exemple aux siecles à venir.

Quel crime est comparable à son ingratitude ?

L'enfer peut-il avoir un tourment assez rude ?

Non, parmy les douleurs eternelles des morts,

Sans doute il n'en est point, si ce n'est son remords.

Ce vautour immortel qui déchire son ame,

Augmente sa douleur au milieu de la flâme :

Et bien loin de trouver le repos du tombeau,

Son malheureux esprit luy-mesme est son bourreau.

Je le crois comme vous, luy respond cette belle,

Mais un soin important au palais me rapelle :

Joüissez en ce lieu des charmes du matin,

Et laissons l'advenir aux ordres du destin.

A ces mots se levant le fantôme le quitte,

Et s' esloigne du prince avec toute sa suite :

Mesnageant finement, et son temps, et ses coups,

Car les plus longs plaisirs ne sont pas les plus doux.

Comme on voit en esté des estoiles errantes,

Parmy la sombre nuit briller estincelantes :

Et puis en un moment dérober à nos yeux,

Ce lumineux éclat que nous croyons aux cieux.

Telle cette beauté de tant d'attraits pourveuë,

Et se montre, et se cache, à l'amant qui l'a veuë :

Et l'adroite qu'elle est pour piquer ses desirs,

Oste et donne à la fois par de si courts plaisirs.

Cependant le bateau, dont un ange est pilote,

Favorisé du vent vogue loin de la flote :

Et sans que le demon l' ayt pû voir aprocher,

Il aborde à la fin au pied du grand rocher.

Aussi-tost le prelat par l'ordre de son guide,

Descend de ce bateau sur ce rocher humide :

Et pour executer les ordres qu'il reçoit,

Il s'avance à grands pas vers le prince qu'il voit.

Mais bien que ce vieillard soit fort cher à son maistre,

Alaric enchanté ne le peut reconnoistre :

Et le charme trompeur qui l'occupe en ce jour,

Luy fait tout oublier excepté son amour.

Alors sans perdre temps, l'adroit prelat d'Upsale,

Opposant sa prudence à la ruse infernale,

Poursuit heureusement son genereux dessein :

Et feignant par respect de luy baiser la main,

Dans une humilité juste comme profonde,

Il luy tire la bague, et la jette dans l'onde.

Un bruit espouventable à l'instant retentit ;

Le palais disparoist, que le demon bastit ;

Les arbres, les ruisseaux, et leur source argentée ;

Toutes les raretez de cette isle enchantée ;

Et loin d'avoir l'aspect d'un lieu delicieux,

L'affreux et grand rocher se montre seul aux yeux.

D'Alaric estonné la raison toute libre,

Reconnoist le vieillard, et se souvient du Tibre :

Mon pere, dit le roy, le vent est-il trop fort,

Et quel est le sujet qui vous meine à mon bord ?

Seigneur, luy respond-il, vostre jugement erre :

Vous parlez de la mer, et vous estes à terre :

Mais pour voir de l'enfer les funestes efforts,

Ouvrez, ouvrez les yeux de l'esprit et du corps.

Vostre haute raison par l'enfer suspenduë,

De la bonté du ciel enfin vous est renduë :

Par elle on voit finir ce noir enchantement,

Et vostre volonté peut agir librement.

Rendez graces au dieu de toute la nature,

Qui seul vous a sauvé d'une telle avanture :

Et formez le dessein de n'avoir pour objet,

Que l' honneur de ce roy dont tout prince est sujet.

Qu'il regne en vostre coeur comme en vostre memoire :

N' aymez que luy, seigneur, ou qu' apres luy, la gloire :

Et comme elle est la fin de vostre passion,

Suivez de ce grand coeur la noble ambition.

Voyez et confessez la foiblesse de l'homme :

Escoutez cette voix qui vous apelle à Rome :

Et sans plus escouter l'enfer qui vous seduit,

Entrez dans le bateau qu'un bel ange conduit.

Comme l'on voit chercher à celuy qui sommeille,

L'objet de son erreur, à l'instant qu'il s' esveille ;

Faire tout esveillé ce qu'il fit en dormant ;

Et croire voir encor ce fantôme charmant.

Ainsi fait Alaric malgré toute sa honte :

Il cherche en soupirant la feinte Amalasonthe ;

Il en garde l'image empreinte au souvenir ;

Et son oeil, peu s'en faut, croit la voir revenir.

Mais enfin surmontant cette erreur qu'il remarque,

Il quitte ce rocher ; il descend ; il s'embarque ;

Et l'ange secondant son genereux effort,

Fait abaisser la rame, et l' esloigne du bord.

Or pendant qu'il s'en va comme un trait qu'on decoche,

Rigilde qui le voit du plus haut de la roche,

Desespere en luy-mesme ; en destourne les yeux ;

Se plaint esgalement de l'enfer et des cieux ;

Et honteux de l'affront que tout son art endure,

Il maudit, il deteste, il se plaint, il murmure.

Quoy, dit-il, foible enfer ; demons trop impuissans ;

Demons à mon sçavoir en vain obeïssans ;

Esprits qui vous vantez de renverser la terre ;

D'arrester le soleil ; de former le tonnerre ;

D'esbranler l'univers jusqu'à son fondement ;

Et d'en troubler tout l'ordre assez facilement ;

Fantômes orgueilleux, vostre erreur m'est connuë :

Puissance de l'enfer, qu'estes-vous devenuë ?

Que deviens-je moy-mesme ? Et quel est le pouvoir,

Qui brave insolemment l'enfer et mon sçavoir ?

Quoy, nous le souffrirons cét outrage sensible !

Quoy, nostre art ne peut rien, à qui tout fut possible !

Et puis qu'un tel affront nous vient deshonnorer,

Est-il aucun mortel qui nous daigne implorer ?

Non, non, je veux perir, ou vanger mon outrage :

Je manque de bonheur, mais non pas de courage :

Plus je trouve d'obstacle, et plus j'ay de vigueur :

Plus le sort me combat, moins je crains sa rigueur.

Il est pour Alaric, mais voulant le deffendre,

Il ne peut m' empescher d'oser et d'entreprendre :

Il est maistre, il est vray, de tout l' evenement ;

Mais je le suis aussi de mon ressentiment.

A ces mots le sorcier s' envelope de nuës ;

S' esleve promptement sur les vagues chenuës ;

Devance la chaloupe, et vole en gemissant ;

Mais d'un gemissement, et fier, et menaçant.

Comme aux champs lybiens, la lionne irritée,

Rugit quand un chasseur emporte sa portée ;

Le voit avec fureur, ne pouvant l' arrester ;

Et foüette sa colere afin de l'exciter.

Rigilde tout de mesme, en pareille rencontre,

Solicite sa haine, et veut qu'elle se montre :

Se plaint de son malheur comme de son sçavoir :

Et voit en enrageant ce qu'il veut ne point voir.

Cependant la chaloupe avance vers la flote,

Conduite heureusement du celeste pilote :

Et de ces trois escueils qui sont dans le destroit,

C'est desja le second que le marinier voit.

Mais comme il en aproche, une voix pitoyable,

Vient causer au heros un tourment incroyable :

Car faisant retentir les rochers et les bois,

Il entend qu'on l' apelle, et l'entend par deux fois.

Alaric, Alaric, dit la voix gemissante ;

Voix qui bien que fort foible, est pourtant fort puissante :

Alaric, Alaric, dit-elle de nouveau,

Si vous sçavez aymer, sauvez moy du tombeau.

Le coeur de ce heros bondit à cette atteinte ;

Il rougit, il paslit, de colere et de crainte ;

Il connoist cette voix ; et vers ces tristes lieux,

Il porte esgalement, et le coeur et les yeux.

Mais à peine ses yeux eurent fait leur office,

Que son coeur sent encor redoubler son suplice :

Car entre ces rochers il voit distinctement,

La belle Amalasonthe au bord du monument.

Quatre soldats affreux à mines effroyables,

Y tournent vers son coeur leurs dards impitoyables :

L'un la tient aux cheveux ; l'autre la fait tomber ;

L'un menace d'un arc qu'il commence à courber ;

L'autre leve le bras, et sa barbare espée ;

Le prince espouventé l'en croit desja frapée ;

Il jette de grands cris, et la belle en passant,

Jette vers ce heros un regard languissant.

Il va jusqu'à son ame ; et son ame heroïque,

Ne pouvant plus souffrir un objet si tragique,

Commande qu'on aborde ; et le sabre à la main,

Ce prince veut s' oster ce spectacle inhumain.

Ramez, ramez, dit-il, mais avec diligence :

La mort seroit le prix de vostre negligence :

Il y va de vos jours, j'en atteste les cieux,

Et vous me respondrez d'un sang si precieux.

Mais loin de l'engager dans une telle guerre,

Le pilote divin l' esloigne de la terre :

Et tournant le tymon par un adroit effort,

Il veut faire canal, et l' esloigner du bord.

Le heros remarquant sa desobeïssance,

Vers les flots agitez à chef baissé s' eslance :

Et sans plus raisonner sur un si lasche tour,

Veut aller à la nage où l' apelle l'amour.

Le prelat le retient ; et d'une voix plus forte,

L'ange severement luy parle en cette sorte.

Prince chery du ciel, gardez de l'irriter :

Comme il vous favorise, il faut le meriter :

Et ne pas preferer aux choses qu'il ordonne,

Les pensers criminels que le demon vous donne.

Quoy, respond Alaric, l'on veut que laschement,

J'endure qu'on massacre un objet si charmant !

Vous qui le conseillez, craignez pour vostre vie,

Et pour vostre interest, cedez à mon envie.

A ces mots Alaric s' eslance de nouveau,

Mais on l' empesche encor de se jetter dans l'eau :

Et le sage prelat pour finir sa souffrance,

D'un ton imperieux use de sa puissance.

Esprits, dit-il alors, dont l'injuste pouvoir,

Esloigne les mortels de leur juste devoir :

Et qui pour les tromper joignez à l' artifice,

La haine industrieuse, et la noire malice :

Anges precipitez ; demons pernicieux ;

Ennemis declarez de la terre et des cieux ;

Fuyez, ne regnez plus sur une ame si grande :

C'est au nom du tres-haut que je vous le commande.

A peine a-t-il formé ce discours absolu,

Que le fantôme fuit comme il l'a resolu :

Que tout s' esvanoüit ; et que le prince proche,

Ne voit plus que le ciel, les vagues, et la roche :

Car le prelat destruit en ces spectres menteurs,

La belle Amalasonthe, et ses persecuteurs.

Comme on voit parmy l'air cette clarté subite,

De qui le prompt éclat en bas se precipite,

Passant mesme des yeux le leger mouvement,

Luire et ne luire plus, presque en mesme moment.

Ainsi des assassins la troupe sanguinaire,

Disparoist et n'a plus son estre imaginaire :

Et la feinte beauté de cette vision,

Pour les yeux d'Alaric n'a plus d'illusion.

Il en est fort surpris ; il ne sçait plus qu'en croire ;

Ce pitoyable objet n'est plus qu'en sa memoire ;

Et malgré son amour, et malgré son ennuy,

Il fait en soupirant ce que l'on veut de luy :

Incertain et douteux qu' il est parmy sa peine,

Si cette Amalasonthe est veritable ou vaine :

Incertain et douteux, s'il fait ou bien ou mal,

De n'aller point apres cét objet sans esgal.

Cependant la chaloupe à rames esbranlées,

Vogue subitement sur les ondes salées :

Et lors que le soleil semble tomber dans l'eau,

Alaric se revoit sur son plus grand vaisseau.

L'on y pousse à l'instant mille cris d' allegresse ;

Chacun pour le mieux voir sur son tillac se presse ;

Tous veulent tesmoigner quel est leur sentiment ;

Tous le font en effet, mais tous confusément.

Comme on vit autresfois aux forests escartées,

Les Menades crier de fureur agitées ; (Bacchantes)

Et faire retentir les rochers et les bois,

Par le bruit esclatant de leurs confuses voix.

Ainsi des mariniers la troupe resjoüye,

Fait oüyr tant de cris qu'elle en oste l' oüye ;

Tout l'air en est esmeu ; la terre en retentit ;

Le vaisseau s' en esbranle ; et le flot en grossit.

Alors de bord en bord vole cette nouvelle ;

Alors viennent au roy tous les chefs qu'il apelle ;

Et le nom d'Alaric, ce nom si glorieux,

Par l' echo de la terre est porté jusqu' aux cieux.


 

LIVRE 5

 

 

Desja la nuit tomboit, et les hautes montagnes,

Jettoient leur ombre opaque au milieu des campagnes,

Lors que ces vaillants chefs tesmoignoient à leur roy,

Que son heureux retour bannissoit leur effroy.

On voyoit leur respect aussi bien que leur joye ;

Et l'immortel heros que le ciel leur renvoye,

Respondant à l'ardeur de ces coeurs genereux,

Leur faisoit voir aussi qu'il en avoit pour eux.

Mais pendant le transport de cette noble troupe,

L'ange qui disparoist s' esleve de la poupe :

Et viste comme un traict parmy l'air tenebreux,

Cache le bel éclat de son corps lumineux.

Alaric qui le perd, le suit de la pensée ;

Et lors qu'il voit au ciel l'ourse bien avancée,

Il ordonne à ces chefs de revoir leurs vaisseaux,

Et de s'y tenir prests à refendre les eaux,

Aussi-tost que le vent qui devance l'aurore,

Viendra les advertir que l'aube se colore.

Tout obeït au roy ; tout le quitte à l' instant ;

Tout vogue dans la nuit sur l'empire flottant ;

Et ce prince tout seul retrace en sa memoire,

Malgré sa passion l'image de sa gloire ;

Revoit Rome et le Tibre ; et d'un coeur glorieux,

Les voit chargez de fers, et luy victorieux.

Mais lors que le heros à cette belle idée,

L'ame du grand sorcier par la fureur guidée,

Poursuivant un dessein que rien ne peut changer,

Travaille à sa ruine, et cherche à se vanger.

Aussi-tost qu'il eut veu son fantôme inutile,

Plus viste que le vent il esloigna cette isle :

Et parmy des broüillards qu'il avoit amassez,

Il laissa les Danois aux rivages glacez.

Dans les plus creux rochers de l'affreuse Eolie,

Une sombre caverne est comme ensevelie,

Où les fiers aquilons, et les cruels autans,

Lors qu'ils ne regnent plus sur les flots inconstans,

S'enferment despitez, et suivant leur nature,

Font retentir ces monts d'un eternel murmure.

Ce fut là que Rigilde, outré de desespoir ;

Le coeur gros de despit ; et manquant de pouvoir ;

Fut chercher un secours à sa force impuissante,

Avant qu'on vist au ciel la lumiere naissante.

Ce fut là qu'assisté des esprits animez,

Il emporta les vents dans un outre enfermez :

Et que par un prodige aussi grand qu'incroyable,

Il devint le tyran d'un peuple impitoyable,

Qui lors que son caprice esclate les hyvers,

En souslevant les flots fait trembler l'univers ;

Qui des plus fermes tours abat les grandes masses ;

Et qui de sa fureur laisse par tout des traces.

Ainsi laissant derriere, et Pelore, et Pachin,

Rigilde se chargeant de son leger butin,

Revoit, mais de bien loin, les campagnes françoises,

Et revole content vers les rives danoises,

Avec le grand espoir d'y souslever les flots,

Et d'y faire perir la flote d'un heros.

Je vaincray, je vaincray, disoit-il en luy-mesme,

Et bien que d'Alaric la valeur soit extrême ;

Et que cette valeur puisse tout surmonter ;

Je ne me flatte point, j'ay dequoy la dompter.

A quoy sert sa bravure aux choses impossibles ?

Ses plus fiers ennemis luy seront invisibles :

On les sent sans les voir ; et souffrant leur courroux,

On ne sçait ce que c'est, ny d'où partent leurs coups.

Ils courent enragez ; ils heurtent ; ils fracassent ;

Plus on leur fait d' obstacle, et plus legers ils passent ;

Ils souflent la tempeste ; ils la vont exciter ;

Et le plus grand des roys ne les peut arrester.

Je la voy, je la voy, cette orgueilleuse flote,

Errer au gré des vents, malgré l'art du pilote :

Et si les aquilons veulent me secourir,

Je la voy dispersée, et je la voy perir.

Mais pendant que Rigilde entretient cette rage,

Du criminel espoir d'un si triste naufrage,

L'aurore se fait voir aux portes d'orient,

Et colore le ciel d'un lustre variant.

A son premier aspect les soldats se resveillent ;

Les nochers sont debout ; les vaisseaux s' apareillent ;

Et pour ne perdre point un temps qu' on voit si beau,

Mille rames alors font escumer cette eau.

Alaric sur sa poupe, en riche habit de guerre,

Tourne encor ses regards du costé de la terre :

Il y laisse son coeur ; il y porte les yeux ;

Mais enfin il se dompte, et les esleve aux cieux.

Maistre de l'univers, dit ce roy magnanime,

Toy seul m' as inspiré cette ardeur qui m' anime :

Conduits-nous vers le Tibre où j' espere arriver ;

Mon ouvrage est le tien, viens-le donc achever.

Comme ce grand heros parloit de cette sorte,

Une aigle qui voloit à ses pieds tombe morte :

Et d'un heureux presage animant son grand coeur,

Luy predit que de Rome on le verra vainqueur.

O roy de tous les roys, j'accepte cét augure,

Dit-il, et nous marchons à la haute avanture :

Ta volonté nous regle, et nous suivons ta voix ;

Attendant plus de toy que de tous nos exploits.

Alors du costé gauche un tonnerre qui gronde,

Luy promet de nouveau la conqueste du monde :

Et son vaisseau qui part, et qui blanchit les eaux,

Fait partir apres luy tous les autres vaisseaux.

Comme on voit en Phrigie aux rives du Meandre,

Les cygnes attroupez leur blanc plumage estendre,

Et nager tous de rang sur ses paisibles flots,

Lors que les vents captifs les laissent en repos.

Ainsi de ces vaisseaux voit-on les blanches voiles,

S'abandonner au vent qui fait enfler leurs toiles :

Et d'un ordre constant sur les flots inconstans,

Ces nefs suivre du roy tous les sentiers flotans.

La flote voit Hamstad ; Bahus ; son territoire ;

Et doublant de Combrot le fameux promontoire,

Et laissant loin à droit le cap de Stafanger,

On la voit vers Bamberge à l'instant se ranger ;

Sortir de ce destroit qu'Alaric abandonne ;

Et voir la vaste mer qui la terre environne.

Ce fut là que Rigilde encor plus irrité,

Ses cruels prisonniers vint mettre en liberté :

Et que les delivrant pour exercer leur rage,

Il trouva ses plaisirs dans l'horreur d'un orage.

D'abord un bruit confus murmure sourdement,

Et parmy le cordage on l'entend foiblement :

D'abord les flots troublez perdent leur couleur verte ;

De poissons bondissans cette mer est couverte ;

Et le ciel tenebreux en ramenant la nuit,

Mesle au bruit de ces flots un effroyable bruit.

Le tonnerre et la vague à l'instant se respondent ;

Tout le ciel retentit de leurs bruits qu'ils confondent ;

Et la pluye, et la gresle, et les flâmes, et l'eau,

Tombent confusément sur plus d'un grand vaisseau.

D'un costé l'aquilon vient heurter un navire ;

Et de l'autre Vulturne y vient soufler son ire :

Tous les vents deschainez, changeans et furieux,

Semblent vouloir mesler la mer avec les cieux.

L'un heurte les vaisseaux, et les jette en arriere ;

Et l'autre les repousse à leur place premiere :

Tout l'art des mariniers ne leur sert plus de rien ;

Ils vont à droit ; à gauche ; et ne vont jamais bien.

Eure les piroüette, et les tourne en furie ;

Eure ce tourbillon si plein de barbarie :

Et donnant de la crainte aux plus fiers matelots,

Ils font trembler la terre, et souslevent les flots.

Ils renversent la mer jusques dans ses abysmes ;

Ils cachent des rochers les plus superbes cimes ;

Et le vent afriquain, terrible en ses efforts,

Pousse vague sur vague, et franchit tous les bords.

De cét humide vent le soufle impitoyable,

Fait voir que le deluge est possible et croyable :

Car joignant flot à flot, il y verse tant d'eaux,

Qu' il met entre deux mers ces malheureux vaisseaux.

Les cris des mariniers, et le bruit du cordage ;

La rumeur de ces vents qui souslevent l'orage ;

Le tonnerre qui roule, et gronde horriblement ;

L'obscure et prompte nuit qui tombe en un moment ;

Le feu de mille éclairs qui brille en ces tenebres ;

Monstrant et puis cachant tous ces objets funebres ;

Monstrant et puis cachant les perilleux rochers ;

Font trembler de frayeur les plus hardis nochers.

Ils sont transis d'effroy par la vague aboyante,

Où tombe en boüillonnant la foudre flamboyante :

Et leurs tristes vaisseaux heurtez et fracassez,

Gemissent sous les coups dont on les sent froissez.

L'on s'abandonne au vent ; l'on ameine les voiles ;

Et le pilote au ciel cherche en vain des estoiles :

Car lors que les esclairs espouventent ses sens,

Il voit le ciel tout noir, et les flots blanchissans.

Tantost la mer le cache en ses vastes abysmes ;

Tantost des plus hauts monts il surpasse les cimes ;

Et l'onde se fendant monstre en ces tristes lieux,

Le plus affreux objet qui tombe sous les yeux.

Dans ce gouffre entr' ouvert par le feu du tonnerre,

Au milieu de la mer il aperçoit la terre :

Mais cette horrible veuë augmente sa terreur,

Car il la voit si bas qu'elle luy fait horreur.

Une nuit de trois jours comme celle d'Alcmene,

Luy rend l'heure douteuse, et la route incertaine :

Il ne sçait s'il est jour ; il ne sçait s'il est nuit ;

Et ce pilote ignore où le sort le conduit.

En cent lieux differens la flote dispersée,

Erre au gré de ces vents dont elle est traversée :

Sans pouvoir descouvrir ny suivre l'amiral,

Car le vaisseau du roy n' avoit plus de fanal.

Ce malheureux vaisseau, sans mast et sans cordage,

Et tout brisé qu'il est par les coups de l'orage,

Reçoit l'eau dans son ventre ; et par ce flot amer,

S'enfonce trop chargé presques tout dans la mer.

Alors pour se sauver l'on jette tout aux ondes ;

L'ocean reçoit tout dans ses vagues profondes ;

Et la mer en fureur roule parmy ses flots,

Des casques, des boucliers, des tables, et des pots.

L'onde paroist tousjours plus superbe et plus fiere ;

Haut ; bas ; à droit ; à gauche ; en avant ; en arriere ;

Comme un balon bondit d'un et d'autre costé,

Ainsi le grand navire alors est balotté.

A longs serpents de feu le tonnerre qui tombe,

Leur fait voir de ces flots l'affreuse et noire tombe :

Et succombant enfin dans un si long travail,

Le pilote effrayé quitte le gouvernail.

Alaric qui le voit, y court, et prend sa place :

Et d'un coeur aussi grand comme l'est sa disgrace ;

Et malgré tous les vents ; et malgré le demon ;

Sa main, comme le sceptre, affermit ce tymon.

O prodige ! ô miracle ! ô merveille estonnante !

Sa generosité fait cesser la tourmente ;

Dieu qui la voit du ciel la veut recompenser ;

Et l'orgueil de la mer commence à s'abaisser.

Ce Dieu qui de l'enfer sçait brider la puissance ;

Luy qui de l' ocean arreste l'insolence ;

Qui luy prescrit son cours ; qui luy donne des loix ;

Commande, et l' ocean obeït à sa voix.

Le ciel devient serain ; la mer paroist tranquile ;

Et l'on voit Albion, la grande et fameuse isle,

L'abondante Albion, de qui les blancs rochers,

Redonnent de la force à ces foibles nochers.

Ces mariniers lassez y voguent avec joye :

Tels vit-on autrefois les fugitifs de Troye,

Lors qu' apres la tempeste, au rivage afriquain,

Ils se virent sauvez d' un naufrage certain.

En un lieu retiré, solitaire et paisible,

La mer laisse dormir sa colere terrible :

Et sous deux grands rochers qui la couvrent des vents,

Elle abaisse l'orgueil des flots tousjours mouvans.

Là peuvent les vaisseaux estre exempts de l'orage,

Sans que l' anchre courbé s' acroche à ce rivage :

Et le calme eternel qui regne en ces beaux lieux,

Fait que l'on n'y craint rien de la mer ny des cieux.

Ces deux vastes escueils ont leurs cimes couvertes,

De superbes sapins a feüilles tousjours vertes :

Qui donnant sur la mer font voir parmy ses eaux,

Et l'ombre, et la couleur, de leurs espais rameaux.

Du creux des grands rochers une source argentée,

Avec un bruit charmant se voit precipitée :

Et d' un superbe saut elle tombe en naissant,

Dans la superbe mer qui va l'engloutissant.

Là de ce grand heros aborde le navire,

Conduit par la fortune, et poussé par Zephire,

Et brisé comme il est, il passe heureusement,

D'un element mobile au plus ferme element.

Alors tout se desbarque ; et la marine troupe,

Voit descendre Alaric le dernier de sa poupe :

Il en vole d'un sault ; et sans paroistre las,

Sur le sable mouvant il imprime ses pas.

Mais ce prince qui voit que leur ame estonnée,

De la faveur du ciel se croit abandonnée,

Cache le desplaisir dont il est assailly ;

Le renferme en son coeur devant leur coeur failly ;

Dans ses yeux plus sereins fait voir de l' esperance ;

Et leur promet un bien qui n'a point d' aparence.

Compagnons, leur dit-il, esperez, esperez :

Nous vaincrons les Romains, et vous triompherez.

La mer, la fiere mer, dans sa vaste estenduë,

Ne m'a point pris de nef qui ne me soit renduë :

Dieu qui nous a sauvez, sauvera nos vaisseaux :

Il m'a promis un thrône, et non pas des tombeaux :

Il m'a promis l'empire, et non pas le naufrage :

Il est assez puissant pour finir cét ouvrage :

Ainsi vous consolant, adoucissez enfin,

Avec ces grands destins ce contraire destin.

Asseurez-vous en luy, de qui la force est grande :

Et lors se separant de la craintive bande,

L'invincible Alaric monte sur les rochers,

Sans vouloir apres luy, ny soldats, ny nochers :

Afin de regarder si la mer appaisée,

Ne fait point r' assembler sa flote divisée.

Il soupire ; il gemit ; il regrette en son coeur,

Tantost d'Athalaric l'invincible vigueur ;

Tantost de Radagaise il pleure le courage ;

Tantost du fier Haldan il voit la fiere image ;

Tantost du grand Sigar, et du vaillant Wermond,

Il cherche à voir les nefs du plus haut de ce mont ;

Tantost de Hildegrand il revoit la prudence ;

Tantost de Theodat il songe à la vaillance ;

Tantost de Jameric l'âge luy fait pitié ;

Et ce coeur, ce grand coeur, sensible à l'amitié ;

Et ce coeur, ce grand coeur, plus sensible à la gloire ;

Du penser de sa perte afflige sa memoire ;

Et cherche en se plaignant dequoy se consoler,

Sur ces rochers scabreux où seul il veut aller.

Aussi loin que ses yeux peuvent jetter leur veuë,

Il regarde la mer moins fiere et moins esmeuë :

Il y cherche ses nefs comme ses matelots ;

Mais il n'y peut rien voir que les superbes flots.

Alors de tous costez sur la campagne humide,

Il tache avec espoir, mais un espoir timide,

De descouvrir enfin quelqu' un de ses vaisseaux,

Sauvé de la fureur, et des vents, et des eaux.

Comme on voit un amant vers la fin d'une absence,

De l'objet qu'il cherit attendre la presence ;

Compter tous les momens ; et tousjours regarder,

Si cét aymable objet ne vient point aborder.

Ainsi du roy des Goths l'ame encore incertaine,

Regarde incessamment vers cette mer hautaine :

Et parmy le malheur dont il se va plaignant,

Il craint avec espoir, il espere en craignant.

Mais lors que ce heros, dont l' ame est balancée,

Retourne enfin vers Birch ses yeux et sa pensée,

Il s' esleve en son coeur un orage nouveau,

Qui l' esmeut sur la terre aussi bien que sur l' eau.

Ha, dit-il, ha, dit-il, c'est la qu'on voit encore,

Ce que je ne voy plus, comme ce que j'adore !

C'est là qu'Amalasonthe est plaine de despit,

Et que je ne suis plus peut-estre en son esprit.

Oüy, comme ce despart luy doit sembler estrange,

C'est là qu'on me punit, c'est là qu'elle se vange ;

C'est là qu'un noble orgueil vient encor l'irriter ;

C'est là qu'elle me quitte en se voyant quitter.

O cruelle pensée ! ô suplice effroyable !

Mais juste toutefois autant qu'impitoyable :

Car enfin je la quitte ; et puis que je le puis,

Mon coeur trop criminel merite ses ennuis.

Peut-estre que l' oubly m'a chassé de son ame ;

Peut-estre qu'un rival y met une autre flâme ;

Peut-estre que la haine ayant banny l'amour,

Elle pousse des voeux, mais contre mon retour :

Et peut-estre que lors que je pleure pour elle,

Elle rit de ces pleurs ; l'ingrate ; l' infidelle ;

Elle me fait un mal que j'ay bien merité ;

Car que ne peut l'absence en un coeur irrité ?

Je sçay bien, je sçay bien, que si cette personne,

Voyoit les sentimens que l'absence me donne ;

Voyoit quel est l'excès de mon affliction ;

Et ce que fait en moy l'ardente passion ;

Elle partageroit les peines que j'endure ;

Elle ne deviendroit, ny volage, ny dure ;

Elle aymeroit tousjours, comme j' ayme tousjours ;

Et ne feroit jamais de nouvelles amours.

Mais elle n'en voit rien, mais elle est fille, et fiere ;

Mais elle a veu mon coeur rejetter sa priere ;

Mais elle a veu ce coeur resister à ses yeux ;

Et d'amoureux qu'il fut, n' estre qu'ambitieux.

Craignons tout, craignons tout, nous avons tout à craindre :

Plaignons-nous, plaignons-nous, car nous sommes à plaindre :

Ou plutost condamnons ce que l'on doit blasmer,

Car pourroit-on partir si l'on sçavoit aymer ?

Mais si je n' ayme point, d'où vient ce mal extrême ?

Non, sans doute j' aymois, et je sens bien que j' ayme :

Et que j' ayme à tel poinct, que nul coeur enflâmé,

N'a jamais tant souffert, ny jamais tant aymé.

O Dieu, vous le sçavez, que tout roy n'est qu'un homme !

Et que le grand objet, et du Tibre, et de Rome,

Quoy que haut et pompeux, ne sçauroit effacer,

Celuy que dans mon coeur l'amour a pû tracer.

Je verray, je verray, cette adorable idole,

Au pied du Vatican, et sur le Capitole :

Et je seray captif de ses charmans regards,

Quand j' auray triomphé de l' orgueil des Cezars.

Oüy, ces roys de mon coeur feront encor la guerre,

Lors que j'auray vaincu la reyne de la terre :

Sur le char de triomphe on me verra captif ;

Ou pour me mieux nommer, esclave fugitif.

Mais esclave indiscret, qui porte encor sa chaisne ;

Qui retrouve son maistre, et dont la fuite est vaine ;

Qui loin ainsi que pres, est tousjours en prison ;

Tousjours avec ses fers ; et tousjours sans raison.

Hastons-nous donc de vaincre, et de vaincre pour elle :

Voyons Rome bien-tost, pour revoir cette belle :

Et redoublant l'effort d'un esprit genereux,

Paroissons triomphans pour paroistre amoureux.

Mais insensé que dis-je, au milieu du martyre ?

Je parle de triomphe, et je n'ay qu'un navire :

Et qu'un navire encor tout brisé par les flots,

Avec quelques soldats, et quelques matelots.

C'est trop peu, c'est trop peu, pour l'empire du monde :

La valeur ne peut rien si l'on ne la seconde :

Et pour vaincre une ville où tant de roys vaincus

Ont suivy les debris de leurs thrônes rompus,

Hercule qui dompta les lions de Nemée,

Le tenteroit en vain s'il n' avoit point d'armée.

Malheureux Alaric, que dois-tu devenir ?

L'objet de ton amour n'a pû te retenir ;

Tu l'as abandonné pour chercher la victoire ;

Et tu le reverras, et sans flote, et sans gloire !

Non, non, erre plutost parmy les flots amers,

Et les plus reculez des plus affreuses mers.

Cours, cours au gré des vents, de rivage en rivage :

Va cacher ton malheur dans quelque isle sauvage :

Et loin de ton royaume, et loin de ses beaux yeux,

Souffre ce que merite un coeur ambitieux ;

Souffre ce que merite une ame temeraire,

Qui veut tout entreprendre, et qui ne peut rien faire.

Là le heros s' arreste ; et sa pasle couleur,

Mieux que tous ses discours exprime sa douleur :

Son silence eloquent parle plus que sa bouche ;

Il voit bien la raison, mais elle l'effarouche ;

Il veut ne la pas suivre ; il la suit toutefois ;

Et luy preste en ces mots, et son coeur, et sa voix.

Superbe passion, tu prens trop de licence :

Ignores-tu du ciel, et l'ordre, et la puissance ?

La main qui fait mon mal, le sçaura bien guerir :

Elle m' apelle à Rome, il la faut conquerir.

Laissons nostre advenir à sa sage conduite :

Par ce commencement jugeons bien de la suite :

Le chemin de la gloire, où je suis animé,

Est tousjours difficile, et d'espines semé.

De ces difficultez je tire un bon augure,

Et nous le verrons tel que je me le figure :

Car malgré les escueils, et les bancs, et les eaux,

L'oeil de Dieu qui voit tout, voit où sont mes vaisseaux.

Il peut me les oster, comme il peut me les rendre :

Il m'a promis la gloire, et mon coeur doit l'attendre :

Il est tout veritable, ainsi que tout puissant ;

Et si j'en puis douter je suis mesconnoissant.

O dieu de l'univers, acheve ton ouvrage :

Comme tu m'as sauvé, sauves-les du naufrage :

Ils voguent par ton ordre ; et tous mes hauts desseins,

Sont l'effet de ta voix, et l'oeuvre de tes mains.

Tu commandes aux flots ; tu regnes sur les ondes ;

Tu vois de l' ocean les cavernes profondes ;

Tu gouvernes les vents ; et ta divine voix,

Aux plus fiers aquilons sçait imposer des loix.

De ces tristes vaisseaux sois donc l' adroit pilote ;

Rassemble heureusement la malheureuse flote ;

Conduits-là sans peril vers les bords d'Albion,

Et finis ses travaux, et mon affliction.

Tu n'as qu'à le vouloir, ô seigneur, pour le faire :

Tu vois en mesme temps, l'un et l'autre emisphere :

Rien ne se peut cacher à tes regards perçans :

Et tu soustiens la terre avec tes doigts puissans.

Toy seul de tout le monde ès l'unique monarque ;

Tu peux me conserver jusqu'à la moindre barque ;

Rien ne se peut sauver, ny se perdre sans toy ;

Fais donc que cette mer obeïsse à ta loy.

Il y va de ta gloire, et non pas de la mienne :

Je suis à toy, seigneur, toute ma flote est tienne ;

Nous voguons par ton ordre ; et ton seul interest,

Assemblant nos vaisseaux, sauve les s'il te plaist.

Comme on voit un navire entre deux vents contraires,

Avancer ; reculer ; sur les ondes legeres :

Ainsi du grand heros, le grand coeur incertain,

Paroist aussi douteux comme il paroist hautain :

Et la crainte, et l'espoir, et l'amour, et la gloire,

Agistent son esprit ; travaillent sa memoire ;

Et chacun tour à tour, le balotte ; le meut ;

Et semble l'emporter où ce mouvement veut.

Mais pendant qu'il se plaint, il aperçoit fort proche,

L'ouverture d'un antre enfoncé dans la roche :

Et lors qu'il le regarde, il voit comme il en sort,

Un vieillard venerable, en sa mine, en son port.

La grave majesté paroist sur son visage ;

Sa barbe et ses cheveux, blanchis par un long âge,

Luy descendent fort bas, et son royal aspect,

Au coeur mesme des roys imprime du respect.

En voyant cét hermite, il faut qu'on le revere :

Il a je ne sçay quoy, de doux et de severe ;

Il a je ne sçay quoy, dans son air, dans ses yeux,

Qui fait aymer et craindre, en ces austeres lieux.

Sa robe paroist propre, encor que fort grossiere ;

A longs plis negligez elle bat la poussiere ;

Et la pourpre des roys malgré son ornement,

A moins de majesté que cét habillement.

Prince (dit-il d'abord en langage gothique)

Chassez de vostre esprit ce soin meslancolique :

Dieu qui commande aux mers, et qui regle leur cours,

Vous rendra vos vaisseaux, sauvez par son secours.

Mais pour avoir de luy cette faveur insigne,

Meritez-là, seigneur, et rendez-vous en digne :

Par un acte de foy confessez son pouvoir ;

Il est le roy des roys, faites vostre devoir.

Mon pere (luy respond le heros des Vandales)

J'ay desja trop connu ses bontez sans esgales,

Pour ne luy rendre pas un si juste tribut,

Luy qui calme l'orage, et d'où vient mon salut.

C'est luy qui m'a sauvé ; c' est luy qui vous inspire ;

Qui vous dit qui je suis, et pourquoy je soupire ;

Oüy, je le voy plus haut, que le monde n'est bas ;

Oüy, j' espere ; je crois ; mais qui ne croiroit pas ?

O prince genereux, respond le solitaire,

Dont par son propre éclat la raison est si claire,

De combien de sçavants feriez-vous de jaloux,

Si l'art eust achevé ce que l'on voit en vous !

Un si beau naturel secondé par l' estude,

Qui sçait purger l'esprit de ce qu'il a de rude,

Eust eslevé vostre ame en un rang sans pareil,

La rendant lumineuse autant que le soleil.

Les Goths, les braves Goths, seroient incomparables,

(Comme ils le sont desja par leurs faits memorables)

Si l'amour du sçavoir, si l'amour des beaux-arts,

Eust partagé leur ame avec celle de Mars.

Les clartez de l' estude illuminent cette ame,

Et redoublent encor sa belle et noble flâme ;

La portent à la gloire avec plus de chaleur ;

Et donnent un grand lustre à sa rare valeur.

Elle agit beaucoup mieux, comme elle est mieux instruite ;

Elle a plus de succès, comme plus de conduite ;

Elle suit la raison ; jamais ne s' en despart ;

Et n'abandonne point sa fortune au hazard.

Elle regarde loin ; elle prevoit les choses ;

Elle songe aux effets, en concevant les causes ;

Et comme elle a bien veu la cause et les effets,

Aucun evenement ne l' estonne jamais.

Grand roy, c'est le sçavoir qui la rend intrepide :

L'on ne s' esgare point avec un si bon guide :

C'est un amy fidelle, et qui nous suit tousjours ;

Et contre l'infortune un asseuré secours.

Oüy, superbe vainqueur de la superbe Rome,

L'homme avec la science est au-dessus de l'homme :

Il fait une autre espece ; il tient un autre rang ;

Il se met au-dessus de la terre et du sang ;

Il quitte la matiere où son estre le range ;

Et d'homme qu'il estoit, il devient presque un ange ;

Il voit tout sans nuage, et l'advenir douteux,

N'est point obscur pour luy, tant il est lumineux.

Il voit tout l'univers comme l'astre du monde ;

Il penetre le sein de la terre et de l'onde ;

Il est comme present à leurs productions ;

Il sçait de tous les corps toutes les fonctions ;

La nature n'a rien qu'elle cache à sa veuë ;

Il traverse les mers ; il vole sur la nuë ;

Ce que l'oeil ne voit point sa raison l'aperçoit ;

Tout sert à son estude, et rien ne le deçoit.

Il discerne le vray, d' avec le vray-semblable ;

Il n' ayme jamais rien qui ne soit fort aymable ;

La seule verité peut encor l' enflamer ;

Il ayme les plaisirs comme ils les faut aymer ;

Il connoist toute chose en ce degré suprême ;

Et pour dernier bonheur il se connoist luy-mesme.

Pour moy qui suis lassé du monde et de la cour ;

Moy qui suis relegué dans ce charmant sejour ;

J'ay gousté les plaisirs ; j' ay connu la puissance ;

Et la haute fortune ; et la haute naissance ;

J'ay vescu dans la guerre ainsi que dans la paix ;

Et rien de tout cela ne m'affermit jamais ;

Et rien de tout cela ne me pût satisfaire ;

Tout ce que je faisois je le voyois deffaire ;

Mais enfin je connois, faisant mieux mon devoir,

Qu'il n'est que deux vrais biens, le ciel, et le sçavoir.

Oüy, prince, j'ay connu dans cette solitude,

Le peu que vaut le monde, et ce que vaut l' estude :

Et dans ce grand repos de l'esprit et du corps,

Mes livres bien-aymez sont icy mes thresors.

Ha ! Si je vous comptois quelle fut mon histoire,

Vous verriez que le rang, la richesse, la gloire,

Les plaisirs, les honneurs, tout n'est que vanité,

Et qu'il n'y faut chercher nulle solidité.

Qu'elle n'est qu'en Dieu seul, et que dans la science ;

Que l' on s' esleve à luy par cette connoissance ;

Et que les grands autheurs par leurs doctes escrits,

Peuvent seuls affermir le repos des esprits ;

Servir utilement, à toute heure, en tout âge ;

Et qu'enfin leur secours est un grand avantage.

Mon pere, dit le roy, je suis prest d' escouter :

Sans doute vostre vie est belle à racompter :

Je n'y puis que gagner, car je n'y puis qu' aprendre :

Et si vous le voulez, je suis prest à l'entendre.

A ces mots Alaric s'assied sur le rocher ;

Et priant ce vieillard de vouloir s' aprocher,

Il le conjure encor d'assouvir son envie,

Et de luy reciter l'histoire de sa vie.

L' hermite venerable en le satisfaisant,

D'un ton de voix qui charme, et d'un air complaisant,

Assis aupres du roy (car il le luy commande)

Fait ainsi le recit de ce qu'on luy demande.

Les lettres et les arts ayant fait mon bonheur,

Aux despends de ma gloire il faut leur faire honneur.

Roy le plus grand des roys, la puissance infinie

Me fit venir au jour dans la froide Hibernie :

Et d'une qualité qui ne vit que le roy,

Plus noble que j' estois, ny plus riche que moy.

Mais de mon fier païs la sauvage coustume,

Ignorant ce que peut une sçavante plume,

Esleva ma jeunesse avec si peu de soin,

Qu'il n'est rien d'excellent dont je n'eusse besoin :

Et je fus à la cour sans autre connoissance,

Que celle de l' orgueil d' une illustre naissance ;

Que celle du haut rang où l'on ne peut cacher,

L'ignorance honteuse, et qui fait tant broncher.

Cependant la fortune, aveugle aussi bien qu'elle,

Fut de tous mes desseins la complice fidelle :

Et sans sçavoir pourquoy, ny sans le meriter,

J'eus toute la faveur que l'on peut souhaiter :

Mais j' en usay si mal par ma raison trompée,

Qu' aux mains d' un furieux ce fut mettre une espée.

Je donnois sans mesure, et sans ordre, et sans chois :

Ma main eust espuisé tous les thresors des rois :

Mes prodigalitez apauvrissoient mon maistre :

Je ne connoissois point le flatteur ny le traistre :

Je ne discernois point le vice et la vertu :

Le lâche triomphoit sans avoir combatu :

Le vaillant combatoit sans nulle recompense :

Tout l' estat travailloit pour ma folle dépense :

Et du pur sang du peuple usant mal à propos,

Je l' accablois enfin par d'injustes imposts.

Sous mon authorité l'innocence opprimée,

Enduroit mille affronts de l'injustice armée :

Tout crime estoit licite, appuyé de mon nom ;

Et rien n' estoit mauvais quand je le trouvois bon.

Le secret des conseils, cette ame des affaires,

N' estoit plus ignoré des personnes vulgaires :

Tout le monde sçavoit les desseins de mon roy ;

Je les disois moy-mesme, et d'autres apres moy.

Dans les estats voisins ma haute negligence,

N' entretenoit jamais aucune intelligence :

J' ignorois le dedans ; j' ignorois le dehors ;

Et je ne connoissois les foibles ny les forts.

Mais quand cette conduite eut esmeu le tonnerre,

Et qu'il falut passer de la paix à la guerre,

Pour punir mon orgueil des maux qu'il avoit faits,

Je me vis ignorant en guerre comme en paix.

Je campois mal, seigneur, j' attaquois mal les places :

En comptant mes combats, on comptoit mes disgraces :

Et comme je n' avois, ny scavoir, ny vertu,

Je fus tousjours chassé, je fus tousjours battu.

Enfin tant de malheurs réveillerent mon ame :

Ils m'ouvrirent les yeux pour me sauver de blasme :

Et je pris un conseil dont il estoit saison,

Au bord du precipice où je vy la raison.

Un Grec que j' avois pris dans les isles Hebrides,

Voyant mon embarras, et mes pensers timides,

Me dit qu'il sauveroit, et ma gloire, et l' estat ;

Qu'il en redoubleroit, et la force, et l'éclat ;

Et qu'il entasseroit victoire sur victoire,

Et bonheur sur bonheur, si je le voulois croire.

Que vous diray-je enfin ? Je le creus ; il le fit :

Ceux qui m' avoient deffait, sa valeur les deffit :

Ils nous faisoient fuïr, nous les mismes en fuite :

Tout ceda, tout fit jour à sa sage conduite :

Et d'un conseil discret me decillant les yeux,

De vaincu que j' estois, je fus victorieux.

Ainsi laissant agir sa prudence vaillante,

Nous fismes avec gloire une paix triomphante :

Et nous fusmes porter aux pieds d'un jeune roy,

Tout ce que la victoire avoit conquis par moy.

Apres continuant d'escouter sa sagesse,

La valeur fut payée, et mesme avec largesse :

Et les lasches chassez d' entre les vrais soldats,

Avec un deshonneur pire que le trespas.

En suite employant mieux la royale puissance,

Je fus le protecteur de la foible innocence :

Et sans donner creance à ceux qui la blasmoient,

J' oprimé justement tous ceux qui l' oprimoient.

Ainsi faisant progrès aux nobles exercices,

Il me fit distinguer les vertus et les vices :

L'avare et le prodigue ; et ce grand demy-dieu,

M' aprist que ces vertus sont tousjours au milieu.

Ma main donnoit beaucoup, mais c' estoit avec ordre :

La dent de l'envieux n'y trouvoit point à mordre :

Les meschans, les flatteurs, ne butinoient plus rien :

Et j' estois liberal, mais pour les gents de bien.

Oüy, me laissant conduire à cét homme si rare,

De la sueur du peuple il me fit estre avare :

Moderant les tributs d'un ordre limité,

Et ne les augmentant que par necessité.

Ainsi dans peu de temps par sa haute prudence,

Aux douceurs de la paix succeda l'abondance :

Je remplis tout l' estat de bien et de grandeur,

Et je couvris mon roy de gloire et de splendeur.

Les conseils importans furent impenetrables :

Les succés glorieux ; les traitez honnorables :

L'intelligence adroite ; et dans tous les estats,

Je fis porter au prince, ou ses yeux, ou son bras.

Apres, ce grand esprit, à la fin de la guerre,

Esleva ma raison au-dessus de la terre :

M' aprit tous les beaux-arts ; et ne me celant rien,

Je fus d'un vol hardy jusqu'au souverain bien.

Mais triomphant des sens par cette connoissance,

Mon coeur n' ayma plus rien que la haute science :

Mon coeur n' ayma plus rien que ce divin objet,

Dont tout sceptre despend, dont tout prince est sujet.

Aussi pour vaquer mieux à la paisible estude,

Je vins me confiner dans cette solitude :

Et gouster le repos d'un si charmant sejour,

Lors que ce sage Grec abandonna la cour.

Trente fois le soleil a fourny sa carriere,

Et porté haut et bas sa feconde lumiere,

Depuis qu'en ce desert je me plais à resver,

Et je crois toutesfois que j'y viens d'arriver.

J'ay pour me divertir dans cette roche affreuse,

Une bibliotheque, et superbe, et nombreuse :

Venez la voir, seigneur, mes livres ont des voix ;

Et ces grands conseillers ne flattent point les rois.

A ces mots il s' osta de l'aspect du rivage :

Et menant ce heros dans sa grotte sauvage,

Il fut y faire voir au roy qui le suivoit,

Le grand et riche amas des livres qu'il avoit.

Voicy, dit-il, seigneur, ces conseillers fidelles,

De qui les sages roys ont tous pris leurs modelles :

Qui font utilement leur sçavoir esclater ;

Et qui francs d'interest leur parlent sans flater.

Voicy de tous les arts les maistres veritables,

Et de tous les mortels les amis charitables :

Que l'on fait comme on veut, ou taire, ou discourir,

Et que l'on voit tousjours prests à nous secourir.

Voicy tous les autheurs de l'utile grammaire,

Des arts et du sçavoir la porte necessaire :

Qui de tout ce qu'on sçait, est le grand fondement,

Et qui forme l'esprit comme le jugement.

Elle jette dans nous les fertiles semences,

Qui produisent apres les hautes connoissances :

Elle ouvre les thresors d'où part tout nostre bien :

Avec elle on peut tout ; sans elle on ne peut rien :

Et d'une main adroite aussi bien que puissante,

Elle aprend à marcher à la raison naissante.

Aussi comme on tient tout de ses utiles mains,

Elle eut de grands honneurs des Grecs et des Romains :

Aucun ne luy refuse une estime si juste :

Flaccus grammairien, sous le regne d'Auguste,

Obtint une statuë ; et le grand Mecenas,

Esleva son Caius aussi haut qu'il fut bas.

Enfin cette grammaire est la porte sacrée,

Par où les triomphans font leur pompeuse entrée :

Il faut passer par elle avant que d'arriver,

Au temple de la gloire où l'on veut s' eslever.

Voicy pres des premiers, et comme sur leurs pistes,

Les livres meslangez des fameux humanistes :

Ils expliquent la fable, et les historiens ;

Ils dechiffrent l'obscur des autheurs anciens ;

Dans ces obscuritez ils portent la lumiere,

Afin d'en dissiper l'ignorance premiere :

Et par un art facile, autant qu'il est puissant,

Ils instruisent une ame en la divertissant.

Ils presentent aux yeux, comme de grands exemples,

Ces heros dont les faits ont merité des temples :

Ils font voir par ces faits le vice combatu,

Et quel est le laurier qu'on donne à la vertu.

De ces fameux autheurs l' agreable lecture,

Dans l'esprit qui les voit se change en nourriture :

Elle le fortifie ainsi que son desir ;

Et l' aliment est bon qu' on prend avec plaisir.

Ces charmans escrivains sont comme autant d'abeilles,

Qu' on voit tantost aux lis ; tantost aux fleurs vermeilles :

Des poëtes divins ils vont aux orateurs ;

L'on ne se lasse point en suivant ces autheurs :

Et leur diversité qui plaist à tout le monde,

Meine insensiblement à l' estude profonde.

Voicy des logiciens les livres espineux ;

Mais nostre foible esprit n'est armé que par eux :

Par eux seuls il discourt ; par eux il argumente ;

Par eux dans cét esprit la lumiere s'augmente ;

Par eux seuls il accuse ; il refute ; il predit ;

Il distingue ; il respond ; il preuve ; il definit ;

Et le faux, et le vray, comme le vray-semblable,

Sont distinguez par eux dans l' ame raisonnable.

Sans leur ordre excellent rien ne peut estre beau :

Dans les discours obscurs ils portent le flambeau :

Convainquent la raison ; la forcent de se rendre ;

Et par eux nous sçavons attaquer et deffendre ;

Et par eux seulement nous avons aujourd' huy,

Aristote pour guide, et Platon comme luy.

Par eux nous connoissons, et le genre, et l' espece ;

Le different ; le propre ; et l' estre, et sa noblesse :

Estres universels ; estres particuliers ;

Et rien ne peut payer ces livres singuliers ;

Et rien ne peut payer ces traitez de logique ;

Par qui de la raison l' éclat se communique ;

Et qui font voir aux sens le vray comme le faux,

Pour arriver au bien en évitant les maux :

Nous faisant descouvrir par un si bon office,

Du sophiste trompeur le malin artifice.

Eutideme, Cleanthe, et Chrysipe trop fin ;

Prothagoras, Dion, Gorgias Leontin ;

Et mille autres encore aussi dignes de blasme,

Par leurs fausses couleurs abuseroient nostre ame,

Si nous n'allions chercher pour sauver sa raison,

Dans ces premiers autheurs son vray contre-poison.

Voicy des orateurs la troupe illustre et grande,

Par qui la rethorique, esmeut, plaist, et commande :

Fait pancher nostre esprit au gré de son desir ;

Et d' un art tout puissant nous force avec plaisir.

Par eux nous aprenons comme au coeur magnanime,

Un juste sentiment passe, agit, et s'imprime :

Comment on persuade une bonne action ;

Comment la verité trouve protection ;

Comment on fait connoistre enquoy gist la justice ;

Comment une ame forte est mise en exercice ;

Par quel art on peut rendre un esprit genereux ;

Les moyens d'adoucir un courroux dangereux ;

Par où l' on rend encore une ame liberale ;

Et pour vanter aux roys l' eloquence royale,

Par où l'on peut gagner, les peuples ; les soldats ;

Les grands et les petits ; les hauts comme les bas.

C'est cette rethorique, en pouvoir sans seconde,

Qui confond le coupable aux yeux de tout le monde :

Qui sauve l' innocent des pieges du malin ;

Qui deffend des meschans, la veuve et l'orphelin ;

Et dont le mouvement que l'orateur enflâme,

Esmeut, calme, attendrit, touche, et transporte l' ame.

Demosthene, Osocrate, et l'orateur romain,

Ciceron qui perdit, et la teste et la main ;

Et mille autres encor sont veus en cette place,

Tous brillants de l'éclat, et des fleurs du Parnasse :

Et l'on peut icy voir ce qu'Athenes oyoit,

Lors qu'en la haranguant Pericles foudroyoit.

Voicy les grands autheurs de la philosophie ;

En lisant leurs escrits l' ame se fortifie ;

Voit le bien et le mal ; les connoist par leur voix ;

Suit l'un ; évite l' autre ; et fait un juste choix.

Par eux nous aprenons l'admirable phisique ;

L' ethique ; la morale ; avec l' oeconomique ;

La politique sage ; et d'un vol glorieux,

Par la metaphisique on va jusques aux cieux.

Cette philosophie est enfin apellée,

La loy de nostre vie aux hommes revelée ;

Le chemin des vertus, et le fleau des pervers ;

La lumiere des sens ; l'oeil de tout l' univers ;

La maistresse des moeurs ; la regle des pensées ;

Le juge du present, et des choses passées ;

La guide de l'esprit ; le frein des passions ;

La cause et l'instrument des bonnes actions ;

Le flambeau qui fait voir les choses naturelles ;

Et l'aigle qui nous porte aux beautez immortelles.

C'est elle qui voit tout ; c'est elle qui sçait tout ;

Qui connoist l' univers de l' un à l' autre bout ;

Qui voit tous les secrets au sein de la nature ;

Qui d'un estre invisible a bien fait la peinture ;

Qui des cieux loin de nous compte les mouvemens,

Et les divers effets des divers elemens ;

Qui donne aux grands estats, aux roys, aux republiques,

Les preceptes divins qui les font magnifiques ;

Qui soustiennent leur thrône, ou bien leur liberté ;

Et qui donnent la paix et la felicité.

C'est dans ces grands autheurs qu'on vuide la querelle,

De l'ame corruptible, et de l'ame immortelle :

Qu'on voit si l'univers dans son large contour,

Ou doit tousjours durer, ou doit finir un jour.

S'il eut commencement, ou s'il fut sans principe ;

S'il n'aura point de fin comme le croit Alcipe ;

S'il doit un jour finir comme Thales le croit ;

Si ce monde est formé des atomes qu'on voit ;

Si le monde est unique, ou s'il est plusieurs mondes ;

Et cent choses encor sçavantes et profondes,

Par où l' ame s'instruit, s'éclaire, et tient un lieu,

Qui semble eslever l' homme à la gloire d'un dieu.

Icy l'on voit encor les sectes differentes ;

La stoïque insensible aux moeurs tousjours constantes ;

La sage academique aux raisonnemens forts ;

Et l' epicurienne avec ses petits corps ;

La peripathetique, et la cirenaïque ;

Et la megarienne, avecques l' erotique ;

La cinique mordante ; et l'on y voit aussi,

L'eliaque subtile, et toutes sont icy ;

Et toutes s'opposant aux vices qui nous nuisent,

Par des chemins divers esgalement instruisent :

Illuminent l'esprit ; et d'un art sans esgal,

Donnent l'amour du bien, et la haine du mal.

Des escrivains sacrez voicy la troupe sainte,

Qui dans ses veritez ne mesle aucune feinte ;

Qui captive les sens sous le joug de la foy ;

Interpretes divins de la divine loy.

Par eux nous allons voir la lumiere en sa source,

Nous eslevant à Dieu, la fin de nostre course ;

Nous unissant à luy, l'objet de nos desirs ;

La cause de nostre estre, et de nos vrais plaisirs.

Nous connoissons par eux l'eternelle sagesse,

Et la grandeur de Dieu comme nostre bassesse :

Par eux nous connoissons d'un coeur tout enflâmé,

Que ce Dieu seul tout bon, doit estre seul aymé.

Par eux nous penetrons les plus obscurs misteres,

Vrais aveugles sans eux, aux choses les plus claires :

Ils marquent le chemin ; ils conduisent nos pas ;

Et quand on les suit bien, l'on ne s'esgare pas ;

Et quand on les suit mal, on se perd, on s'esgare ;

De ce vaste ocean estans l'unique phare :

Et parmy ces escueils, et parmy ces rochers,

Seuls pilotes experts, et seuls hardis nochers.

Par eux nous concevons cette main si puissante ;

Cette main qui receut la nature naissante ;

Et dont l'art merveilleux, pour nostre commun bien,

Travailla sans matiere, et forma tout de rien.

Cét abysme profond qui la raison estonne,

L'unité de l'essence en la triple personne ;

Le fils esgal au pere, en temps comme en grandeur ;

Leur esprit procedant de leur commune ardeur ;

Une mere encor vierge ; une vierge feconde ;

Quoy plus ? Un dieu naissant qui vit naistre le monde ;

Un autheur de la vie au sepulcre enfermé ;

Un dieu vivant et mort ; et ce mort r' animé ;

Et pour dernier prodige un mistere terrible,

Qui semble diviser un corps indivisible ;

Qui dans tous ses fragmens met son humanité ;

Et qui se multiplie en gardant l'unité.

Pres de ces grands autheurs, les autheurs heretiques,

Nous monstrent le venin de leurs erreurs publiques :

Et lors que ces serpens piquent nostre raison,

On cherche le remede en leur propre poison.

Car comme on peut tirer de l'ingrate vipere,

Un remede puissant, utile, et necessaire,

De mesme on peut trouver pour son soulagement,

Dans un livre heretique un fort bon sentiment.

Oüy, le lecteur prudent, par la cause premiere,

Tire le bien du mal ; de l'ombre la lumiere ;

Voit le piege tendu ; l' esvite sagement ;

Et suit le grand chemin pour aller seurement.

Icy des curieux et sçavans cabalistes,

Avec peu de travail on peut suivre les pistes :

Traverser apres eux ces sentiers escartez ;

Et des obscurs Hebreux demesler les clartez.

Tout ce que les rabins ont escrit de sublime ;

Et du grand nom de Dieu la force legitime ;

Et des nombres sacrez l'art tout misterieux ;

Et l'occulte pouvoir des images des cieux ;

Enfin tout le sçavoir de l'antique Judée,

Qu' elle dit luy venir de l' eternelle idée ;

Qu' elle pretend tirer du celeste thresor ;

Se trouve en ces escrits que l'on conserve encor.

De cét autre costé de mes rochers sauvages,

Des poëtes divins sont les divins ouvrages :

Ouvrages immortels par leurs beaux ornemens,

Des Grecs et des Latins les chefs-d' oeuvres charmans.

Leur fureur poëtique est par son excellence,

De l'effort de l'esprit la derniere puissance :

Et leur rare sçavoir, tant il est admiré,

Paroist aux yeux du monde un sçavoir inspiré.

Des princes et des roys l'immortelle memoire,

D'ailleurs que de leur art ne peut tirer sa gloire :

L'oubly les enveloppe, et leur nom meurt comme eux,

Sans l'illustre labeur des poëtes fameux.

Oüy, roys, malgré le sceptre, et malgré la couronne,

Et le thrône pompeux que l'éclat environne,

Vostre nom n'ira point à la posterité,

S'il ne reçoit par eux ce qu'il a merité.

Icy l'on voit Homere ; icy l'on voit Virgile ;

A qui doit tant Enée ; à qui doit tant Achille ;

Euripide ; Sophocle ; Aeschile ingenieux ;

Menandre ; Aristophane ; Anacreon plus vieux ;

Ovide avec Lucain ; Seneque avec Horace ;

Et Tibule ; et Catule ; et Martial ; et Stace ;

Et Terence ; et Lucresse ; et Plaute ; et mille autheurs,

De qui tous les sçavans sont les adorateurs.

Ceux-cy tiennent encore une memoire vive ;

C'est l'antique Herodote, et le grand Tite-Live :

Thucidide le Grec ; Tacite le Romain ;

Polybe ; Xenophon ce vaillant escrivain ;

Quinte-Curse ; Cezar ; le sçavant Diodore ;

Saluste ; Suetone ; et mille autres encore ;

Fameux historiens des grands siecles passez,

Se trouvent en ce lieu d'un long ordre placez.

Ces livres immortels aprennent aux grands princes,

A regir leurs estats ; à dompter des provinces ;

Et par ce grand exemple, offert à ces grands coeurs,

Ils forment de bons roys, et d'illustres vainqueurs.

Voicy l'ame des loix, les grands jurisconsultes,

La cause du repos, et la fin des tumultes ;

Les oracles du droit ; l'appuy des innocens ;

Qui jugent sans faveur, et foibles, et puissans ;

La lumiere de Dieu, comme Platon les nomme ;

Ou plutost de vrais dieux qui peuvent juger l'homme ;

Qui tiennent en leurs mains son bon ou mauvais sort ;

Les peines et les prix ; et la vie et la mort.

Aristote les louë en termes magnifiques :

Il apelle ces loix, l'ame des republiques :

Parce que comme un corps sans ame ne vit pas,

Lors qu'on les voit sans loix, tombent tous les estats.

L'ingenieuse envie alors est medisante ;

Du mesdire provient la haine mal-faisante ;

D'elle apres la colere ; et de ce fier courroux,

Le discord enflâmé que l'on voit entre nous.

De luy naist aussi-tost la dure repugnance ;

D'elle un souslevement dans les peuples commence ;

De ce souslevement, la guerre et son éclat ;

Oüy, l' escole des roys se trouve en ces volumes :

Leurs sceptres affermis par de sçavantes plumes :

Le repos du public solidement fondé :

Et le bras de ces roys fortement secondé.

Voicy les grands traitez des mouvemens celestes,

Ou les evenemens propices et funestes,

Par un art excellent sont marquez et preveus,

Avant que l' univers les ayt sentis ny veus.

La haute astrologie, ô prince magnanime,

Alors qu'elle est bien sceuë, est bien digne d'estime :

Puis que d'un vol hardy qui devance les yeux,

On voit qu'elle s' esleve, et penestre les cieux.

Par elle nous voyons les mouvemens des spheres ;

Les astres ; leurs chemins ; leurs aspects necessaires ;

Les poles affermis ; les cercles ; les climats ;

Et le cours du soleil, tantost haut, tantost bas.

L'esclipse du grand astre, et celle de la lune ;

L'estoile errante ou fixe, en cette voûte brune ;

Et le cours retrograde, et ses justes raisons,

Qui changent reglement la face des saisons. (d'une manière réglée)

Par elle nous voyons les fortes influences,

Dans le sein de la terre animer les semences :

Le sujet naturel du foudre et de l'esclair,

Et de ces corps si froids qui nous tombent de l'air.

Enfin durant la nuit, la claire astronomie,

Esveille utilement la raison endormie :

Et des globes mouvans nous monstrant la hauteur,

Elle fait concevoir quel en est le moteur.

Aupres de ces autheurs, ceux de la medecine,

Offrent à nostre esprit leur science divine :

Hipocrate à leur teste, admirable en sçavoir,

Nous aprend ce grand art, et quel est son pouvoir.

Icy vous trouverez ceux qui sont methodiques ;

Et ces autres encor qu'on apelle chymiques :

L'anatomiste adroit, qui de tout nostre corps,

Descouvre l'artifice, et monstre les ressorts.

Qui connoist les tumeurs ; qui connoist les blessures ;

Et les medicaments de diverses natures.

Icy la pharmacie estale aux curieux,

Tout ce que le soleil fait croistre en mille lieux :

En dit les qualitez, ou bonnes, ou nuisibles ;

Prouve ce qu'elle dit par des effets visibles ;

Et tire adroitement des corps universels,

Par le grand art du feu, l'eau, les sucs, et les sels.

Icy l'on voit encor ceux qui traitent des plantes :

Par eux nous aprenons leurs formes differentes :

Leurs climats ; leurs saisons ; l'art de les cultiver ;

Et l'agreable soin qui les peut eslever.

De cét autre costé, voicy, prince heroïque,

Ceux de qui l'art despend de la mathematique :

Architectes ; sculpteurs ; peintres ; musiciens ;

Geometres certains ; arithmeticiens ;

Les maistres de l'optique, avec les cosmographes ;

Ceux de la perspective, avec les geographes ;

Et l'on voit en ce lieu, qui sera mon tombeau,

Ce que la mecanique à de rare et de beau.

Des cinq ordres des Grecs, celuy-cy peut m'instruire ;

Aux mesures du corps, l'autre me peut conduire ;

Celuy-cy des couleurs l'effet me fera voir,

Par l'ombre et la lumiere, où gist tout son sçavoir.

L'autre des tons, du mode, et de leur harmonie,

Me fera concevoir la douceur infinie :

Celuy-cy d'une regle, et d'un compas certain,

Si je veux arpenter me conduira la main :

Cét autre en supputant ses nombres difficiles,

Convaincra mon esprit par des regles subtiles.

Celuy-cy plus subtil, comme plus curieux,

M'instruiront des rayons qui partent de nos yeux :

M'en fera voir la forme ; et de leur piramide,

Aprendra les raisons à ma raison timide :

Et luy descouvrira, mesme facilement,

Qu'un fantôme d' optique est sans enchantement.

L'autre me monstrera le globe de la terre ;

Les fleuves qu'on y voit ; et la mer qui l'enserre.

Celuy-cy par des corps, plus gros, ou plus menus,

M'aprendra de son art les secrets inconnus :

Me fera croire loin une chose prochaine ;

Et trompera mes yeux par sa regle certaine :

Et le dernier enfin, à ces yeux esbahis,

Dans un espace estroit mettra tout un païs.

Icy l'on voit, seigneur, et la geomancie ;

Et l'art d'Arthemidore ; et la chyromancie ;

L'une par son triangle à son cercle enlacé,

Pretend voir l'advenir comme on voit le passé :

L'autre du songe obscur tire une claire image,

Et sur ces visions fonde un juste presage :

Et l'autre s'attachant aux lignes de nos mains,

Croit en pouvoir tirer des indices certains,

Et du temperament ; et de nos avantures ;

Penetrant par cét art dans les choses futures.

Aupres de ces derniers sont encor ces autheurs,

Qui de tous ces devins sont veus les moins menteurs :

Ceux, dis-je, qui de l'air, et des traits du visage,

Par une longue estude, et par un long usage,

Tachent de descouvrir nos inclinations,

Et nos prosperitez, et nos afflictions.

Enfin pour achever, on voit en cette place,

Dans le nombre excellent des livres que j'amasse,

La fable au sens caché ; l'emblesme industrieux ;

Les medalles encor des siecles les plus vieux ;

De longs traitez des vents, et de l'art du pilote ;

Et de livres divers j'ay remply cette grote.

Il n'est rien dans les arts que l'on n'y puisse voir :

Icy les plus sçavans trouveront à sçavoir :

Chacun y peut aprendre ; et d'une ame hardie,

Former le cercle entier de l' encyclopedie.

C'est-là mon seul plaisir, c' est-là mon seul thresor ;

C'est-là sans le flatter, ce qui vaut mieux que l' or.

Les princes et les roys n'ont rien qui les égale :

Ils adjoustent du lustre à la grandeur royale :

Ils soustiennent leur thrône aussi bien que leurs loix :

Et tous les roys sçavans sont au-dessus des roys.

Là l' hermite emporté d'un esprit prophetique,

De l'obscur advenir que Dieu luy communique,

Donne quelque lumiere à l'immortel heros,

Et finit son discours par ce dernier propos.

Un jour, un jour viendra, le ciel me le revelle,

Qu'une reyne des Goths, sçavante comme belle ;

Fera fleurir les arts ; aymera les beaux vers ;

Et portera sa gloire aux bouts de l'univers.

Mais il m'est deffendu d'en dire davantage :

Une autre mieux que moy vous fera son image :

Et vers Parthenopée, où l'honneur vous attend,

Sur ce sujet illustre on vous rendra content.

O reyne trop heureuse, et trop digne d'envie,

S' escria ce heros, venez-tost à la vie :

Et si quelque aparence est en ces derniers mots,

Precipitez le temps pour la gloire des Goths.

Prince, luy dit le saint, retournez au rivage,

Et voyez vos vaisseaux eschapez de l'orage :

Voyez les garantis d'un naufrage aparent,

Et benissez tousjours celuy qui vous les rend.

A ces mots il luy monstre encor fort esloignée,

Sa flote de l'orage et des vents espargnée,

Qui vogue heureusement, et qui pour s'aprocher,

Tourne vers luy la proüe, et vient au grand rocher.

Comme l'on voit aux champs dans une vaste plaine,

Ces innocens troupeaux qui nous donnent la laine,

Blanchir tous les sillons ; marcher également ;

Et s'avancer tousjours d'un pareil mouvement.

Ainsi parmy les flots voit-on ces grands navires,

Avec leur blanche voile où soufflent les zephires,

S'avancer lentement, et d'un air mesuré,

Couvrir tous les sillons du grand champ azuré.

Alaric qui les voit en saute d'allegresse :

Il suit au mesme instant le desir qui le presse :

Il prend congé du saint ; et suivant son transport,

Il descend, ou plutost il vole vers le port.

 

Livre 6

 

LIVRE 6

 

 

A peine ce heros, d'une course soudaine,

De ses superbes pas imprima-t-il l'arene,

Qu'il y vit tous les siens sortis de son vaisseau,

Se presser au rivage, et regarder vers l'eau.

La troupe qui le voit pousse des cris de joye ;

Luy monstre ses vaisseaux que le ciel luy renvoye ;

Redouble encor ses cris ; et parmy les rochers,

Retentissent bien loin les voix de ces nochers.

Tout parle de bonheur ; tout parle de victoire ;

Il se revoit brillant de sa premiere gloire ;

Il perd le souvenir de tant de maux souffers ;

Il voit le Tibre esclave, et Rome dans les fers.

L'un du prudent Sigar reconnoist la banniere ;

L'autre du fier Haldan voit l'enseigne guerriere ;

Celuy-cy d'Hildegrand distingue les pavois,

Qu' alentour de la poupe on mettoit autresfois ;

Cét autre reconnoist un navire à sa proüe ;

L'autre à la banderolle où Zephire se jouë ;

L'un monstre à ses amis un grand fanal doré ;

Et l' autre un estendart sur la poupe arboré.

Soldat ny marinier, general ny pilote,

Aucun ne doute plus que ce ne soit leur flote :

Tous en tombent d'accord au raport de leurs yeux ;

Tous encor une fois poussent des cris aux cieux.

Cependant cette flote à rames comme à voiles,

Vient en jettant des cris qui monstent aux estoiles :

Et du bord de la mer, ainsi que des vaisseaux,

Chacun se tend les bras avancez vers les eaux ;

Chacun comme à l' envy, d'une ardeur mutuelle,

Compare un si doux calme à la mer si cruelle ;

Et confesse en son coeur d'un secret entretien,

Que c' est par un grand mal que l' on gouste un grand bien.

Tout s' aproche à la fin ; tout vient ; tout se desbarque ;

L'on voit desja les chefs à l' entour du monarque ;

Et du creux de ces nefs sortent comme à grands flots,

Confusément meslez, soldats et matelots.

Comme on voit l' ocean de son urne profonde,

Vers le bord opposé pousser onde sur onde ;

Ainsi voit-on alors ces illustres guerriers,

S'avancer tous en foule, et pousser les premiers.

Dans les champs spacieux les troupes s' eslargissent,

Loin du bord et du bruit de ces flots qui mugissent ;

Tout campe ; tout se loge ; et les fiers bataillons,

Dressent en un moment cent et cent pavillons.

Icy l'un court au bois, et l'autre à la fontaine ;

L'autre par deux cailloux, d'une adresse certaine,

Les tenant des deux mains, et les choquant un peu,

Excite, allume, embraze, et fait luire un grand feu.

L'on descharge les nefs ; l' on met tout au rivage ;

Alors chacun travaille, et chacun s'encourage ;

Et tous ces mariniers, du ciel favorisez,

Songent à radouber leurs navires brisez. (réparer)

L'un observe le sien ; l'autre la poix apreste ;

L'un oste un mast rompu des coups de la tempeste ;

L'autre vers la forest jette les yeux plus loin,

Et regarde le bois dont il aura besoin.

Celuy-cy tient desja le maillet et l' estoupe,

Dont il doit calfater, et sa proüe, et sa poupe :

Et cét autre fait fondre, et fait desja fumer,

Cette gluante poix qui resiste à la mer.

Cependant Alaric, parle, carresse, embrasse,

Et pert le souvenir de toute sa disgrace :

Il tend la main à l'un ; à cét autre il sous-rit ;

Il fait voir dans ses yeux ce qu'il a dans l'esprit ;

Enfin il entretient tout ce qui l'environne :

Et tournant ses regards vers la belle Laponne,

Il la louë, il la plaint, et d'un air tout charmant,

Il oblige à la fois, et l'amante, et l'amant.

Mais de l'obscure nuit le voile espais et sombre,

Venant couvrir la flote, et le camp de son ombre,

Le roy tout glorieux de son heureux destin,

Regale tous ces chefs d' un superbe festin :

Et chacun gouste apres, comblé d' ayse et de joye,

Le paisible repos que le sommeil envoye.

Cependant Lucifer se tourmente la-bas,

Et durant que tout dort, le cruel ne dort pas.

Cét esprit orgueilleux, dont la premiere faute,

Fut une vanité superbe comme haute,

Ne peut encor souffrir de son premier vainqueur,

Et pres de son despit l'enfer est sans rigueur.

Il voit que dans le ciel le soleil qui s' esleve,

Est encor loin du terme où sa course s' acheve :

Et qu'à peine l' esté dans les vastes guerets,

Commence de jaunir les thresors de Cerés.

Il juge qu'Alaric, qui les travaux mesprise,

N'aura que trop de temps pour sa haute entreprise :

Il sçait qu'aux champs latins l' hyver peu rigoureux,

Pour le soldat campé n'a rien de dangereux :

Il prevoit (ce demon qui voit plus clair que l'homme)

Le salut des Romains en la perte de Rome :

Il veut y mettre obstacle ; il veut en murmurer ;

Et quoy qu'il soit trop foible, il ne peut l'endurer.

Or pour choquer, s'il peut, la puissance divine,

Il discourt ; il medite ; il resve ; il imagine ;

Et resoud à la fin dans ses pensers troublez,

De voir sur ce sujet les demons assemblez :

Afin qu'affermissant cette image inconstante,

Ils puissent travailler à l'affaire importante.

Aussi-tost d'une voix qui donne de l' effroy,

Il fait trembler la terre, et les appelle à soy.

Cette effroyable voix, que redoute l'Averne,

Y fait tout retentir de caverne en caverne :

Et les concavitez de ce lieu sousterrain,

Appellent les demons pres de leur souverain.

Alors des noirs esprits les images legeres,

Comme l'on voit voler les mouches mesnageres,

Voltigent dans la grote ; et l'escadron nombreux,

Se range à son devoir pres du roy tenebreux.

Grand dieu qui fis l'enfer pour y punir les crimes,

Despeins à mon esprit ces tenebreux abysmes,

D'une eternelle nuit tousjours enveloppez,

Noir sejour des meschans que ta foudre a frappez.

O lieux environnez de l'ombre et du silence,

Lieux où des fiers demons regne la violence,

Lieux de qui la rigueur ne doit jamais passer,

Quel crayon assez noir suffit pour vous tracer ?

Droit au centre du monde, et parmy les tenebres,

Sont des antres voûtez, affreux comme funebres,

Où des tristes damnez, les malheureux esprits,

Poussent horriblement des pleintes et des cris.

Des vapeurs des metaux, et des veines du souffre,

Un feu qui n' esteind point, luit et brusle en ce gouffre :

Mais un feu si subtil, qu'on n'y peut resister,

Car mesme sans matiere il pourroit subsister.

L'effet prodigieux de ces terribles flâmes,

Ainsi que sur les corps peut agir sur les ames :

Et l'occulte pouvoir de son activité,

Fait sentir à ces morts son immortalité.

Un vert meslé de rouge, et d'une couleur sombre,

Y mesle en petillant, et la lumiere, et l'ombre :

Et ce meslange affreux, qu'accompagne un grand bruit,

Luit eternellement en l' eternelle nuit.

Mais c'est d'une lumiere à tant d'ombre meslée,

Qu'elle espouvante encor la troupe desolée :

Qui voit confusément les objets qu'elle voit,

Et qui sent mieux ce feu qu'elle ne l'aperçoit.

Pres de ces lieux bruslans sont des grotes glacées,

Ou plutost de glaçons des roches entassées,

Dont l'horrible froideur, pres de ces feux ardents,

Fait geler, fait transir, et fait grincer les dents.

Les ames des damnez, dont le mal tousjours dure,

Passent du chaud extrême, à l'extrême froidure :

Puis du froid excessif, à l'ardente chaleur :

Et ces tourmens divers augmentent leur douleur ;

Et l' eternel combat des qualitez contraires,

Redouble en les changeant, leurs peines ordinaires.

Mais leur plus grand supplice, est qu' eternellement,

Ce qui fit leurs plaisirs, fait la-bas leur tourment :

Et qu' eternellement dans l'infernal abysme,

Ils ont devant les yeux l'image de leur crime :

Dont le fantôme affreux, par d' outrageans propos,

Jamais, helas ! Jamais, ne les laisse en repos.

Ceux dont la barbarie a fait des parricides ;

Qui de leur propre sang virent leurs mains humides ;

Ceux, dis-je, dont la rage en son cruel transport,

Aux autheurs de leur vie osa donner la mort ;

Regardent pour punir leur ame criminelle,

Le spectacle sanglant de l'ombre paternelle :

Qui leur monstre en pleurant, qui leur monstre en courroux,

De leur cruelle main les detestables coups.

Ce pitoyable objet redouble leur furie :

Ce sang qui coule encore est une voix qui crie :

Et qui dit à leur coeur comme à leur souvenir,

Qu'il n' est point de tourment qui les puisse punir.

Ces esprits orgueilleux, de qui l'humeur altiere ;

De qui la vanité si superbe et si fiere,

Se croyoit sans esgale en rares qualitez,

Y souffrent mille affrons, et mille indignitez.

Les demons insolens les attaquent sans cesse ;

Les outragent tousjours ; leur font voir leur bassesse ;

Leur marquent leurs deffauts ; et par un fier mespris,

Ils font desesperer ces superbes esprits.

Ces lasches paresseux, de qui l' ame endormie,

Fut insensible à tout, jusques à l'infamie ;

Par mille et mille coups chaque jour redoublez,

Sortent du froid sommeil qui les tint accablez.

Tous assoupis qu'ils sont le tourment les resveille,

Car il n'est point de peine à leur peine pareille :

Puis que sans esperer de tréve ny de paix,

Eux qui dormoient tousjours ne reposent jamais.

Ces esprits violens, et tousjours en colere,

A qui tout desplaisoit ; à qui rien ne sceut plaire ;

Sont tousjours contredits avec derision,

Dans ce lieu de desordre, et de confusion.

Au milieu de la flâme, et parmy la fumée,

D'un eternel despit leur bile est allumée :

On les pousse ; on les choque ; on les presse ; on les bat ;

Ils hurlent en fureur alors qu'on les abat ;

Et sans aucun relasche, et sans aucunes pauses,

Eux qui n' enduroient rien endurent toutes choses.

Ces lasches envieux de la gloire d' autruy,

En changeant de sejour, n'ont point changé d' ennuy :

Car les demons subtils augmentant leurs suplices,

Eux qui tombez du ciel en sçavent les delices,

Leur en font un tableau, bien peint, bien entendu,

Qui leur fait concevoir le bien qu' ils ont perdu :

Et leur font voir encor par leur malice noire,

Leurs propres ennemis dans le sein de la gloire :

Afin que comparant les peines aux plaisirs,

L'envieux se devore avec de vains desirs.

Ceux de qui l' ame basse, au larcin adonnée,

A cette lascheté se vit abandonnée,

Sont reconnus pour tels en ce lieu de douleurs,

Et dans l' infame rang des infames voleurs.

Devant tous les damnez on les met à la gesne ;

Chacun voit leur peché comme l'on voit leur peine ;

Et pour dernier suplice on leur fait confesser,

La honteuse action qu'on punit sans cesser.

Ces avares brutaux, qui par mille bassesses,

Se virent eslevez à d'injustes richesses,

Qui tenoient en tout temps leur coeur dans leur thresor,

Esprits interessez, idolatres de l'or ;

Despoüillez de grandeur, de bien, et de fortune ;

Et pressez d'un remords qui sans cesse importune,

Maudissent en jurant ce dangereux metal,

Qui ne pût assouvir leur apetit brutal.

Ces gourmands affamez, dont le dieu fut le ventre ;

Ces gouffres de crapule, où tout passe, où tout entre ;

Sont justement punis par la rigueur du ciel,

Qui ne leur fait gouster que l' absynthe et le fiel.

Ceux de qui l' ame foible, aussi bien qu'amoureuse,

Suivit des voluptez la trace dangereuse,

Au lieu du cher objet d'une aymable beauté,

De cent objets hydeux souffrent la cruauté.

Ces juges corrompus qui vendent la justice ;

Qui choquent l'innocence, et protegent le vice ;

Sont dans l' huyle boüillante (où l'on les fait plonger)

Jugez plus justement qu'on ne les vit juger.

Ces princes violents, ces tyrans sanguinaires,

Qui font des maux publics leurs plaisirs ordinaires ;

Sans sceptre et sans couronne, en ce lieu de terreur,

Ont en leur propre thrône un objet plein d'horreur.

L'image de leur crime, et celle de leur gloire,

Estans les deux bourreaux de leur triste memoire,

Qui leur font tousjours voir sans les quitter jamais,

Les biens qu'ils ont pû faire, et les maux qu'ils ont faits.

Ces monstres enragez, ces pestes des provinces,

Qui tremperent leurs mains dans le sang des bons princes,

Ils se sentent brusler, tous ces grands criminels,

Ces parricides mains, en des feux eternels.

Ces indignes prelats, qui par moyens injustes,

Brillerent de l' esclat de leurs mithres augustes,

Et qui vescurent mal dans leurs rangs eslevez,

Y souffrent des tourmens non jamais achevez.

Des ennemis du ciel, des aveugles athées,

Dans un feu plus cuisant les ames sont jettées :

Et là, de leurs erreurs le fatal souvenir,

Leur fait connoistre un dieu puis qu'il les sçait punir.

Ces mauvais conseillers des roys et des monarques,

Qui de leur tyrannie ont donné tant de marques,

Souffrent à tous momens des suplices nouveaux,

Et lassent tour à tour, bourreaux apres bourreaux.

Ces chancres affamez qui les peuples devorent ;

Ces meschans partisans que ces peuples abhorrent ;

Maudissent en ce lieu dans leurs afflictions,

Leur infame commerce, et leurs inventions.

Ceux qui d'un poison lent satisfirent leur haine,

Pour un crime si long ont une longue peine :

Car bien qu'elle soit dure au-delà du trespas,

Toute l' eternité ne la finira pas.

Ces langues de serpent, ces menteurs pleins d'envie ;

Ces lasches mesdisans de la plus belle vie,

Parole pour parole en rendent compte à Dieu,

Et sont recompensez dans ce funeste lieu.

Ces mauvais directeurs, ces trompeurs hipocrites,

Dont les moindres erreurs ne sont jamais petites ;

Qui trompent le credule en sa devotion,

Connoissent leur peché par leur punition.

Ceux qui fraudent le poids ainsi que la mesure,

Sont payez de leur faute, et mesme avec usure :

Et sentent, mais trop tard, dans l' eternel soucy,

Que c' est perdre beaucoup que de gagner ainsi.

Ces meres sans vertu, la honte des familles,

Dont le mauvais exemple a fait perdre les filles,

Dans ce severe lieu souffrent incessamment,

Pour ces doubles pechez un double chastiment.

Ces meres sans pitié, qui pour cacher leur faute,

En perdant leurs enfans, en font une plus haute,

Par ces spectres sanglans qui les suivent par tout,

Endurent des douleurs qui n'auront point de bout.

Ces meres sans honneur, dont le commerce infame,

Vend la pudicité ; vend le corps ; et perd l' ame ;

Endurent des tourmens qu'on ne peut concevoir,

Et connoissent trop tard leur crime et leur devoir.

Ceux qui desesperez se sont meurtris eux-mesmes,

Pour une extrême faute, ont des peines extrêmes :

Et tout l'enfer leur dit, en les venant blâmer,

Que qui ne s' ayme pas ne sçauroit rien aymer.

Enfin ce triste lieu voit dans son esclavage,

Toute condition, et tout sexe, et tout âge :

Mille et mille chemins conduisent à l' enfer,

Mais on ne revient point de ses portes de fer.

Or dans le plus profond de l'effroyable gouffre,

Par tout on voit ramper une flâme de souffre,

Dont la couleur bluastre au rouge se meslant,

Tapisse horriblement le noir palais bruslant.

C'est là que les demons, prenant part à leurs gesnes,

Souffrent et font souffrir les plus horribles peines :

C'est là que Lucifer, dont l'orgueil est si haut,

Trouve en un mesme lieu le thrône et l' eschaffaut.

C'est en ce triste lieu qu'il endure et commande :

C'est là qu'il fit venir son infernale bande :

C'est là que luy parla le monarque d'enfer,

Dont le thrône est de flâme, et le sceptre de fer :

C'est là que par orgueil se faisant violence,

Il suspendit ses maux ainsi que leur souffrance :

Et que malgré les cris des esprits forcenez,

Il imposa silence aux plaintes des damnez.

Alors laissant sortir sa colere allumée,

Il pousse un grand soûpir de flâme et de fumée :

Et le feu luy sortant de la bouche et des yeux,

En frapant sur son thrône il fait trembler ces lieux :

Et d'une voix tonnante il forme ces paroles,

Capables d'esbranler la fermeté des poles :

Lors que tous ces demons à l' entour de leur roy,

Eurent aussi tremblé de respect et d' effroy.

Illustres compagnons de mon illustre faute,

Vous dont la vanité fut si noble et si haute :

Vous dont le noble orgueil, d'un vol ambitieux,

Osa bien s' eslever jusqu'au thrône des cieux :

Malgré la triste fin d'une si belle guerre,

Relevez vos esprits au centre de la terre :

Et si ce thrône enfin ne se peut renverser,

Pour amoindrir sa gloire il la faut traverser.

R' allumons tout le feu de nostre antique haine :

Joignons-y le despit d'une entreprise vaine :

Et par mille complots, adroits comme inhumains,

Deffendons les Romains pour perdre les Romains.

Anges, je l'ay connu, nostre vainqueur injuste,

Veut relever l'éclat de la ville d'Auguste :

Il veut la corriger, non la perdre en ce jour ;

Et sa colere mesme a fait voir son amour.

Il sçait (car que ne sçait sa science profonde ? )

Que nous sommes les roys de la reyne du monde :

Et que par les plaisirs l'attachant à nos chars,

Nous avons triomphé comme ont fait les Cezars.

Il sçait que le malheur peut réveiller une ame ;

Luy monstrer son devoir, et la sauver de blâme ;

Et c'est pour porter Rome à faire un tel effort,

Qu' il va prendre Alaric dans les glaces du Nord.

Il veut perdre et sauver cette superbe ville :

Tout ce que nous tentons nous demeure inutile :

Les spectres et les ours ne nous servent de rien :

La flâme en s' esteignant s'oppose à nostre bien :

Le tumulte s' appaise, et la fureur publique :

En vain nous bastissons un palais magnifique :

En vain nous faisons voir aux yeux d'un prince amant,

De l'objet qu'il cherit, le fantôme charmant :

En vain pour arriver au but de nostre envie,

Nous le luy faisons voir prest à perdre la vie :

En vain nous souslevons mille flots irritez :

En vain Amalasonthe avec mille beautez,

Tache de retenir un amant si fidelle :

Il la quitte ; il s'embarque ; il part ; il s'enfuit d'elle ;

Il vient à bout de tout ; il s'avance à grands pas ;

Et Rome va tomber sous l'effort de son bras.

Esprits, soustenons-là, cette fameuse Rome :

L'enfer le cede au ciel, mais non pas l'ange à l'homme :

Un heros est mortel ; et parmy le danger,

Apres tant de malheurs nostre sort peut changer.

C'est pour ce grand dessein qu' icy je vous assemble :

L' interest est commun ; travaillons donc ensemble :

Donnez-moy vos conseils ; et monstrant un grand coeur,

Devenons à la fin les vainqueurs d'un vainqueur.

A ces mots il se taist, muet comme une idole :

Un soûpir enflâmé luy coupe la parole :

La douleur le suffoque ; et l'orgueilleux despit,

Se rend maistre absolu de ce superbe esprit.

Comme un nombreux essein, qui la ruche abandonne,

Murmure sourdement, fait du bruit, et bourdonne ;

Ainsi tous les demons qui parlent bas entr' eux,

Forment le mesme bruit dans un antre si creux.

Mais enfin Belzebuth les oblige à se taire ;

Enflé qu'il est de rage, et flambant de colere :

Et respondant au roy des tenebreux manoirs,

Ces mots font retentir tous ces cachots si noirs.

Prince qui meritois une plus haute place,

Nous suivismes au ciel ta genereuse audace ;

Nous suivrons aux enfers tes desseins genereux,

Et les anges tombez oseront tout pour eux.

Nous sçavons qu'Alaric, que la gloire accompagne,

En partant d'Albion doit aller en Espagne :

Et que las de voguer sur l'empire des eaux,

C'est là qu'il doit quitter ses malheureux vaisseaux.

Volons, volons devant pour empescher sa gloire,

Vers ce peuple aussi fier que sa couleur est noire :

Taschons d'y faire entrer la terreur et l' effroy ;

Parlons-y des rigueurs, et des Goths, et du roy ;

Et comme l'Espagnol est nay superbe et brave,

Menaçons-le des fers, et traitons-le d'esclave :

Afin que par orgueil, par crainte, et par devoir,

Ce peuple armé s' apreste à le bien recevoir.

J' iray, j' iray moy-mesme exciter la tempeste :

De Rigilde eloquent la bouche est desja preste :

Car bien plus animé qu'il ne l' estoit jadis,

Il attend Alaric aux rives de Cadis.

Vostre conseil est bon ; je le crois salutaire ;

(Dit alors Astaroth, qui ne peut plus se taire)

Pour le desbarquement nous en aurons besoin ;

Mais selon mon advis il faut aller plus loin.

L' evenement douteux des choses de la guerre,

Ne nous doit pas borner dans l' iberique terre :

On peut vaincre Alaric ; il peut estre vainqueur ;

Et nous connoissons trop, et son bras, et son coeur.

Ainsi pour ne pas voir nostre entreprise vaine,

Passons des bords d'Espagne, aux hauts murs de Ravenne :

Et taschons d'exciter au coeur de l'empereur,

Un sentiment de gloire, ou du moins de terreur.

De là, volons à Rome ; et malgré la mollesse,

Où vit depuis long-temps le peuple et la noblesse,

Taschons de réchauffer pour nos hardis desseins,

Quelques goutes encor du vray sang des Romains.

Oüy, oüy, dit Leviathan, j' aprouve cette adresse :

Mais des bords d'Italie il faut aller en Grece :

Le foible Honorius m'est tousjours fort suspect :

Sa crainte asseurément ira jusqu'au respect :

Il n'osera branler devant un si grand homme,

Et s'il est nostre apuy, nous verrons tomber Rome :

Je connois sa foiblesse ; et son frere plus fort,

Peut mieux nous soustenir, et s' oposer au sort.

Il faut donc reünir, et l'un et l'autre empire :

Et des hauts monts de Thrace, et des rochers d'Epire,

Pour nostre grand projet tirer ces fiers soldats,

Qu' endurcit le travail parmy ces froids climats.

Oüy, prince, dit alors le flatteur Asmodée,

Tous ces conseils prudents ont une belle idée :

L'éclat de la raison brille en tous ces discours,

Mais l'oeil d'Amalasonthe est un puissant secours.

Alaric est vainqueur, mais on le peut deffaire :

Elle peut faire enfin, ce qu'elle n'a pû faire :

Il est certains momens, et forts, et bien-heureux,

Où rien n' est impossible à des coeurs amoureux.

Il faut, il faut l'avoir, cette beauté charmante :

Car qui peut resister long-temps à son amante ?

Ce qu'une larme en vain aujourd' huy tentera,

Une seconde larme apres l'emportera.

Entre ces quatre advis, tout l'enfer se partage :

La foule des demons y donne son suffrage :

Car comme ils sont tous bons, on les accepte tous,

Et Lucifer reparle avec moins de courroux.

Esprits ingenieux, dit ce roy des tenebres,

Quittez, mais promptement, ces demeures funebres :

Et sortant sans tarder de nos palais ardents,

Allez executer des conseils si prudents.

Que l'un vole en Espagne, et l'autre en Italie,

Pour y ressusciter la gloire ensevelie :

Que l'autre dans la Grece aille porter l' effroy,

Par le nom d'Alaric, ce grand, et trop grand roy :

Et que l'autre dans Birch aille par son adresse,

Tascher de reünir l'amant et la maistresse :

Sortez, partez, volez, je l'ordonne demons :

Il y va de ma gloire, allez, et soyez prompts.

A ces mots il se leve, et ces demons s'avancent :

Le silence finit, et les cris recommencent :

Tout l'enfer retentit d'horribles hurlemens,

Et l'effroyable bruit croist à tous les momens.

Comme apres un grand calme, où la mer enragée,

Laissoit dormir ses flots aux rives de l'Aegée,

La fureur de la vague, en heurtant les rochers,

Estonne d'autant plus les malheureux nochers.

De mesme dans l'enfer, apres un tel silence,

Les plaintes des damnez ont plus de violence :

Et la suspension de ces tristes esprits,

Semble avoir redoublé leurs douleurs et leurs cris.

Cependant Belzebuth, plein d' ayse et de furie,

Sous l'ombre de la nuit vole vers l'Iberie :

Et devant que le jour ramene la clarté,

Il voit de l'Espagnol les bords et la fierté.

Il y trouve Rigilde ; il l' anime ; il l' excite ;

A l'important dessein sa voix le solicite :

Et prenant des habits tels qu'on en voit sur l'eau,

Ils feignent qu'un naufrage a brisé leur vaisseau.

Ils disent à ce peuple, en concertant leur feinte,

Afin de les armer par l' excés de la crainte,

Qu'ils ont veu dans les ports de la grande Albion,

Une estrange, sauvage, et fiere nation,

Qui vient fondre en Espagne, et qui veut par ses armes,

La remplir de desordre, et de sang, et de larmes.

O peuples, dit Rigilde, armez-vous, armez-vous :

Vostre estat se va perdre, et vous perirez tous :

Si par une valeur, digne de vostre estime,

Vous ne leur opposez un effort legitime.

Ces barbares cruels, qui n'ont aucune loy,

Ne connoissent honneur, raison, pitié, ny foy :

Ils sont l'horreur du ciel, et du siecle où nous sommes :

Ils brisent les autels ; ils devorent les hommes ;

Ils bruslent les maisons ; et la pudicité

Ne sçauroit se sauver de leur brutalité.

C'est un torrent de fer, c'est un torrent de flâme,

Qu'on ne peut arrester que par une grande ame :

Et voulant l' empescher d'inonder nos remparts,

Il luy faut opposer vos piques et vos dards.

L'Espagnol genereux, oüy, l'Espagnol si brave,

Sera chargé de fers, en miserable esclave :

Un peuple si guerrier, souffrira, servira,

Sous un maistre insolent qui le mal-traitera.

Quoy ! Pourrez-vous avoir une telle foiblesse ?

Armez-vous, armez-vous, genereuse noblesse :

Mourons, mourons plutost pour le païs natal,

Que de subir le joug d'un peuple si brutal.

Sauvons donc nos autels, nos filles, et nos peres,

Nos biens, nos libertez, des armes estrangeres :

Et pour un tel sujet, signalant nos efforts,

Repoussons vaillamment ces monstres de nos bords.

Belzebuth à ces mots, inspire dans la place,

Aux uns de la frayeur ; aux autres de l'audace :

Il fait des enragez, des naturels boüillans,

Et des moins resolus, des timides vaillans.

L'on n'entend plus crier dans l'espagnole terre,

Qu'arme, arme, il faut combatre ; aux autres, guerre, guerre :

Et par l'art du demon, qui les sçait allarmer,

Desja, desja tout s'arme, ou tout court pour s'armer.

Ce bruit tumultueux, passe de ville en ville :

Quand un homme l' aprend, il le redit à mille :

Ces mille, à mille encore, et dans moins de dix jours,

Toute l'Espagne bransle apres un tel discours.

Comme on voit aux forests la flâme devorante,

S'avancer d'arbre en arbre en sa fureur errante,

Et ne s' arrester point, qu'elle n'ait à la fois,

Embrazé les buissons, les herbes, et les bois.

De mesme ce grand bruit que la crainte accompagne,

Des rives de Cadis, va par toute l'Espagne :

L'allume de fureur de l'un à l'autre bout ;

Et met la pasle crainte, ou l'audace par tout.

L'on arme les vaisseaux ; l'on arme les galeres ;

Desja volent en l'air leurs enseignes legeres ;

Et desja de par tout entrent les combatans,

Dans les ramparts de bois de ces chasteaux flottans.

Mais lors que Belzebuth inspire sa furie,

Parmy le peuple fier de la noire Iberie,

Astharot s' aquittant de son funeste employ,

Dans un autre climast seme le mesme effroy.

Il se desguise en Grec en entrant dans Ravenne :

Il prend du jeune Eutrope une figure vaine :

D'Eutrope qui d'Arcade à toute la faveur :

Et le subtil demon se dit ambassadeur.

Il voit Honorius ; il luy parle ; il le presse ;

Avec l'art eloquent, que sceut si bien la Grece :

Et pour le retirer de son foible repos,

Apres ses complimens il luy tient ces propos.

Prince illustre et puissant, que Bisance vit naistre,

L'empereur d'orient, vostre frere et mon maistre,

Prenant part, comme il doit, à tous vos interests,

A desja des vaisseaux, et des hommes tous prests,

Afin de reünir au commun avantage,

L'empire divisé qui vous vint en partage :

Afin qu' estans unis vous en soyez plus forts,

Et puissiez repousser l'orage de vos bords.

Il a sceu qu'Alaric, prince voisin de Thule,

Vient de ces lieux glacez d'où le jour se recule,

Avec l'intention d'asservir les Romains,

Et croyant tenir Rome, et leur sort en ses mains.

Il part, il vogue, il vient, et sa flote s'avance :

Desja tremble l'Espagne au bruit de sa puissance :

Et desja d'Albion sont couvertes les eaux,

De l'ombre des hauts mats de cent et cent vaisseaux.

Ce dangereux torrent vient inonder l'empire :

Ce peuple belliqueux, rien que sang ne respire :

Et si vous n'agissez comme il est à propos,

Les Romains ses vainqueurs, seront vaincus des Goths.

Race de Constantin, et du grand Theodose,

Prince pensez à vous, et pesez bien la chose :

Songez pour prevenir les funestes hazards,

Que vous estes assis au thrône des Cezars :

Qu'il en faut soustenir, et le nom, et la gloire :

Et remporter comme eux, victoire sur victoire :

Et non pas endurer par excés de bonté,

Que nous soyons domptez par un peuple dompté.

Alaric est vaillant, mais enfin c'est un homme :

Toute la terre tremble au simple nom de Rome :

Elle met aux plus fiers la pasleur sur le teint :

Elle a vaincu le monde, et le monde la craint.

Allez, allez à Rome en deffendre les portes :

Où plutost en sortir avec mille cohortes :

Et deffendant des monts le rampart eternel,

Que l' aigle fonde enfin sur ce grand criminel.

Avec ces mots hardis le faux Eutrope acheve :

Mais l'empereur s'abat plus qu'on ne le releve :

Ces discours genereux pour luy n'ont point d' apas :

Et ce coeur endormy ne s'en réveille pas.

Mon frere, respond-il, conçoit trop d' espouvante :

Car de quelque valeur qu'un vandale se vante,

L'esclave des Romains ne peut estre leur roy,

Et n' oseroit songer à s'attaquer à moy.

Ce bruit sans fondement n'est rien qu'une chimere :

Je n' en changeray point ma conduite ordinaire :

Vos discours ennuyeux sont icy superflus :

Allez, retirez-vous, et ne m'en parlez plus.

A ces mots sans raison, le demon se retire ;

Disparoist et s'envole au siege de l'empire :

Où se changeant encore en un vieux senateur,

Il monte au Capitole avec ce front menteur.

O Romains (y dit-il avec de feintes larmes)

Je vous voy sans raison en vous voyant sans armes :

Et pourquoy ne voit-on ces armes en vos mains,

O Romains sans raison, si vous estes Romains ?

Les Goths, les Goths cruels, viennent pour nostre perte :

Desja d'un camp nombreux la Tamise est couverte :

Et le Tibre dans peu comme elle le sera,

Par ce peuple aguerry qui nous attaquera.

L'empereur d'orient en mande la nouvelle,

Et dit qu'elle est certaine, et son advis fidelle :

Et cependant son frere, endormy comme il est,

Veille aussi peu pour nous, que pour son interest.

Il ne veut point le croire ; il ne veut point l'entendre ;

Ferons-nous comme luy ? Nous laisserons-nous prendre ?

Et mesprisant ainsi de si fiers ennemis,

Voulons-nous que les Goths nous trouvent endormis ?

Soustenons, soustenons la majesté romaine :

Alaric, si l'on veut, vient reprendre sa chaine :

Et si nous connoissons quel est nostre pouvoir,

L'esclave revolté connoistra son devoir.

Regardons, regardons, ces marques de victoire ;

Cét arc de Constantin, superbe et plein de gloire ;

Tous ces grands monumens de nos braves ayeuls,

Ces despoüilles des roys qu'ils surmonterent seuls ;

Ces superbes tombeaux des maistres de la terre ;

Ces aigles qui par tout ont porté le tonnerre ;

Ces sceptres, ces faisceaux, ces thrônes, et ces chars,

Et des premiers consuls, et des premiers Cezars.

Voulons-nous oublier par une erreur profonde,

Que nous sommes les fils de ces vainqueurs du monde ;

Que ce monde est à nous en estant possesseurs,

Et qu'il nous apartient comme leurs successeurs ?

Revoyons, revoyons, leurs illustres images,

Afin de r' animer nos bras et nos courages :

Et par ce grand exemple, eslevant nos esprits,

Prenons pour triompher le chemin qu'ils ont pris.

Couvrons de nos boucliers, couvrons de nos espées,

Les cendres des Cezars, les cendres des Pompées ;

Leurs tombeaux ; leurs autels, tant de siecles gardez ;

Et deffendons ces murs que Romule a fondez.

Mais sans parler des morts dans ces perils extrêmes,

Deffendons nos enfans, nos femmes, et nous mesmes :

Deffendons la patrie avec nos fortes mains :

Et vivons, et vivons, ou mourons en Romains.

A ces mots le demon, pour entrer dans leur ame,

Fait glisser dans leur corps une subtile flâme :

Tasche de desmesler dans leurs timides coeurs,

Quelque goutte du sang de ces premiers vainqueurs :

La réchauffe ; l'allume ; et l'ayant allumée,

Mesle à ce noble feu l'infernale fumée ;

Adjouste la furie au desir de l'honneur ;

Et tout est agité par l'adroit suborneur.

Tout paroist genereux ; tout paroist en colere ;

La honte du passé les resoud à mieux faire ;

L'invincible Brutus semble ressuscité ;

Et l'on entend crier, liberté, liberté.

Aussi-tost Stylicon prenant douze cohortes,

Des hauts murs des Romains passe les larges portes :

Vers les Alpes s'avance, et dans ces rochers creux ;

Dans ces destours couverts ; et ces bois tenebreux ;

Il cache ses soldats, et tout remply d'audace,

Il attend qu'Alaric, et le camp des Goths passe.

Cependant Leviathan ne perdoit pas le temps :

Et lors que Stylicon cachoit ses combatans,

Dans la nouvelle Rome avec une autre ruse,

Il estonnoit la cour, et la rendoit confuse.

Il se dit envoyé du peuple et du senat ;

Il parle d'Alaric avec un grand éclat ;

Il dit quel est ce prince ; il le peint ; il le nomme ;

Il dit qu'Honorius veut abandonner Rome ;

Et que si l'on ne suit un conseil plus prudent,

Les Goths vont renverser l'empire d'occident.

Il represente apres avec beaucoup d'adresse,

Dans le mal des Romains l' interest de la Grece :

Fait voir qu'en r' assemblant ces Grecs et ces Romains,

Le destin de l' empire est en leur propre mains :

Au lieu que separez, par leur foiblesse égale,

On les peut voir tous deux vaincus par le vandale.

Il exagere apres la haute ambition,

De cette redoutable et fiere nation,

Qui d' un climast si loin ; qui d' un bout de la terre ;

Jusques au Vatican ose porter la guerre.

Il fait qu'Arcade voit l'importance du cas ;

Il l' esbranle ; il le presse ; il ne le quitte pas ;

Enfin par ses conseils son ame irresoluë,

Voit plus clair ; s' affermit ; et la guerre est concluë.

L' empereur aussi-tost fait chois de tous les chefs :

Le Bosphore est couvert de soldats et de nefs :

Et le demon ravy du succés de la chose,

Parle ; agit ; persuade ; et jamais ne repose :

Anime les soldats ; anime l'empereur ;

Et leur inspire à tous une égale fureur.

Comme on voit le chasseur comblé d' ayse et de joye,

Lors que dans ses filets il fait donner la proye :

Ainsi du fier demon les voeux sont satisfaits,

Par l'artifice adroit dont il voit les effets.

Mais durant qu'il travaille à l'important ouvrage,

Le trompeur Asmodée enclos dans un nuage,

S'envole droit à Birch, où sans corps et sans bruit,

Il voit Amalasonthe au milieu de la nuit ;

Qui pleine de soucy ; qui pleine de tristesse ;

Se tourne ; ne dort point ; et soûpire sans cesse.

L'esprit ingenieux redouble ses efforts :

De sa mere deffunte il emprunte le corps :

Il en a l'air ; la taille ; et les traits du visage ;

Il s' aproche ; il gemit ; et luy tient ce langage.

Ma fille escoute-moy ; ma fille songe à toy ;

Tu vas perdre bien-tost, et le sceptre, et le roy :

L'inconstant Alaric, te change ; t' abandonne ;

Et tu n'auras jamais son coeur ny sa couronne.

Il te quitte, l'ingrat, pour un nouvel objet :

Sur les bords d'Albion, ce roy devient sujet :

Et parmy ces rochers, une belle insulaire,

Dés le premier instant a sceu l'art de luy plaire ;

A destruit ton espoir ; a suborné son coeur ;

Effacé ton image ; et vaincu ce vainqueur.

Il faut te dire tout : les beautez de cette isle,

Ont certaine langueur dont l'atteinte est subtile :

Un merveilleux éclat ; une extrême blancheur ;

Et du plus beau printemps l' eternelle fraicheur.

Juge de leur effet ; juge de leur puissance ;

Vois quel est leur pouvoir, et celuy de l'absence ;

Et ne t' estonne point, si ne te voyant pas,

Alaric fait ceder ton charme à leurs apas.

Lors qu'il aura dompté la puissance romaine,

Tu le verras, ce roy, t'amener une reyne :

Et tu te trouveras, apres un tel retour,

Et rivale, et sujete, et la haine, et l'amour.

Oppose, oppose donc, pour vaincre ta rivale,

Et tes yeux à ses yeux ; et l'absence fatale :

Oüy, durant qu'Alaric en sera separé,

Va surprendre un esprit qui n'est point preparé :

L'absence te nuisit ; et l'absence de mesme,

Ne peut qu' estre nuisible à cét objet qu'il ayme.

Puis qu'elle a fait ton mal, qu'elle fasse ton bien :

Si tu vois Alaric, je ne craindray plus rien :

Tu le regagneras ; et s'il te voit paraistre,

Cét esclave eschappé reconnoistra son maistre :

R' entrera dans ses fers comme dans son devoir :

Et tu te reverras dans ton premier pouvoir.

Va donc, ma chere fille, où ta gloire t' apelle :

Va reprendre le coeur de ce prince infidelle :

Va chercher les moyens de finir ton ennuy :

Va dans les champs latins triompher comme luy.

Une tempeste gronde au rivage de Grece,

Qui fondant sur l'amant servira la maistresse :

Et dans l'accablement où se verra le roy,

Si tu vas, s'il te voit, je le revois à toy.

A ces mots disparoist la pasle et plaintive ombre :

La fille se releve, et dans un lieu si sombre,

Trois fois pour l'embrasser cette belle courut,

Et toutes les trois fois cette belle ne put :

Le fantôme leger de la personne aymée,

Eschappant comme un vent, ou comme une fumée.

Alors cette beauté retombe sur son lict,

Le coeur tout palpitant de crainte et de despit :

Mais bien que de la voix elle ait perdu l'usage,

Une noble fierté paroist sur son visage :

Et la colere enfin, avec beaucoup d'éclat,

Parmy son pasle teint remet de l'incarnat.

Comme lors que l' on voit sur la mobile nuë,

Une couleur de pourpre au marinier connuë,

Il juge que l'orage est tout prest d'éclater,

Bien que la mer tranquile ait dequoy le flater.

De mesme la rougeur de la belle offensée,

Fait predire l'orage esmeu dans sa pensée :

Et son ame sortant de ce triste repos,

Avec un grand soûpir elle éclate en ces mots.

Quoy, l'ingrat me trahit ! Quoy, l'ingrat m'abandonne !

Il m'a donné son coeur, et le lasche le donne !

Et par un nouveau crime augmentant mon ennuy,

Il donne, le meschant, ce qui n'est plus à luy.

Quoy, dés le premier pas, il bronche le perfide !

A peine est-il encor sur la campagne humide,

Qu'il perd le souvenir de mon cruel soucy,

Plus leger que les vents qui l'ont osté d' icy.

Quoy donc, chaque rocher, chaque isle, chaque terre,

D' une nouvelle amour fera toute sa guerre ;

Et l' on verra partout ce superbe vainqueur,

Loin d'assujettir Rome, assujettir son coeur !

Rome ne crains plus rien, tu n' as plus rien à craindre :

Car puis qu'ainsi par tout ce heros doit se plaindre ;

Car puis qu'ainsi par tout doit tarder ce grand roy,

Il ne peut vivre assez pour aller jusqu'à toy.

Pour m'avoir pû quitter il meritoit ma haine ;

Pour m'avoir pû changer il faut une autre peine ;

Oüy, puis qu'un autre feu peut ainsi l'embraser,

C'est trop peu que haïr, il faut le mespriser.

Mesprisons, mesprisons, une telle foiblesse :

Mon coeur pour s' en fascher connoist trop sa noblesse :

Je sens que j'en rougis, l' aprenant aujourd' huy ;

Je le sens, il est vray, mais j'en rougis pour luy.

Pardonne donc, chere ombre, à mon ame outragée,

Le refus du voyage où tu m'as engagée :

Je n' iray point chercher celuy qu'il faut banir,

Indigne de ma flâme, et de mon souvenir :

Je n' iray point chercher, un coeur foible ; un faux brave ;

Qui part pour triompher, et qui revient esclave :

Qui borne sa conqueste aux rochers d' Albion ;

Qui n' oseroit voir Rome avec sa passion ;

Et qui loin d'aspirer au thrône de l'empire,

Pour un indigne objet, indignement soûpire.

Qu'il revienne l'ingrat avec ce bel objet,

Car j'auray du plaisir de voir un roy sujet.

Non, foible sentiment, mon esprit te rejette :

En le voyant sujet, il me verroit sujette ;

Son rang seroit le mien ; et pour comble d' ennuy,

On me le verroit d'elle aussi bien que de luy.

Non, non, partons plutost, faisons ce long voyage :

Mais non pas pour prier, un perfide, un volage ;

Mais non pas pour tascher de regagner son coeur,

Indigne de mes soins ; digne de ma rigueur :

Mais pour tascher plutost d'avoir quelque allegeance,

Par l'illustre moyen d'une illustre vengeance :

Afin que luy perçant ce coeur malicieux,

Ma main, ma juste main, fasse plus que mes yeux.

Partons, partons enfin, puis que la chose presse :

Armons-nous, armons-nous, puis que l'on s'arme en Grece :

Voguons vers le Bosphore, et sans plus discourir,

Allons chercher à vaincre, où du moins à mourir.

A ces mots elle appelle ; et la beauté divine,

A ce hardy dessein son esprit determine :

Donne ordre à son despart sans qu'on en sçache rien ;

S'embarque, et va chercher, ou son mal, ou son bien :

Et la belle amazone emporte sur les ondes,

D'un genereux despit les blessures profondes.

Mais nous laissons dormir trop long-temps un heros :

Allons donc interrompre un si profond repos :

Et revoyant le bord de la terre albionne,

Revoyons le plaisir que sa flote luy donne :

Et suivant pas à pas tous ses soins diligens,

Ce que fait Alaric, et ce que font ses gents.

A peine le soleil paroist sur les montagnes,

Que tout le camp agit dans ces vastes campagnes :

Que tout va ; que tout vient ; et que tout est placé,

Pour reparer des nefs le desordre passé.

Icy tombent des pins les plus superbes testes ;

Icy fume la poix qui resiste aux tempestes ;

Icy les charpentiers font aller et venir,

Ce fer mordant et prompt, que l'on leur voit tenir :

L'un bas et l'autre haut, sur des perches croisées,

D'où tombent du grand tronq les planches divisées.

Icy mille maillets, par des coups redoublez,

Font retentir des monts tous les echos troublez :

Icy mille marteaux parmy les vallons proches,

D'un bruit aigre et sonnant, font respondre les roches :

Et durant quinze jours, bien avant dans la nuit,

S' estend de ces ouvriers le travail et le bruit.

Alaric les carresse ; Alaric les anime ;

Il paroist liberal autant que magnanime ;

Et pour haster l'ouvrage, avecques des presens

Il excite au labeur ces adroits artisans.

Mais comme il prend plaisir, à resver, à se taire,

Il s' escarte, et revoit l'illustre solitaire,

Qui chaque jour luy fait mille doctes discours,

De la foible raison l'infaillible secours.

Or comme le heros à l' ame toute pleine,

De l' éclattant portrait de cette grande reine,

Que le destin promet à la grandeur des Goths,

Il le remet tousjours sur ce mesme propos.

Cependant le temps coule, et l'ouvrage s' acheve :

Les vaisseaux sont en mer, et le bon vent se leve :

Alaric se r' embarque, et vogue heureusement,

Loin des bords d'Albion sur l'humide element.

Comme sur le Thaurus l'on voit la blanche troupe,

Franchir de ce grand mont la dangereuse croupe,

D'un vol precipité qui s' esloigne en bruyant,

Des aigles qu'elle craint, et qu'elle va fuyant.

Ainsi toutes les nefs à voiles estenduës,

Semblent presques voler sur les vagues fenduës :

Et redoublant des flots, et la course, et le bruit,

Une trace d' escume, en tournoyant les suit.

Desja sur la main gauche, en costoyant la France,

La flote voit de Brest la pointe qui s'avance :

Laisse loin les rochers du perilleux Heissant,

Et l' isle d'Oleron qu'elle voit en passant :

Lors que le marinier qui fait garde à la hune,

Voyant confusément la mer un peu plus brune,

Attache ses regards ; l'observe avecques soin ;

Et distingue à la fin une flote bien loin.

Aussi-tost il s' escrie, et fait signe au pilote,

Redoublant par deux fois, arme, arme, flote, flote :

A ce cry tout remuë ; et chacun sur les eaux,

Tasche de remarquer le nombre des vaisseaux.

Ce nombre leur paroist esgaler les estoiles :

Ces nefs viennent sur eux, à rames comme à voiles :

Tout vogue en fort bon ordre ; et peu de temps apres,

On les juge ennemis lors qu'on les voit de pres.

Par tout on voit briller les armes esclatantes ;

Par tout on voit voler les enseignes flotantes ;

Sur la superbe poupe ; aux antenes ; aux mats ;

Mille et mille guidons serpentent haut et bas.

La rouge pavesade est à chaque navire,

Comme un mur esclatant par où le soldat tire :

Lors que d'un arc courbé, faisant voler ses traits,

Il s'en forme dans l'air comme un nuage espais.

Mille et mille clairons, mille et mille trompetes,

Anoncent aux guerriers, les guerrieres tempestes :

Excitent au combat ; et cent et cent tambours,

Meslent aux sons aigus, leurs sons grondans et sourds.

L'invincible Alaric qui voit la grande armée,

D'un heroïque feu sent son ame allumée :

Il esclate en ses yeux ; et d'un regard brillant,

Le heros se fait voir aussi gay que vaillant.

Il met toutes ses nefs sur une mesme ligne :

Et du grand general la prevoyance insigne,

Qu'au milieu des perils on remarque souvent,

En gauchissant un peu luy fait gagner le vent.

Pavillons, panonceaux, banderolles, et flames,

En ondoyant en l'air, tombent jusques aux rames :

Touchent presques la mer ; et d'un vol incertain,

Se relevent apres d'un mouvement hautain :

Et vole sur ces nefs aussi vistes que bonnes,

Le fameux estendart où l'on voit trois couronnes :

Et font tout retentir aux airs des environs,

Timbales et tambours, trompetes et clairons :

Et sur tous les vaisseaux brillent les fieres armes,

Redoutables esclairs, des foudres des allarmes.

Le roy dans un esquif pour animer ses gents,

Anime par sa voix six rameurs diligents :

Et va de bord en bord tout le long de la flote,

Inspirer quelque ardeur d'une valeur si haute.

Compagnons, leur dit-il, nous allons estre aux mains,

Avec quelque amiral, esclave des Romains :

Il vient avec des fers disputer la victoire :

Voicy le premier pas qui conduit à la gloire :

Nous cherchons ce chemin, il nous le vient tracer :

Rome est de ce costé, c'est là qu'il faut passer.

Nous vaincrons, nous vaincrons (dit à tous les navires,

Ce brave conquerant qui songe à des empires)

Et de tous les vaisseaux, par des cris hauts et longs,

On respond au heros, nous vaincrons, nous vaincrons.

Alors sans perdre temps en des paroles vaines,

Voyant bien resolus soldats et capitaines,

Il regagne son bord, où lors qu'il s'est remis,

Il fait sonner la charge, et vogue aux ennemis.

Sous des coups redoublez tremble toute la poupe,

Et la vague blanchit la rame qui la coupe :

Car l' escume en boüillonne, et le plus fort rameur,

En paroist hors d'haleine, et couvert de sueur.

Sous tant de grandes nefs, toute l'onde est cachée ;

Et Rigilde en enrage, en son ame faschée :

Car Belzebuth et luy, sont parmy ces vaisseaux,

Qui pour venir au roy fendent aussi les eaux.

Du fier Iberien ils redoublent l'audace ;

Font prendre le bouclier ; font prendre la cuirace ;

Le casque avec l' espée ; et de tous les soldats,

Excitent au combat, et le coeur, et le bras.

Comme on voit quelquesfois dans la verte prairie,

Sur le milieu du jour les taureaux en furie,

Courir la teste basse, et de divers costez,

Ne s' arrester jamais qu'ils ne se soient heurtez.

Ainsi voit-on alors dans l'humide campagne,

Et du party des Goths, et du party d'Espagne,

Voguer toutes les nefs, pres à pres, front à front,

Et se heurter enfin comme ces taureaux font.

Tout conserve son rang parmy ces nefs armées :

La terreur court et vole entre les deux armées :

Un silence profond suspend tous les esprits :

Mais un moment apres tout pousse de grands cris.

A ces cris l'on adjouste et mille et mille flesches,

Qui sur tous les vaisseaux font mille et mille bresches :

Tout l'air brille en ce lieu d'un fer estincelant,

Qui porte la frayeur, et la mort en volant :

Et cent et cent cailloux, qui volent pesle-mesle,

Font tomber en bruyant, leur dangereuse gresle :

Et desja par ces coups, l'on voit sur plus d'un bord,

Le desordre, l'horreur, et le sang, et la mort.

Comme on voit en esté, quand la recolte est belle,

Tomber confusément, javelle sur javelle :

Ainsi voit-on alors tomber sur les vaisseaux,

Les soldats que la mort abat avec sa faulx.

Cependant tout s'avance ; et les nefs avancées,

Se heurtent de la proüe, et s' acrochent froissées :

Tout en bransle au tillac, qui plie et qui gemit,

Et de l'airain sonnant, le grand choq retentit.

Alors des fiers soldats les troupes occupées,

Opposent dards à dards ; font flamber leurs espées ;

Se couvrent des boucliers ; et courbant tout le corps,

En redoublent encor leurs terribles efforts.

Sous leurs coups redoublez les casques estincellent ;

Tels sous l'Aetna flambant, les Cyclopes martellent ;

Tout est frapé ; tout frape ; et l'on voit sous leurs pas,

Tomber confusément, testes, jambes, et bras.

L' un tombe renversé dans l' onde ensanglantée,

Atteint du coup mortel d'une pierre jettée :

L'autre pour n'y pas cheoir, par un coup hazardeux,

Embrasse un ennemy, mais ils tombent tous deux :

Et la mer engloutit par le poids de leurs armes,

Dans ses gouffres cachez, ces malheureux gendarmes.

Quelquesfois l'Espagnol reculle trop pressé,

Et le Goth à son tour est enfin repoussé :

Et bien que son grand roy soit plus vaillant qu'Hercule,

Tout balence long-temps ; tout avance et recule.

Comme on voit sur le sable, au bord des vastes mers,

Aller et revenir leurs flots tousjours amers :

Ainsi voit-on des Goths, et des soldats d'Ibere,

Le succés favorable, et le succés contraire :

Sans que tout leur effort puisse encor decider,

A qui doit le destin la victoire accorder.

Le vaillant Radagaise avancé sur sa proüe,

Tesmoigne une valeur que tout le monde louë :

Tu la sentis Fernand, Espagnol genereux,

Qu'on ne vit pas moins brave, et qu'on vit moins heureux :

Et de vingt comme toy la trame fut coupée,

Par cette dangereuse et redoutable espée.

Le fier Athalaric repoussé dans son bord,

Plus foible qu'on le croit, se trouve le plus fort :

Et de sa longue pique, à grands coups il separe,

Les soldats trop serrez du courageux Alvare.

Hildegrand au contraire, encor qu'il soit prudent,

Se trouve menacé d'un funeste accident :

Car lors que sur sa proüe il arreste une troupe,

Une galere encor vient investir sa poupe :

Tout tremble du grand coup dont son bord est frapé,

Et le sage guerrier se trouve envelopé.

Mais Haldan qui sur luy voit fondre cét orage,

Vogue diligemment, l'assiste, et le desgage :

Recevant en ce lieu, sur son large pavois,

Sans reculer d'un pas, mille traits à la fois.

Le Lusitanien, et la belle Laponne,

Disputent à l' envy l'immortelle couronne :

Diego de son bouclier couvre l'objet aymé ;

Elle de qui le coeur n'est pas moins enflâmé,

Avec son propre sein, couvre celuy qu'elle ayme ;

Et tous deux à leur pere en font apres de mesme.

O spectacle admirable, autant qu'il est charmant !

L'amant deffend l'amante, et l'amante l'amant :

Et tous les deux ensemble, avec gloire eternelle,

Couvrent esgalement la teste paternelle :

Et tous deux genereux, tendans au mesme but,

Se preferent l'un l'autre à leur propre salut.

Wermond infatigable au travail de la chasse,

L'est de mesme au combat, et jamais ne se lasse :

Il presse ; il heurte ; il frape ; et sans peur de perir,

Il resoud en son coeur de vaincre ou de mourir.

L'on voit l'adroit Sigar mesnager sa fortune,

Et choisir à ses coups la rencontre oportune :

Ceder, plier, gauchir, reculer, esquiver,

Tomber mesme parfois, et puis se relever.

Le prudent Theodat, guerrier remply d'adresse,

Se deffent finement, d'Inigo qui le presse :

Fait sarper en arriere, et d'un robuste bras,

Jette dans ce navire un feu qui n' esteind pas.

Parmy l'humide bois la tardive fumée,

Se mesle à gros flots noirs à la flâme allumée :

Elles rampent ensemble, et ravagent par tout ;

Et de rouge et de noir, de l'un à l'autre bout,

Couvrent le grand vaisseau, qui sans aucun orage,

Voit sa perte assurée, et son prochain naufrage.

Le pasle marinier, certain de son tombeau,

N'a que le triste chois de la flâme ou de l'eau :

Et pendant qu'il hesite, et qu'il balence encore,

Ce vaisseau coule à fonds que la flâme devore :

Et la mer à son tour, lors qu'il est plein de feux,

L'engloutit tout bruslant dans ses abysmes creux.

Cependant tout combat, cependant tout chamaille ;

Sans perdre ny gagner la navale bataille :

Et sans determiner ces destins importans,

La fortune balence entre les combatans.

Mais parmy ces guerriers, Alaric se signale :

Aux plus fiers ennemis sa valeur est fatale :

Et pour le haut laurier où sa gloire pretend,

Malheur à qui le voit ; malheur à qui l'attend.

Tout redoute, tout fuit, sa flamboyante espée,

Qui degoutte du sang dont on la voit trempée :

Rien ne peut soustenir ses merveilleux efforts :

Autant de coups qu'il donne, autant d'illustres morts :

Il repousse ; il attaque ; il soustient ; il assiste ;

Son espée est un foudre, à qui rien ne resiste ;

Et bien loin d'arrester son bras victorieux,

A peine soustient-on les esclairs de ses yeux.

Comme lors qu'un sanglier de sa forte deffense,

A de plus d'un molosse arresté l'insolence,

Et teint avec leur sang, et l'herbe, et le rocher,

La meutte qui le suit n'ose plus l'approcher.

Ainsi voyant les coups si terribles qu'il donne,

Tout s' arreste à l'instant ; tout le craint ; tout s' estonne ;

Et voyant trop à craindre, et trop à hazarder,

Les plus determinez n'osent le regarder.

L'amiral espagnol, le genereux Ramire,

Plus ferme toutesfois, le regarde ; l' admire ;

Et voyant que la mort ne se peut éviter,

Pour l'avoir honnorable il le vient affronter.

D'un grand et dernier coup il attaque sa teste :

Mais son large bouclier repousse la tempeste :

Et d'un coup bien plus grand finissant le combat,

Le sabre d'Alaric, le foudroye, et l'abat.

Il obtient ce qu'il cherche ; et la main glorieuse,

D'un heros invincible en est victorieuse :

Il tombe ; et ce heros triomphant par sa mort,

S' eslance haut en l'air, et saute dans son bord.

Tout fuit au mesme instant, de la proüe à la poupe :

Il y voit à ses pieds cette craintive troupe :

Sans armes, sans courage, et sans pouvoir courir,

Qui meurt, ou peu s'en faut, de la peur de mourir.

Tout le suit ; tout l'imite ; et par cette vaillance,

La moitié des vaisseaux tombe sous sa puissance :

Et l'autre se servant de l'ombre de la nuit,

Se desrobe au vainqueur, rame, part, et s'enfuit.

Livre 7



Parmy l'obscurité, la flote deplorable,

Se sert heureusement de l'heure favorable :

Et dans les flots noircis, sa derniere vigueur,

Sauve enfin les vaincus, de la main du vainqueur.

Comme on voit le chasseur au pied des monts de Thrace,

Lors que du cerf qui fuit il a perdu la trace,

S' arrester incertain parmy ces pas confus,

Retourner sur les siens, et ne le suivre plus.

Ainsi le grand heros, parmy cette ombre noire,

Ne discernant plus rien, borne enfin sa victoire ;

S' arreste ; et ne suit plus l'Espagnol aux abois,

Afin de le revaincre une seconde fois.

Apres avoir donné ses ordres au pilote,

L'invincible Alaric revoit toute sa flote :

Leur porte le doux fruit de leurs travaux passez ;

Soûpire pour les morts ; console les blessez ;

Parle de leur valeur en termes honnorables ;

Esleve jusqu'au ciel leurs exploits memorables ;

Et bien que plus qu'eux tous il ayt veu le hazard,

A cette haute gloire il prend la moindre part.

Comme on voit l' ocean recevoir cent rivieres,

Sans estre plus enflé, ny ses ondes plus fieres :

Ainsi le grand succés au coeur de ce heros,

Ne met aucun orgueil non plus qu'en ses propos.

A ses propres captifs il fait benir leur chaisne ;

Et sans les affliger d'une parole vaine ;

Il impute au destin, sa gloire et leur malheur,

Bien qu'il la doive toute à sa propre valeur.

Cependant vers l'Espagne il fait tourner la proüe :

Et durant qu'il les flatte ; et durant qu' il les loüe ;

On vogue ; et le heros, bien qu'il n'en parle pas,

Prepare son courage à de nouveaux combats.

Mais le noir Belzebuth, et Rigilde en furie,

Sur les vaisseaux battus regagnent l'Iberie :

Où dés qu'ils sont à bord, le sorcier furieux,

Veut obscurcir l'éclat d'un roy victorieux.

Illustres combatans (dit ce faiseur de charmes)

Ce funeste accident ne vient point de nos armes :

Qui blâme nos exploits, le fait mal à propos :

Le vent nous a vaincus, et non le roy des Goths.

Mais il n'est pas encore à la fin de la guerre :

Il a vaincu sur l'eau ; nous vaincrons sur la terre :

C'est là que l'on discerne, et le foible, et le fort ;

C'est là que chacun fait son bon ou mauvais sort ;

C'est là que la valeur acquiert une couronne,

Sans la tenir des flots ; sans que le vent la donne ;

C'est là que ce pirate aporte son butin ;

C'est là que nostre bras fera nostre destin.

Soldats, vous le sçavez, la fortune est changeante,

Et par là nous vaincrons, puis qu'elle est inconstante :

Le malheur est passé ; l'orage est diverty ;

Et qui fut contre nous, suivra nostre party.

L'aspect de nos maisons, que nous devons deffendre,

Nous fera tout oser, comme tout entreprendre :

Faisons que l' ennemy nous trouve en toutes parts,

Et soyons le rampart de nos propres ramparts.

A ces mots le demon inspire, excite, anime ;

Du plus foible soldat il fait un magnanime ;

Il redonne du coeur aux guerriers estonnez ;

Et leur fait esperer de se voir couronnez.

Comme on voit des pigeons la troupe espouventée,

Lors qu' apres sa frayeur l' espervier l'a quittée,

Se r' assembler en gros, fondre, et puis s' arrester,

Loin de cét ennemy qui les fit escarter.

Ainsi les Espagnols, loin d'un prince invincible,

Dont la vaillante main leur parut si terrible,

Reprennent quelque coeur ; reforment un grand corps ;

Et semblent disposez à de nouveaux efforts.

Desja les bataillons sont formez sur la rive,

Où chacun prend sa place à l'instant qu'il arrive :

Desja de toutes parts sur le sable mouvant,

Les superbes drapeaux volent au gré du vent :

Lors qu' avecques le jour qui chasse les estoiles,

On descouvre Alaric qui vient à toutes voiles :

Et qui tout glorieux de son premier effort,

Tourne vers eux la proüe, et vient droit à leur port.

Aussi-tost qu'on le voit, tout branle, tout s' apreste ;

Et du costé des flots, tout marche, tout fait teste ;

Et tous les rangs pressez opposent aux regards,

Une affreuse forest de piques et de dards.

Les femmes sur les murs toutes eschevelées,

Poussent jusques au ciel des plaintes desolées :

Et monstrant leurs enfans aux peres genereux,

Semblent les exciter à combatre pour eux.

L'invincible Alaric redouble son courage :

Il voit un mur de fer qui borde le rivage :

Il voit briller partout les armes dans leurs mains :

Mais cette fierté plaist au vainqueur des Romains.

Son coeur mespriseroit la facile victoire ;

Cét intrepide coeur veut achepter la gloire ;

Et dans la noble ardeur dont il est enflamé,

Plus le peril est grand, plus il est animé.

Ses ordres sont portez de pilote en pilote :

En esquadres alors, il divise la flote :

Et trente nefs de front voguent esgalement,

Et sarpent vers le bord, et viste, et fierement.

De tous les deux costez la guerriere harmonie,

Excite de nouveau la vaillante manie :

Et le vaisseau du roy vient le pavillon haut,

Comme meilleur voilier, le premier à l'assaut.

Ce prince est sur la proüe avec une rondache, (ancien bouclier)

Armé d'un casque d'or, où flote un grand panache :

Faisant briller aux yeux des Espagnols confus,

Le redoutable fer dont il les a vaincus.

Le pied gauche avancé ; la main droite eslevée ;

Cette main que l'Espagne a trop bien esprouvée ;

Ramez, ramez (dit-il, dans son noble transport)

Et donnons de la proüe au milieu de ce port.

Il le dit ; on le fait ; mais avant qu'il aproche,

Il combat à couvert sous les traits qu'on décoche :

Et de tous ses vaisseaux opposant traits à traits,

Il en couvre à son tour les bataillons espais.

Ces trente nefs de front à travers ce nuage,

A force de ramer se font un grand passage :

Et donnant dans le port toutes en mesme temps,

Attachent main à main tous ces fiers combatans.

Ceux-cy veulent sauter vers ces troupes pressées,

Mais on baisse contre eux cent piques herissées :

Les uns meurent debout, mortellement percez ;

Les autres sans blessure en tombent renversez ;

L'un s' eslance à demy ; l' autre encor se consulte ;

A tous momens s' accroist l'effroyable tumulte ;

Des piques et des dards, des traits et des cailloux,

Tombe confusément une gresle de coups :

Et le fer d'Alaric, par cent coups heroïques,

Frape et coupe en sifflant, et cent dards, et cent piques :

Ne trouve point d'obstacle à son prompt mouvement ;

Et ne rencontre rien qu'il ne rompe aysément.

Comme dans les forests on peut voir les tempestes,

Abattre des sapins les plus superbes testes ;

Ainsi voit-on alors parmy ces grands exploits,

Le sabre d'Alaric abattre ces longs bois.

Mais enfin se lassant de cette resistance,

A travers mille traits ce grand heros s' eslance :

On le voit haut en l'air où sa valeur l'a mis,

Et tomber comme un foudre entre les ennemis.

D'abord un si grand saut, les surprend, les estonne :

Mais n' estant secondé, ny suivy de personne,

On l'attaque ; on le presse ; et de tous les costez,

Sur son large pavois mille dards sont jettez.

Comme un chesne battu des vents et de l'orage,

Lors qu'il en est choqué se roidit davantage ;

Resiste à la tempeste ; et malgré ses efforts,

Semble sur sa racine affermir son grand corps.

Ainsi de ce heros la valeur attaquée,

Resiste d'autant plus, que plus elle est choquée :

Elle est tousjours plus ferme ; et loin de reculer,

L'effort des ennemis ne sçauroit l' esbranler.

Cependant de partout, volent soldats à terre :

On voit changer de face à la sanglante guerre :

Et l'exemple du roy, fait que malgré la mort,

Tout quitte les vaisseaux ; tout saute sur le port.

Les chefs des braves Goths, dés qu'ils sont sur le sable,

Forment des bataillons la face redoutable :

Et la pique baissée, et suivis de l' effroy,

Marchent pour desgager leur invincible roy.

Mais ce puissant secours estoit peu necessaire,

Aucun n' aprochant plus d'un si grand adversaire :

Car les horribles coups qu'il a desja donnez,

Retiennent loin de luy les soldats estonnez.

Comme aux champs de Lybie un lion qui pantelle,

Fait que les chiens ardents, qui de sa dent cruelle

Et de sa griffe encore, ont senty la vigueur,

S' arrestent en desordre, et demeurent sans coeur.

Ainsi le grand heros, lassé des coups qu'il donne,

Voit à l' entour de luy le gros qui l'environne :

Et qui bien qu'il soit las, n'ose plus aprocher

Du redoutable bras qui luy couste si cher.

Mais ce jeune lion ayant repris haleine,

Fait couler à grands flots le sang parmy l' arene :

Et chassant, et perçant ce gros d' Iberiens,

Il se revoit enfin à la teste des siens.

Alors d'Athalaric la troupe commandée,

Marche sous le grand chef dont on la voit guidée :

Et le fier Espagnol qui sçait bien son devoir,

Fait avancer un corps, et le va recevoir.

Alonse est à leur teste, homme de grand courage,

Que le soleil vit naistre aux bords dorez du Tage :

Alonse dont l'Espagne estime la valeur,

Et qui voit le peril sans changer de couleur.

Là les fiers habitans du froid golphe bothnique,

Font aller et venir leur redoutable pique :

Et d'un bras vigoureux choquant les rangs serrez,

Font tomber à leurs pieds les soldats atterrez.

Mais le fier Espagnol nourry dans les alarmes,

Fait aussi tresbucher plus d'un Goth sous ses armes :

Le fer brille par tout ; la mort vole par tout ;

Esclaircissant les rangs de l'un à l'autre bout.

Le brave Athalaric s'attache au brave Alonse :

Les coups font le deffy ; les coups font la response ;

Car sans aucune injure au milieu des combats,

Ces deux vaillants guerriers ne parlent que du bras.

Comme on voit deux lions, dont la force est esgale,

Disputer fort long-temps une palme fatale,

Et faire croire à tous que leur combat hydeux,

Ne peut avoir de fin que par la mort des deux.

Ainsi ces chefs hardis, par leur rare vaillance,

Tiennent entre leurs coups la fortune en balence :

Et font qu'on s'imagine, à les voir en tel point,

Qu'ils periront tous deux, et qu'ils ne vaincront point.

Mais le sort à la fin, decide leur querelle :

Et du fer espagnol la blessure mortelle,

Renverse Athalaric au courage boüillant,

Qui tombe moins heureux, et non pas moins vaillant.

De la perte du chef la troupe espouventée,

Commence de plier, du combat rebutée :

Mais le grand Alaric, qu'on ne peut prevenir,

Destache Theodat qui la va soustenir.

Il restablit la chose au gré de son envie,

Et le vainqueur vaincu, perd à son tour la vie :

Et tombant sous les pieds, plein d'orgueil et d' ennuy,

Alonse triomphant voit triompher de luy.

Sanche, voisin de l'Ebre, et le noir Garlicasse,

Sans craindre un sort pareil vont occuper sa place :

Et le fier Radagaise, et le chasseur Wermond,

Font en ce mesme instant ce que les autres font.

A ceux-cy l'on oppose, et Gusman, et Rodrigue :

Mais pour un tel torrent, c'est une foible digue :

Car Haldan et Sigar viennent fondre sur eux,

Tous deux jeunes, hardis, adroits, et genereux.

A ces Goths vient en teste, et Gonsalve, et Fadrique :

L'un redoutable archer, l'autre armé d'une pique :

A ceux-cy Jameric, Diego le Lusitain,

Et sa belle amazone au courage hautain.

Ordogno vient apres, mais Hildegrand l' arreste :

Nugno contre Hildegrand fond comme une tempeste :

Et la confusément frapent de toutes parts,

Pierres, piques, espieux, masses, flêches, et dards,

Lances et javelots, sabres et marteaux d'armes,

Dangereux instrumens des guerrieres alarmes :

Mais au milieu de tout paroist le grand heros,

La terreur de l'Espagne, et la force des Goths.

Comme on voit un rocher dans le milieu des ondes,

Quand les vents ont quitté leurs cavernes profondes,

S'affermir sur son poids ; immobile rester ;

Et repousser les flots qui le viennent heurter.

Ainsi voit-on alors ce heros invincible,

Estre tousjours plus ferme, et tousjours plus terrible ;

Ne s' esbranler jamais quand on vient l'attaquer ;

Et repousser tousjours ceux qui l'osent choquer.

Il pousse ; il choque ; il fend ; il abat ; il renverse ;

Dans tous les bataillons cette foudre traverse ;

Il met tout en desordre où le sort le conduit ;

Rien ne resiste plus ; tout recule ; et tout fuit.

Dans la ville estonnée il entre pesle-mesle,

Sans redouter des toicts la dangereuse gresle :

Tout cede, tout se rend, à l'effort de ses coups ;

Tout met les armes bas ; tout paroist à genoux ;

Et l'illustre guerrier que la mort accompagne,

Dans les murs de Cadis triomphe de l'Espagne :

Qui fait encore gloire en comptant ses exploits,

De nommer Alaric le premier de ses rois.

Or ce clement vainqueur n' aymant que cette gloire,

Pour n'ensanglanter pas son illustre victoire,

Satisfait du laurier qu'il cherche en combatant,

Empesche le pillage, et sauve l'habitant.

Il est, en arrestant et le fer et les flâmes,

L' azile des vaincus, et de l'honneur des dames :

Il se dompte luy-mesme apres qu'il a dompté ;

Et comme sa valeur il fait voir sa bonté.

Mais pendant qu'il agit avec tant de clemence,

Pour signaler ce jour où son regne commence,

Rigilde et Belzebuth, honteux du grand succés,

Sentent de leur fureur accroistre encor l' accés.

La douceur d'Alaric redouble leur furie :

Et ne pouvant plus rien sur les bords d'Iberie ;

Et voyant dans la guerre une image de paix ;

Ils partent enragez dans un nuage espais.

Car pour choquer encor ses grandes destinées,

Ils volent à l'instant vers les monts Pirenées :

Où de leurs hauts sommets la Gaule costoyant,

Sur les Alpes en suite ils fondent en bruyant.

Comme on voit un faucon du plus haut de la nuë,

Où par l' esloignement sa grosseur diminuë,

Fondre, ou plutost tomber dans les champs spacieux,

Où les perdrix qu' il voit ont arresté ses yeux.

Rigilde tout de mesme, et celuy qui le porte,

Fondent, et fendent l'air d'une aisle encor plus forte :

Et se trouvent meslez apres un si grand saut,

Aux Romains embusquez qu'ils ont veus de si haut.

Cependant le heros à l' entour des murailles,

Du brave Athalaric fait voir les funerailles :

Et meslant en ce jour le cypres au laurier,

Rend les derniers devoirs au genereux guerrier.

D'un air lent et plaintif, les trompetes sonnantes ;

Les troupes les yeux bas, et les armes traisnantes ;

Marchant avec un ordre aussi triste que beau,

Filent depuis le camp jusques au grand tombeau.

D'un crespe noir et clair les enseignes couvertes,

Traisnent non-chalamment sur les campagnes vertes :

Et le bruit des tambours, et celuy des clairons,

Fait gemir apres luy les lieux des environs.

Mille et mille flambeaux touchent les yeux et l' ame,

Par l'objet lumineux d'une forest de flâme :

Dont la clarté mobile avançant lentement,

Est du triste convoy le lugubre ornement.

Les prestres deux à deux en chapes magnifiques,

Sur un chant pitoyable entonnent des cantiques :

Font esclatter leur zele ; et demandent au ciel,

Pour cét illustre mort le repos eternel.

Leurs beaux rangs sont fermez par le prelat d'Upsale,

De qui la majesté se fait voir sans esgale :

Car sa mithre à la teste, et sa crosse à la main,

Luy donnent un aspect qui paroist plus qu'humain.

De quatre chefs en deüil la droite est occupée,

A porter de ce mort, la cuirace ; l' espée ;

Le casque, avec la pique ; et douze autres encor,

Sous un superbe drap broché d' argent et d' or,

Par un zele devot, charitable, et fidelle,

Portent d'Athalaric la despoüille mortelle.

L'invincible heros en long habit de deüil,

Marche enfin gravement apres le grand cercueil :

Et derriere le roy cette pompe est fermée,

Par les hauts officiers de toute son armée :

Qui d'un visage triste, où l'on voit leur ennuy,

Le suivant deux à deux soûpirent comme luy.

Comme on voit quand l'automne est sans vert et sans gloire,

Des mouches sans vigueur la troupe errante et noire,

Ne trouvant plus de fleurs, et manquant d'aliment,

Couvrir tous les buissons, et voler foiblement.

Ainsi voit-on alors avec leurs habits sombres,

Les troupes d'Alaric couvrir tout de leurs ombres :

Et d'un pas triste et lent, qui marque leur douleur,

Traisner de ce grand deüil la funeste couleur.

Mais pendant que le peuple attentif les contemple,

Le mort et les vivants arrivent dans le temple :

Où le grand sacrifice à l'instant commencé,

Voit au pied des autels le roy mesme abaissé.

Mille et mille flambeaux à l' entour de la biere,

Font briller tristement leur lugubre lumiere :

Et mille et mille voix, avec de saints transports,

Demandent le seul bien qui peut manquer aux morts.

Alors un orateur, entre les Goths celebre,

Du brave Athalaric fait l'oraison funebre :

Et voulant consacrer le nom de ce heros,

Impose à tous silence, et leur tient ces propos.

Car bien que de cét art il n'ait aucun modelle,

La plus vive eloquence orient la plus naturelle :

Et les premiers sçavans ont dans leur propre fonds,

Trouvé d'un si bel art les principes feconds.

Si je parlois, dit-il, ô monarque invincible,

D'une vertu commune, et qui fust moins visible,

Je tâcherois icy de flatter mon objet,

Et de faire un discours plus grand que son sujet.

Mais je n'ay pas besoin de ce foible artifice :

La seule verité fera mieux son office :

Et disant que celuy pour qui nous pleurons tous,

A possedé l'honneur d'estre estimé de vous ;

De vous, dis-je, seigneur, que l'univers admire,

J'auray sans doute dit, plus que l'on ne peut dire.

Vostre clair jugement ne peut estre abusé :

Et puis qu'Athalaric par vous fut tant prisé ;

Puis que de sa valeur vous rendez tesmoignage ;

Tout le monde, seigneur, n'en veut pas davantage ;

On vous croit ; on le croit digne d' estre loüé,

Et je ne craindray pas d' estre desavoüé.

Cette morne tristesse aussi tendre que juste,

Que l'on voit dans vos yeux, et sur ce front auguste,

Est un panegyrique, et grand, et glorieux,

Pour cét illustre mort, prince victorieux.

Vous l'avez veu vous mesme au milieu des batailles ;

Vous sçavez si son bras y fit des funerailles ;

Et s'il imita bien vostre rare valeur,

Au milieu des combats par sa noble chaleur.

C'est à vous à le dire, et non pas à l'entendre ;

C'est de vous seulement que nous devons l' aprendre ;

De vous qui sans paslir à l'aspect du trespas,

L'avez veu tant de fois accompagner vos pas.

Mais sans tirer de loin des preuves plus certaines,

Qu' il tenoit un haut rang entre vos capitaines ;

Et pour voir si son coeur fut presques sans esgal,

Il ne faut que le voir dans le combat naval.

Cent et cent ennemis que la colere anime,

Sautent dans le vaisseau du guerrier magnanime,

Et luy seul leur fait teste ; et par un grand effort,

Les chasse ; les repousse ; et les suit dans leur bord.

Que si nous regardons sa valeur signalée,

Dans cette memorable et sanglante meslée

Où ce brave guerrier a terminé ses jours,

Ne la verrons nous pas ce qu'on la vit tousjours ?

Le sort, je le confesse, empescha sa victoire,

Mais cét injuste sort n' empescha pas sa gloire :

Il en mourut couvert, en mourant pour son roy ;

Son bras mesme en tombant, imprima de l' effroy ;

Et tout le monde advouë, en despit de l'envie,

Qu' une si belle mort fut digne de sa vie ;

Qu' il n' est point de triomphe esgal à son tombeau ;

Et qu'il n' eust pû finir par un destin plus beau.

Invincibles guerriers, imitez ce grand homme :

Ce qu'il fit à Cadis, faites le devant Rome :

Suivez ce grand exemple ; et d'un courage franc,

Prodiguez comme luy vostre genereux sang.

Et toy qui vas au ciel, et qui nous abandonnes,

Au sortir des combats va prendre des couronnes,

Belle ame, et recevoir dans l'immortalité,

Un laurier si superbe, et si bien merité.

Va couronner ton front d'une gloire eternelle :

Va prendre en ce lieu saint une palme si belle :

Va posseder un bien qui ne sçauroit finir,

Non plus que ton renom dans nostre souvenir.

A ces mots il acheve ; et l' evesque d'Upsale,

Fait descendre le corps sous la tombe fatale :

Et ce devot prelat souhaite le repos,

Et la paix eternelle à l'immortel heros.

Alaric se retire, et tous les gents de guerre,

Sans traisner leurs drapeaux, ny leurs armes par terre,

Retournent à leur camp, où le fort Sigeric

Prend la charge du mort par l'ordre d'Alaric.

Apres, diligemment, le plus sage des princes,

Nomme des gouverneurs dans toutes les provinces :

Establit son pouvoir ; dresse le plan d' un fort ;

Ordonne à ses vaisseaux de l'attendre en ce port ;

Fait descamper l'armée ; et marche en diligence,

Du rivage d'Espagne aux frontieres de France :

Apres que sur un pont, formé par des bateaux,

De ces bords de Calis, où sont tous ses vaisseaux,

Il eut veu la fertile et belle Andalousie,

Comparable en chevaux à l'antique Mysie.

De là sans s' arrester, et sans perdre un moment,

A bataillons pressez, et marchant promptement,

Alaric fait briller ses armes fortunées,

Sur les affreux sommets des hauts monts Pirenées :

Espouventables monts ; grands et fermes ramparts,

Que ce camp si nombreux, couvre de toutes parts.

Les Goths voyant de là les françoises campagnes,

Tels que fleuves enflez tombent de ces montagnes :

Couvrent les champs voisins ; et par leurs grands exploits,

La Gaule narbonnoise est soumise à leurs loix.

Apres sans s' arrester, le roy des Goths s'avance,

Vers les beaux orangers de l'aimable Provence :

Et traversant le Varc, apres quelques combats,

Sur les Alpes enfin, il fait les premiers pas.

Plus vistes que les traits qu'un bon archer decoche,

Il voit de fiers torrents bondir de roche en roche :

Et se precipiter en tournoyant tousjours,

Dans le creux des vallons où va tomber leur cours :

Mais avec tant de bruit, mais avec tant d' escume,

Que le coeur le plus ferme à peine l' accoustume.

Il traverse des monts qui font horreur à voir ;

Des monts où le soleil semble estre sans pouvoir ;

Où la neige eternelle à grands tas amassée,

S'endurcit, et devient transparente et glacée :

Se herisse, et pendant à pointes de cristal,

En semble couronner son affreux lieu natal.

Des cimes des rochers les figures cornuës,

En lassant les regards se perdent dans les nuës :

Et de tous les costez en ces lieux peu feconds,

Des antres tenebreux s'enfoncent sous ces monts.

Des chemins escarpez bordez de precipices,

Qui pour le desespoir sont seulement propices,

Font trembler de frayeur les plus hardis soldats,

Car la mort ou la vie y despend d'un faux pas.

Les branches des hauts pins, de froids glaçons couvertes,

Au milieu de l' esté sont plus blanches que vertes :

Un vent froid et coupant, y souffle un air mortel ;

Un eternel hyver ; un broüillards eternel ;

Environne ces lieux de froid et de tenebres ;

Lieux que l'on voit tousjours affreux comme funebres ;

Lieux deserts, lieux maudits, où va ce vaillant roy ;

Et dont le triste aspect imprime de l' effroy.

Mais durant que le camp s' estonne et les regarde,

Radagaise le fier qui conduit l'avant-garde,

Dans ces obscurs vallons s'enfonce hardiment,

Fait défiler ses gents, et marche lentement.

Parmy ces grands rochers les troupes enfermées,

Ne voyant ny sentiers, ny traces imprimées,

Dans ces chemins scabreux, et coupez de torrens,

Avec difficulté guident leurs pas errans.

L'un glisse ; l'autre tombe ; et cét autre s'accroche,

Pour monter seurement aux pointes de la roche :

Il avance ; il recule ; et parmy ces destours,

La file en serpentant, marche et monte tousjours.

Comme on voit dans les champs une rustique troupe,

Qui d'un tertre ondoyant tâche à gagner la croupe,

La faucille à la main, se suivre ; se presser ;

Empoigner les espics ; les abattre ; et passer.

Ainsi voit-on alors ces troupes aguerries,

Et parmy les travaux en leurs païs nourries,

Les armes à la main marcher en se pressant ;

Se prendre à des buissons, et les rompre en passant.

Mais comme Radagaise enfin leve la teste,

Un haut retranchement le surprend et l' arreste :

Dont le large fossé qui s'oppose à ses pas,

Luy fait un grand obstacle, et qu'il n' attendoit pas.

A peine l'a-t-il veu, qu'avec des cris horribles,

Aigus, et menaçans, redoublez, et terribles,

Tous les soldats romains lançant leurs javelots,

Esclaircissent la file, et font tomber des Goths.

De tous les deux costez de la vallée osbcure,

Des antres enfoncez sont dans la roche dure,

D'où mille et mille archers, de l'un à l'autre bout,

Par mille et mille traits, portent la mort par tout.

D'abord des Goths hardis les arcs pliants se courbent,

Respondant vaillamment aux Romains qui les fourbent :

Si l'on tire sur eux ils tirent à leur tour,

Et font voler leurs traits aux grottes d'alentour.

Mais des cimes des monts dans les astres cachées,

Roullent à bonds subits des roches destachées :

Des masses de rocher horribles en grandeur,

Qui tombent en bruyant d' une extrême roideur.

Un bruit espouventable accompagne leur cheute :

En vain le haut sapin contre leur force lute :

Comme foibles roseaux ces arbres sont brisez,

Et sous l'horrible poids les soldats escrasez.

Le sang sourd de partout à l' entour de ces roches :

Tout retentit de cris dans les spelonques proches :

Et le Goth effrayé qui voit tomber sa mort,

Ne sçauroit qu'opposer à ce terrible effort.

Comme on voit la perdrix regarder vers la nuë,

De l' oyseau qu'elle craint la main trop bien connuë :

Et trembler en voyant cét ennemy leger,

Qui fond comme un tonnerre, et qui vient l' esgorger.

Ainsi des tristes Goths se redouble la crainte,

Parce qu'elle prevoit une mortelle atteinte :

Et qu'elle voit tomber ce fardeau perilleux,

Qui s' en va l' accabler sous ces monts orgueilleux.

A peine est une roche au fond de la vallée,

Qu'une autre roche apres est encore esbranlée :

Et là plus d'un soldat rencontrant son tombeau,

Mesle un torrent de sang, à des fiers torrents d'eau.

Radagaise qui voit redoubler cét orage,

Redouble esgalement sa force et son courage :

Ha compagnons, dit-il, à quoy bon discourir ?

Il faut, il faut soldats, ou passer, ou mourir.

A ces mots il s' eslance ; et la force romaine,

Rend, en le repoussant, son entreprise vaine :

Il tombe à la renverse au fond du grand fossé,

Estourdy de la cheute, et des armes froissé.

Mais comme il se releve, une roche effroyable,

Comble ce large creux, le renverse, et l'accable :

Et le sang du guerrier petille tout fumeux,

De la noble chaleur qui le rendit fameux.

A ce spectacle affreux l'avant-garde estonnée,

Perd l' honnorable espoir de se voir couronnée :

Recule, et reculant avec un tel effroy,

Renverse la bataille où commande le roy.

Alors ce grand heros d'un courage invincible ;

Et d'un bras menaçant ; et d' une voix terrible ;

Où fuyez-vous ? Dit-il, soldats, où fuyez-vous ?

Vous craignez des rochers, craignez plutost mes coups.

Si vous ne tournez teste en effaçant ces taches,

Vous trouverez la mort que vous fuyez en lasches :

Suivez-moy, suivez-moy, comme il est à propos,

Où ce fer vangera le deshonneur des Goths.

A ces mots ce grand roy suivant sa noble audace,

Monte, perce les rangs, et se fait faire place :

Redonne l'assurance aux siens espouventez :

Et malgré les rochers qui sont encor jettez ;

Et malgré mille traits qui pleuvent sur sa teste ;

Il voit la barricade où le Romain l' arreste ;

Il passe sur la roche où Radagaise est mort ;

Il se prend à des pieux avec un grand effort ;

De la gauche il les tient ; de la droite il foudroye ;

Il destourne les traits que le Romain envoye ;

Il monte ; il le repousse ; et dans moins d'un moment,

On voit ce grand heros sur le retranchement.

Il y saute, on le suit ; il avance, on recule ;

Le sabre d'Alaric vaut la masse d'Hercule ;

Sous des coups si pesants, tout cede, tout se rend,

Et sur leurs bataillons il fond comme un torrent.

Quoy Romains, leur dit-il, vous qui cherchez la gloire,

Vous avez donc voulu desrober la victoire !

Mais superbes Romains, il la faut disputer ;

Et pour avoir la gloire, il la faut achepter.

A ces mots, Stylicon, que Belzebuth anime,

Joignant à sa valeur un despit magnanime,

Se pousse hors des rangs, et d' un superbe pas,

Marche vers Alaric en eslevant le bras.

Comme quand deux lions, dont la force est esgale,

Disputent d'un taureau la despoüille fatale,

Et font trembler les bois par leur rugissement,

Tous autres animaux ont de l' estonnement.

Ainsi des deux guerriers la fureur animée,

Suspend pour quelque temps, et l'une et l'autre armée :

Toutes les deux font alte ; et les fiers combatans,

Dans ce fameux duel ne perdent point de temps.

Alaric le premier fait tomber sur la poudre,

D'un redoutable coup qui vaut un coup de foudre,

La moitié du bouclier de ce fameux Romain,

Qui sent en chancelant ce que pese sa main.

Stylicon qui du Goth voit l'attente trompée,

Sur la teste du roy fait tomber son espée :

Le casque en estincelle ; et le coup furieux,

Fait courber à demy ce front si glorieux.

Mais l'immortel heros, d'un sabre qui menace,

Redouble, frape encore, et fauce la cuirace :

Le sang en rejalit ; et sur le fer brillant,

Il fume tout vermeil, et coule tout boüillant.

Le Romain qui le voit, s' en despite ; en enrage ;

Et perdant tout ce sang sans perdre le courage,

Sur le bouclier du prince il descharge à son tour,

Un coup qui retentit aux rochers d'alentour.

Mais la trempe est trop bonne, et ce coup inutile,

En attire encor un de la main d'un achile,

Qui l' auroit abattu, si Stylicon d'un saut,

N' eust fait servir l'adresse où la force deffaut.

On le presse ; il recule ; et reculant il porte :

Son coeur n'est pas moins fort, si sa main est moins forte :

Et l' interest de Rome estant son interest,

Il dispute sa vie, en brave tel qu'il est.

Comme aux champs d'Albion, deux dogues en colere,

D'une ardente prunelle, ensemble rouge et claire,

Combattent en fureur, jusqu'à se deschirer,

Sans ceder l'un à l'autre, et sans se retirer.

Ainsi les deux guerriers combattant pour la gloire,

D'une esgale fierté disputent la victoire :

Le feu leur sort des yeux, et l'un et l'autre alors,

Veut ou vaincre ou mourir dans ses nobles efforts.

Mais enfin Alaric, honteux, despit, et triste,

De voir qu'un Romain seul, si long-temps luy resiste,

Prend le sabre à deux mains ; et decidant leur sort,

Le frape, le renverse, et le fait tomber mort.

Comme un chesne battu d'une horrible tempeste,

Apres avoir long-temps de sa superbe teste

Bravé l'ire des vents dont l'effort le destruit,

S' esbranle, et s' esbranlant tombe avec un grand bruit.

Ainsi de Stylicon la valeur memorable,

Apres un grand combat cede au bras qui l'accable :

Et du fameux Romain les armes en tombant,

Forment un bruit guerrier qui plaist au conquerant.

Mais Rigilde enragé sent redoubler ses peines ;

Et dit, pour animer les cohortes romaines,

Le salut des vaincus reduits au dernier point,

Consiste seulement à n' en esperer point.

Vangeons de Stylicon la perte regrettable :

Celuy qui l'a dompté n'en est pas indomptable :

Et quelque orgueil qu'il ait en ce fatal moment,

Les Romains et les Goths meurent esgalement.

Dans ces lieux reserrez cette nombreuse armée,

Par sa propre grandeur se peut voir oprimée :

Au lieu que dans la plaine eslargissant son corps,

Nous ferons contre luy d'inutiles efforts.

Alaric est vaillant, mais Alaric est homme :

Et ces superbes monts sont le rampart de Rome :

Si nous le deffendons Rome se sauvera :

Si nous l'abandonnons Rome enfin perira :

Et nos mains en ce lieu noblement occupées,

Tiennent le sort de Rome au bout de nos espées :

Mourons, mourons Romains, et pour la secourir,

Songeons qu'en certains temps il est beau de mourir.

A ces mots ils font ferme ; et les piques baissées,

Attendent Alaric à cohortes pressées :

Qui fier de sa victoire, et bravant le danger,

Tourne teste vers eux, marche, et vient les charger.

Comme au bord de la mer durant un grand orage,

Et des vents, et des flots, qui choquent le rivage,

Lors qu'à vague sur vague ils heurtent fierement,

Un bruit espouventable esclate horriblement.

Ainsi des braves Goths, et des troupes romaines,

Le grand et rude choq dans les grotes prochaines,

Fait retentir bien loing des armes et des coups

Un bruit tel que ce bruit de la mer en courroux.

Le Romain et le Goth, front à front, pique à pique,

Esgalement poussé d'une ardeur heroïque,

Frape, heurte, refrape, et jusqu'à se lasser,

L'un de peur qu'il ne passe, et l'autre pour passer.

Mais entre les Romains, deux Romains se signalent :

Dans ce fameux combat peu d'autres les esgalent :

C'est Valere et Tiburse, et braves, et rivaux,

Qu'aucun Romain n' esgale, et que l'on voit esgaux.

Chacun d'eux se regarde avec un oeil d'envie :

C'est à qui plus des deux exposera sa vie :

Et dans ce grand peril où l'amour les a mis,

Ils tâchent de se vaincre avec leurs ennemis.

La fortune est douteuse, et le sort en balance :

Le nombre est differend, mais non pas la vaillance :

Et le passage estroit, fait qu'en ce lieu fatal,

Malgré le camp nombreux l'avantage est esgal.

Mais enfin Alaric qui brusle de voir Rome,

Abat, perce les rangs, fait tresbucher, assomme,

Se fait jour, les renverse, avance, les poursuit,

Enfin le Goth triomphe, et le Romain s'enfuit.

Parmy ces monts affreux tout remonte en desroute :

La fleur de cette armée y perit presques toute :

Et les aigles qu'on voit sous les pieds du vainqueur,

Font bien voir ce que peut, et son bras, et son coeur ;

Et les chefs prisonniers, en le couvrant de gloire,

Sont le grand ornement d' une illustre victoire ;

Et ces vainqueurs vaincus aux pieds du conquerant,

Ravis de sa valeur le vont presqu' adorant.

Mais bien que cét objet n'ait rien qui ne luy plaise,

On le voit soûpirer la mort de Radagaise :

Il fait prendre son corps, et montant ces grands monts,

Il signale son deüil par des soûpirs profonds.

Là creusant son tombeau sur les Alpes chenuës ;

Là sur leur cime affreuse, et plus haut que les nuës ;

Un superbe trophée arreste les regards,

Composé de boucliers, de piques, et de dards ;

De casques, de carquois, d'arcs, de fléches, d' espées ;

D' enseignes en desordre, et dans le sang trempées ;

De cuiraces, d' espieux, de tambours, de clairons,

Objet superbe et grand qui brille aux environs ;

Et dont l'inscription eternisant sa gloire,

Avec ce peu de mots consacre sa memoire.

Icy git un guerrier qui trouva peu d' esgaux ;

Car son coeur fut plus grand que ces monts ne sont hauts.

Apres l'avoir donc mis sous la tombe fatale,

En un lieu consacré par le prelat d'Upsale,

Alaric dont la force esgale la bonté,

Commence de descendre autant qu'il a monté.

Tel le Gange fameux tombe de ses montagnes :

Tel le superbe Nil inonde les campagnes :

Et tel en traversant un lac majestueux,

S' espanche dans les champs le Rhosne impetueux.

Du plus haut de ces monts, dont l'orgueil s'humilie,

Le camp des Goths s' espand dans la belle Italie :

Et fatigué qu'il est, il fait alte en ces lieux,

La merveille du monde, et le plaisir des yeux.

Tout se loge aussi-tost ; et les tentes superbes,

Forment comme une ville au milieu de ces herbes :

La juste simmetrie y regne en toutes parts :

Et des retranchemens luy servent de ramparts.

Un grand ruisseau la couvre ; et le camp se repose,

Sur les soins vigilents des gardes que l'on pose :

Le prudent Alaric qui veille pour son bien,

Ne donnant rien au sort, et ne negligeant rien.

Or comme ce heros qui veut dompter la terre,

Passe dans le quartier des prisonniers de guerre,

Il en voit un tout seul, de qui la majesté,

L'air noble, et le port haut, marquent la qualité.

Mais il paroist si triste, et si melancolique,

Que l' on voit aisément que la perte publique

N'est pas seule à causer l'excessive douleur,

Qui paroist dans ses yeux comme dans sa couleur.

Alaric qui le voit, et qui le considere,

Trouvant en ce guerrier tout ce qu'il faut pour plaire,

Le regarde ; s' aproche ; et voulant l'obliger

A ne luy celer pas ce qui peut l'affliger ;

Quoy Romain (luy dit-il, en paroles charmantes)

Les chaisnes parmy nous sont-elles si pesantes,

Qu'un homme genereux ne les puisse endurer,

Avec quelque constance, et sans en murmurer ?

Quoy les maistres du monde eslevez dans la gloire,

Ont-ils creu dans leur camp enchaisner la victoire ?

Et ne sçavent-ils point qu'on voit en combatant,

La fortune inconstante, et le sort inconstant ?

Tel gagne des combats qui n'est pas le plus brave :

Tel devroit estre roy que le sort fait esclave :

Et l'on doit croire enfin, au poinct où l'on vous voit,

Que faisant ce qu'on peut, on fait tout ce qu'on doit.

Seigneur (dit le Romain, en soûpirant encore)

Le secret desplaisir qui mon ame devore,

Ne vient point de mes fers qui me sont glorieux,

Les tenant du plus grand des roys victorieux.

Je connois la fortune, et je sçay ses malices :

Mon ame est preparée à souffrir ses caprices :

Et les Romains enfin, ont eu souvent des coeurs,

Qui mesme estans vaincus, ont bravé leurs vainqueurs.

Toute la terre a sceu l'exemple de Scevole :

Dix siecles apres luy, l'illustre bruit en vole :

Encore luit se feu dont il brusla sa main :

Et le Romain, seigneur, paroist tousjours Romain.

Mais il est certains maux plus grands que la constance :

Des maux que l'on augmente avec la resistance :

Des maux où le courage est un foible secours :

Et qui n'ont point de fin qu'en celle de nos jours.

A ces mots de nouveau ce grand captif soûpire :

Et le roy qui comprend ce qu'il a voulu dire,

Soûpire comme luy ; puis d'un air fort charmant,

Je vous entends, dit-il, et vous estes amant.

Oüy, je le suis seigneur, respond alors Valere ;

Et si de mes malheurs le recit pouvoit plaire,

Je ferois confesser à vostre majesté,

Que puis qu'à mon amour nul espoir n'est resté,

Bien que je porte un coeur digne de ma noblesse,

Il peut, helas ! Il peut, soûpirer sans foiblesse.

Soûpirez, soûpirez, luy repart le heros,

L'amour comme de Rome a triomphé des Goths :

Partout de cét amour regne la simpathie :

Et sa flâme s'allume aux glaces de Scythie.

Ainsi ne doutez pas que ma compassion,

Ne suive le recit de vostre affliction :

Et que bien qu' ennemy de la grandeur romaine,

Alaric, s'il le peut, ne borne vostre peine :

Car mesme dans l' estat qu'on le voit aujourd' huy,

Il aprend de ses maux à plaindre ceux d' autruy.

Seigneur, luy dit Valere, apres cette assurance,

Quoy que dans mes malheurs je sois sans esperance ;

Quoy que je sois trop bas pour pouvoir remonter ;

Puis que vous l' ordonnez je vay les raconter.

Du sang des Scipions le Tibre m'a veu naistre :

Ce nom est trop connu pour ne le pas connoistre :

Et Carthage destruite avec tant de valeur,

A porté jusqu'à nous leur gloire et son malheur.

Je suis donc nay dans Rome, et d'une race illustre,

Qui dans ses changemens a conservé son lustre :

Malgré les cruautez des civiles fureurs,

Et dans la republique, et sous les empereurs.

Probé, veuve romaine, et du sang des Horaces,

De ses grands devanciers suivant les belles traces,

Par ses hautes vertus comme par sa beauté,

De libre que j' estois m' osta la liberté.

Tiburse mon rival, homme de bonne mine,

Qui des fameux Catons tire son origine,

En mesme temps que moy se laissant enflâmer,

Et la vit, et l'aima, car la voir, c'est l'aimer.

Si je l' idolastrois, il en fut idolastre :

Nous la suivions au temple, et sur l' amphitheatre :

Et nos yeux luy disoient nostre secret tourment,

Par de tristes regards jettez languissamment.

Mais la fiere beauté qu'on ayme et qu'on revere,

Estant esgalement, et modeste, et severe,

Destournant finement ce muet entretien,

Faignoit de ne pas voir ce qu'elle voyoit bien.

Cependant sa froideur augmentoit nostre flâme :

Lors qu'elle s' en alloit elle emportoit nostre ame :

Nous la suivions des yeux, et ne la voyant plus,

Tous deux nous demeurions, et tristes, et confus :

Et tous deux nous croyant autheurs de nostre peine,

Joignions dans nostre esprit, et l'amour, et la haine.

Chaque nuit, sans espoir ainsi que sans raison,

Je passois mille fois pardevant sa maison :

Et chaque nuit encor, pendant ma resverie,

J'y rencontrois Tiburse avec mesme furie.

Pour me payer du coeur qu'on m' avoit desrobé,

Je subornois alors tous les serfs de Probé :

Et je les conjurois par mon amour fidelle,

De luy parler de moy comme ils me parloient d'elle :

Ils me le promettoient ; mais Tiburse à son tour,

Avec d'autres presents descouvroit son amour :

Ainsi voulant gagner leur esprit mercenaire,

Tous deux estions trompez par leur ruse ordinaire.

Apres avoir souffert mille maux differents,

Probé ne parlant point j' aborday ses parents,

Et je leur proposay d'espouser cette belle :

Mais inutilement je fis agir leur zele :

Car la fiere Probé respondit en courroux,

Qu' elle seroit fidelle aux cendres d' un espoux.

Tiburse mon rival prenant la mesme voye,

Par la douleur qu'il eut me donna de la joye :

Il me vit affligé, je le vy fort confus ;

Et la mesme priere eut le mesme refus.

Enfin je resolus dans cette peine extrême,

De chercher à la voir, et de parler moy-mesme :

Afin que luy monstrant toute mon amitié,

Je pusse la toucher d'amour ou de pitié.

Pressé donc par l'effort d'un tourment sans exemple,

Sous l'habit d'un captif je l'attendis au temple :

Là tremblant de frayeur, sçachant sa cruauté,

Je me mis à genoux pres de cette beauté :

Et luy parlant fort bas, par respect et par crainte,

Avec plus d'un soûpir je fis ainsi ma plainte.

En vain, belle Probé, vous demandez aux cieux,

Une juste pitié que n'ont jamais vos yeux :

Vostre injuste courroux excite leur colere ;

Et demandant pardon, pardonnez à Valere.

Sous l'habit d'un esclave, esclave que je suis,

Apres avoir souffert et mille et mille ennuis,

Soûpirant vainement ma liberté ravie,

Je viens vous demander, ou la mort, ou la vie.

Profane (me dit-elle, en parlant assez bas)

Qui jusqu' en ce lieu saint osez porter vos pas,

Craignez, craignez du ciel la foudre toute preste :

Et sauvez en fuyant vostre coupable teste.

Le ciel qui voit mon coeur, luy dis-je en soûpirant,

Sçait qu'avec innocence il va vous adorant :

Voyez-le comme luy, ce coeur vous en conjure :

Car ses desirs sont purs comme sa flâme est pure :

Et l'innocence mesme avecques sa pudeur,

Ne sçauroit condamner une si chaste ardeur.

Allez, allez, dit-elle, amant trop temeraire :

Sous l'habit d'un esclave on ne me sçauroit plaire :

Je suis du sang d'Horace ; et ma noble fierté,

Comme mes devanciers ayme la liberté.

Le sang des Scipions, beau sujet de mes peines,

Luy dis-je encor alors, est tout pur dans mes veines :

Mais pour voir ces beaux yeux qui causent mon trespas,

Je crois tout honnorable, et ne crois rien de bas.

Par un desguisement si difficile à croire,

Vous hazardez vos jours aussi bien que ma gloire,

Dit-elle, et si quelqu' un vous reconnoist icy,

Ces jours courent fortune, et mon honneur aussi.

Ha ! Luy dis-je, madame, empeschez l'un et l'autre,

En recevant mon coeur ; en me donnant le vostre ;

C'est un honneur trop grand ; mais mon affection,

N'est pas moins grande aussi que mon ambition.

Ayez quelque pitié du feu qui me devore ;

Ayez quelque pitié d'un coeur qui vous adore ;

Et si le vostre enfin ne peut estre enflâmé ;

S'il ne veut point aymer, qu'il souffre d' estre aymé.

Comme elle alloit respondre, une dame l' arreste :

Qui relevant un voile abaissé sur sa teste,

Fait voir que c' est Tiburse, et nous surprend tous deux,

Par ce desguisement, et grand, et hazardeux.

Madame, luy dit-il, Valere vous adore,

Mais il n' ayme pas seul, car je vous ayme encore :

Et devant que respondre à l'amant que je voy,

Puis que vous l' escoutez, de grace escoutez moy.

Mon ardeur pour le moins, est esgale à la sienne :

Et si des Scipions la gloire est ancienne,

La gloire des Catons, dont je suis descendu,

A par toute la terre un beau bruit espandu.

Mais s'il est mon esgal, quant à l'illustre race,

Mon ame pour l'amour de bien loin le surpasse :

Et de quelque grand feu que bruslent mes rivaux,

En cela seulement je n'ay jamais d' esgaux.

Ha ! Dit-elle, Tiburse est esgal à Valere,

Car il est trop hardy, comme il est temeraire :

Tous deux avez failly dans vos injustes feux :

Et pour vous en punir je vous quitte tous deux.

A ces mots nous quittant, elle sort de ce temple :

Tiburse me regarde, et moy je le contemple :

Et honteux l'un et l'autre, autant que furieux,

Une esgale colere esclate dans nos yeux :

Et dans nos yeux encore est une honte esgale,

Pour cette invention, inutile et fatale :

Indigne de nos rangs plus que de nos fureurs,

Si l'amour n' excusoit de semblables erreurs.

Quoy Valere, dit-il, luy que l'on croit si brave,

A-t-il comme l'habit, pris le coeur d'un esclave ?

Quoy Tiburse (luy dis-je, emporté de despit)

Est-il devenu femme en empruntant l'habit ?

Alors estans honteux de nous voir de la sorte,

Bien que nostre fureur fust esgalement forte,

Le monde qui survint, enfin nous separa,

Et je me retiray comme il se retira.

Depuis cela, seigneur, Probé sage et modeste,

Craignant de nostre ardeur quelque suite funeste,

Ne sortit presques plus ; mais cessant de la voir,

On nous laissa l'amour en nous ostant l'espoir :

Et lors que sa rigueur nous cacha son visage,

Nous eusmes dans l'esprit son adorable image :

Qui nous suivoit partout ; que nous voiyons partout ;

En endurant des maux qui n' avoient point de bout.

Mais la belle Probé, si fiere et rigoureuse,

Nous rendant malheureux ne fut pas plus heureuse :

Car quelque soin qu'on prist de la bien secourir,

Par un mal dangereux elle pensa mourir.

Durant ce triste temps nous estions à sa porte,

Avec une douleur aussi juste que forte :

Et le jour et la nuit les gents qui la servoient,

En entrant, en sortant, tousjours nous y trouvoient.

Cette belle le sceut, et s'en tint obligée :

Et le destin fléchy par nostre ame affligée,

De mille voeux ardents estant solicité,

En nous rendant l'espoir luy rendit la santé.

Or les deux empereurs, et de Rome, et de Grece,

Connoissant son merite ainsi que sa richesse,

Proposerent alors chacun leur favory,

A l'illustre Probé pour estre son mary.

L'un parmy les Romains est prefect du pretoire :

Et l'autre est glorieux de plus d'une victoire :

Mais quoy que fort bien faits, et fort favorisez,

Ils furent comme nous, bannis et refusez.

Cependant leur orgueil piqué de cette offense,

Imagina contre elle une basse vangeance :

Et comme sans faveur le bon droit ne peut rien,

Un injuste procés luy fit perdre son bien.

A peine sceusmes nous ce malheur l'un et l'autre,

Que nous fusmes la voir pour luy donner le nostre :

Nous mettant à genoux pour l' en soliciter,

Sans l'obliger à rien, sinon à l'accepter.

Non, non, vostre vertu, dit-elle, est trop insigne :

Si je la contentois, je n' en serois pas digne :

Et pour la meriter, veritables Romains,

Il me suffit du coeur sans employer vos mains.

Ne vous offensez point d'un refus legitime :

Je veux plus que ce bien, car je veux vostre estime :

Un coeur comme le mien agit sans interest,

Et pour la conserver ma pauvreté me plaist.

Vous connoissez Probé ; vous connoissez sa race ;

Vous sçavez bien tous deux qu'elle est du sang d'Horace ;

Ne la pressez donc point de faire une action,

Indigne de l' esclat de son extraction.

Au reste, adjousta-t-elle, apres ce noble office,

Espouser un de vous seroit une injustice :

Vostre esgale vertu demande assurément,

D'un coeur reconnoissant un esgal traitement.

Oüy, je serois ingrate, avec ma gratitude,

Si pour l'un j' estois douce, estant pour l'autre rude :

Car d'un cruel arrest injustement donné,

J' en rendrois l'un heureux, et l'autre infortuné.

Apres une vertu qui me charme et que j' ayme,

Je ne le celle point, je souffrirois moy-mesme :

Et puis qu'un noble coeur ne se peut partager,

Avec pas un des deux je ne dois l'engager.

Faites encor un pas, achevez grandes ames :

Sans demander de moy de reciproques flâmes ;

Et sans vouloir d'un coeur l'inutile moitié ;

Recevez sans amour toute mon amitié.

Je vous l'offre à tous deux, et sincere, et fidelle :

En vous en contentant, monstrez vous dignes d'elle :

Et moderant l'ardeur que vous portez au sein,

Ne soyez plus rivaux qu'en ce noble dessein.

A ces mots nous jettant aux pieds de l' heroïne,

Esgalement ravis de sa vertu divine,

Nous luy dismes pourtant, sans escouter sa voix,

Que nous la conjurions de vouloir faire un choix.

Non, non (dit-elle alors, d'un front un peu severe)

Je n' offenceray point ce que Probé revere :

Mais puis qu'il faut choisir, le destin choisira,

Et contre la vertu, la vertu le fera.

Vous sçavez qu'Alaric en veut au Capitole :

Qu'il marche contre Rome, ou que plutost il vole :

Allez vous opposer à ce fier assaillant :

Et celuy qui des deux sera le plus vaillant,

(Puis qu'il faut que mon coeur à l'un des deux se donne)

De la main de Probé recevra la couronne.

Ha ! Dismes nous alors, nous y voulons courir ;

Car pour vous meriter, c'est trop peu que mourir.

Ainsi cette beauté semblant enfin se rendre,

Avecques Stylicon nous vinsmes vous attendre :

Mais sans vous amuser en propos superflus,

Nous y venions pour vaincre, et nous fusmes vaincus.

Par le sort du combat me voyant vostre esclave,

Tiburse plus heureux, et peut-estre plus brave,

Sans estre enveloppé dans le commun malheur,

Est allé recevoir le prix de sa valeur.

Ha ! Respond Alaric, allez revoir le Tibre :

Ne perdez point de temps, partez, vous estes libre :

Valere tout ravy, se prosterne à ces mots,

Et fait ce que luy dit le vaillant roy des Goths.

Livre 8

 

Comme un fer où l'aimant à sa force imprimée,

L'imprime à l'autre fer à son accoustumée,

De mesme du Romain le discours amoureux,

Passe jusques au coeur d'un roy si genereux.

Il y remet l'ardeur de son antique flâme ;

Son amour endormy se resveille en son ame ;

Et ce prince revoit dans son esprit lassé,

Et sa peine presente, et son bonheur passé.

Un objet merveilleux rentre dans sa memoire,

Avec tout son esclat, avec toute sa gloire :

Alaric en soûpire, et privé de repos,

En soûpirant encore il se tient ces propos.

O prince malheureux, quelle est ta destinée,

Puis que mesme au triomphe elle est infortunée,

Et qu' apres un honneur qui ne te sert de rien,

Le sort de tes captifs est plus doux que le tien ?

Valere va revoir la beauté qui le dompte,

Et tu ne revois point la belle Amalasonthe :

Et l'on voit dans son ame, et l'on voit dans ton coeur,

Un vaincu plus heureux que ne l' est son vainqueur.

Il va revoir Probé ; son plaisir est extrême ;

Car est-il rien si doux, que de voir ce qu'on aime ?

Tu le sçais, tu le sens, si proche du trespas,

En aymant un objet, et ne le voyant pas.

O ciel qui connoissez ma douleur inhumaine,

Si je le dois revoir faites durer ma peine :

Mais si ce bel objet ne l'est plus pour mes yeux,

Precipitez la mort que je cherche en ces lieux.

Je suis vaincu d'un oeil qui vaincroit tout le monde :

Ainsi que sa beauté, ma flâme est sans seconde :

O cruelle memoire ! ô charmant souvenir !

Hastons-nous de voir Rome afin d'en revenir.

A ces mots Alaric, dont l' ame est enflamée,

Va faire battre aux champs, et descamper l'armée :

Apres avoir remply, de Canut, chef vaillant,

L' employ de Radagaise au courage boüillant.

Tout descampe, tout marche, et sous un si grand homme,

Les bataillons pressez tournent teste vers Rome :

Precipitent leur marche, et portent leurs regards,

Vers le Tibre fameux par les faits des Cezars.

Comme on voit, quand la mer a franchy ses rivages,

Les flots suivre les flots, estendant leurs ravages ;

Couvrir les vastes champs, et puis d'autres apres,

Poussez d'autres encor qui les suivent de pres.

Ainsi les bataillons aux bataillons succedent ;

Ils s' estendent tousjours dans les lieux qui leur cedent ;

La terre en est couverte ; et l'on en voit encor,

Qui font briller bien loin l' acier flambant et l' or.

Mais durant qu'Alaric traverse l'Italie,

Tiburse plein de honte et de melancolie,

Meslé dans les vaincus de qui la troupe fuit,

Devance de fort peu Valere qui le suit.

Presque en un mesme temps ils font voir leur tristesse,

A la belle Probé leur illustre maistresse :

Esgalement confus d'avoir esté deffaits,

Et d'avoir mal remply ses genereux souhaits.

Si l'un n'ose parler, l'autre ne sçait que dire :

Si l'un pousse un soûpir, l'autre aussi-tost soûpire :

Et leurs yeux où l'amour se mesle à la douleur,

Disent seuls à Probé leur sort et leur malheur.

Elle qui voit leur peine en devine la cause :

Elle leur veut parler, et pourtant elle n'ose :

Tous trois sont affligez, tous trois sont interdis ;

Comme elle est trop timide, ils sont trop peu hardis ;

Mais Tiburse à la fin se faisant violence,

En soûpirant encor, rompt enfin leur silence.

Le destin, luy dit-il, adorable Probé,

A fait que le Romain trop foible a succombé :

Que le Goth plus heureux s'est ouvert le passage,

Malgré les vains efforts qu'a faits nostre courage :

Et que manquant enfin, de force et non de coeur,

Tiburse vous revoit sans vous revoir vainqueur.

Mais bien que son party revienne sans victoire,

Ce malheureux amant ne revient pas sans gloire :

Et si pour meriter nostre prix glorieux,

Il faut estre vaillant, et non victorieux,

Je puis sans vanité concevoir l' esperance,

Qu'à la fin mes travaux auront leur recompense :

Et que m' estant sauvé d'entre tant d'ennemis,

J' obtiendray le laurier que vous m'avez promis.

Non, non (respond alors le genereux Valere)

Probé ne nous doit voir que d'un oeil de colere :

Et des Romains vaincus qui demandent des prix,

Sont indignes de vivre, et dignes de mespris.

Nostre fuite honteuse a merité sa haine :

Si Probé ne nous hait, elle n'est pas romaine :

Oüy, nous sommes sans coeur ayant esté sans mains,

Et nous devions luy plaire en mourant en Romains.

Oüy, vostre devancier vous aprît dans Utique,

Qu'on doit s'ensevelir avec la republique :

Et je ne voy que trop par les grands Scipions,

Que j' ay mal imité leurs belles actions.

Adorable Probé, j'en rougis, je l' advouë :

Et bien que des mortels la fortune se jouë,

Et bien que le hazard dispose des combats ;

Le destin des vaincus pour vous plaire est trop bas.

J'ay bien veu le devoir, mais je n'ay pû le suivre :

Pour vous revoir encor, encor j'ay voulu vivre :

Mais je connois ma faute ainsi que mon devoir :

C'est trop pour des vaincus que l'honneur de vous voir.

Je ne dispute pas que vous ne soyez brave,

Mais on me revoit libre, et vous fustes esclave,

(Dit Tiburse irrité d'entendre son rival)

Et vostre indigne sort au mien n'est plus esgal.

Il est vray, dit Valere, et Rome est bien instruite,

De ma captivité comme de vostre fuite :

Et le choix de ces maux n' estant guere douteux,

Probé connoistra bien le plus ou moins honteux.

Quoy vous pouvez avoir ces esperances vaines !

Quoy l'illustre Probé partageroit vos chaisnes !

(Respond encor Tiburse) et l' affranchy des Goths,

Où l'esclave eschapé peut tenir ces propos !

Oüy, oüy, respond Valere, adorable personne,

Tiburse est de retour, donnez-luy la couronne :

Il la merite bien, puis qu'au lieu de mourir,

Il croit qu'un si beau prix se gagne à bien courir.

Si les fers d'un grand roy deshonnorent un homme,

Ce n'est pas en fuyant que l'on doit revoir Rome :

Et Caton vostre ayeul, dit à tous les Romains,

Que si l'on doit fuir, c'est avecques les mains.

Ha ! Cessez, dit Probé, d' adjouster des injures,

Au malheureux succés qu'ont eu nos avantures :

Je vous connois tous deux pleins de zele et de foy ;

Tous deux dignes de Rome aussi bien que de moy ;

Vos fers sont glorieux ; vostre fuite est prudente ;

L' amour de la patrie en vos coeurs est ardente ;

Et si le sort trahit vos desseins genereux,

Ils ne sont pas moins grands pour n' estre pas heureux.

Mais illustres guerriers, puis qu'Alaric s'avance,

La palme disputée est encor en balence :

Je vous verray combatre ; et vos illustres soins,

Auront Probé pour juge, et ses yeux pour tesmoins.

Or sus donc nobles coeurs, espousez sa querelle :

Combatez vaillamment, et pour Rome, et pour elle :

Et par vos grands exploits vous faisant redouter,

Tâchez de l'obliger à choisir sans douter.

Comme lors que la mer gronde, bruit, et tempeste,

Le paisible Alcion en se monstrant l' arreste :

Accoise sa fureur qu'on voyoit escumer, (apaise)

Et regne sur les flots que luy seul peut calmer.

De mesme de Probé la voix toute puissante,

Appaise des guerriers la colere naissante :

Et fait que par respect, et l'un et l'autre amant,

Renferme dans son coeur tout son ressentiment.

Ils ne disent plus rien, de peur de luy desplaire :

Et pour se l' acquerir chacun songe à bien faire :

Chacun d'eux se prepare à mille grands exploits,

Afin d' estre honnoré de son illustre choix.

Mais durant qu'une belle exerce son empire,

Une plus belle encor se despite et soûpire :

Et se prenant au ciel de son cruel destin,

Amalasonthe voit les murs de Constantin.

Le changement de lieux n'a point changé son ame :

Au Bosphore de Thrace elle est encor en flâme :

Et le noble despit qui forma son dessein,

Brille encor en ses yeux comme il brusle en son sein.

Tout se presse pour voir cette illustre guerriere,

Aussi triste que belle, aussi belle que fiere :

Mais l'habit estranger qu'on luy voit en ces lieux,

Fait moins par son esclat que l' esclat de ses yeux.

Comme lors que la nuit une comette ardente,

Fait luire parmy l'air sa clarté menaçante,

Chacun est attentif à cette nouveauté,

Tout le monde observant sa fatale beauté.

De mesme tout le monde observe l' estrangere :

Chacun court pour la voir ; chacun la considere ;

Et son brillant esclat, et sa noble fierté,

Menacent plus d'un coeur d'estre sans liberté.

Mais pour ses tristes yeux, cette ville à des charmes :

Elle y voit cent vaisseaux ; elle y voit tout en armes ;

Mille et mille guerriers estans desja tous prests,

On diroit que la Grece est dans ses interests.

Ses yeux brillent alors de leur splendeur premiere :

Ce bel astre du Nord redouble sa lumiere :

Et les Grecs esbloüis de sa vive splendeur,

Sentent qu'un si grand feu n'est jamais sans ardeur.

Eutrope, general de l'aigle imperiale,

Voit, admire, et cherit la beauté martiale :

Son noble orgueil luy plaist ; et ce jeune guerrier,

S'avance, la saluë, et parle le premier.

Si mes yeux disent vray, genereuse amazone,

(Dit-il en l'abordant) vous descendez du thrône :

Et l'on voit en voyant vos rares qualitez,

Si vous n'en venez pas, que vous le meritez.

Seigneur (respond alors cette belle personne)

Ceux dont je tiens le jour, ont porté la couronne :

Et mes cruels destins, dont je sens la rigueur,

M'ont arraché leur sceptre, et m'ont laissé leur coeur.

Mais si quelque pitié, me voyant malheureuse,

Peut esmouvoir pour moy vostre ame genereuse ;

Peut vous donner pour moy ce noble sentiment ;

Faites que l'empereur m' escoute seulement.

O beauté trop aymable, et desja trop aymée,

Le voicy, luy dit-il, qui vient voir son armée :

Vous en obtiendrez tout, beau chef-d' oeuvre des cieux,

Car je veux vous servir, et ce prince a des yeux.

A ces mots le guerrier plein d'ardeur et de zele,

Luy presente la main, et s'avance avec elle ;

Aborde l'empereur, la regardant tousjours ;

La fait voir à ce prince, et luy tient ce discours.

La victoire est à vous, monarque grand et rare,

Puis qu'en vostre faveur Minerve se declare :

Car qui peut soustenir les efforts de nos bras,

Combatant pour Arcade avec cette Pallas ?

Grand prince (luy dit-elle avec beaucoup de grace)

Des froids climats du Nord jusqu'à celuy de Thrace,

Le bruit de vos vertus, et de vostre dessein,

Attire icy mes pas, et porte icy ma main.

Oüy, seigneur, le beau bruit de vostre renommée,

De ces lieux reculez m' ameine à vostre armée :

Avec l'intention de suivre en toutes parts,

Si vous le permettez, vos fameux estendarts.

Invincible empereur que l'univers respecte,

Qu'Amalasonthe icy ne vous soit pas suspecte :

Car l'injuste Alaric, son tyran non son roy,

A merité sa haine en luy manquant de foy.

Tout autre sentiment mon esprit le rejette :

Je suis son ennemie, et non pas sa sujette :

Et si tous vos guerriers font ce que je feray,

Vous en triompherez, et je m' en vengeray.

Oüy (respond l'empereur à cette beauté fiere)

Nous en triompherons redoutable guerriere :

J'en accepte l'augure, et par nos grands exploits,

Et par vos grands attraits, nous le vaincrons deux fois.

Alors par l'empereur cette belle est conduite,

Jusques dans son palais avec toute sa suite :

Où l'amoureux Eutrope est comblé de plaisir,

Luy voyant honnorer l'objet de son desir.

Il luy rend mille soins ; mille et mille services ;

Il trouve en mesme lieu sa peine et ses delices ;

Et quoy qu'il sente bien qu'il perd sa liberté,

Il ne peut esloigner son aymable fierté.

Comme cét animal qui meurt dans la lumiere,

Vole et plane à l' entour de la clarté meurtriere ;

Va ; vient ; s' aproche enfin de cét objet aymé ;

Et s'en approchant trop s'en trouve consumé.

Ainsi le favory de l'empereur de Grece,

Va, vient, voit, et revoit sa nouvelle maistresse :

Se brusle à ce beau feu qui luy charme les sens ;

Et se voit enflâmer par ses rayons puissans.

Mais en l' estat qu'il est, il sent plus d'une peine :

En prenant de l'amour, il a pris de la haine :

Car il sçait, en souffrant un tourment sans esgal,

Par le nom d'Alaric, quel est son grand rival.

Son ame toutesfois se trouve un peu flattée,

Par le noble despit d'une amante irritée :

Son coeur pour s' appaiser, luy semble trop atteint :

Il se flatte, il espere, et cependant il craint.

Tantost il voudroit bien la laisser à Bysance :

Tantost il ayme mieux son aymable presence :

Si le danger est grand, le plaisir l'est aussi :

Et son ame incertaine à bien plus d'un soucy.

Mais la belle guerriere aymant si fort la gloire,

Il pretend la gagner en gagnant la victoire :

Il pretend la venger, et punir un grand roy :

L'attaquer, et le vaincre, et pour elle, et pour soy.

La seule ambition faisoit agir son ame,

Et dans ce premier feu se mesle une autre flâme :

Et dans la double ardeur qui le vient eschauffer,

Il brusle de voir Rome afin d'y triompher.

Mais pendant que ce Grec fait ces belles chimeres,

Rigilde tourmenté par ses douleurs ameres,

Et ces meschans esprits qui perdent les humains,

Tâchent de redonner du courage aux Romains.

Quoy, leur dit le sorcier, et qu'est donc devenuë

La fermeté romaine autrefois si connuë ?

Ayons un coeur plus grand que n'est un si grand mal :

Alaric est plus loin que n' estoit Hanibal :

Non plus que le premier, ce n'est enfin qu'un homme :

Rome alors fut sauvée, et nous sauverons Rome :

N' en desesperons point ; songeons que les Gaulois

Jusques au Capitole ont porté leurs exploits :

Et que du Capitole on les remit en fuite,

En joignant le courage avecques la conduite.

Si nous sommes Romains deffendons nos ramparts :

Peut-on estre vaincu dans les murs des Cezars ?

Plutost dans leurs tombeaux ces ombres glorieuses,

Armeroient de nouveau leurs mains victorieuses.

Mais ces illustres morts sont vivans dans vos coeurs :

Ils vainquirent enfin, et vous serez vainqueurs :

Ces Goths, ces mesmes Goths, domptez par vos ancestres,

S'attaquent vainement aux enfans de leurs maistres :

Ainsi sans plus songer aux maux qu'on a souffers,

Ne songeons plus qu'à vaincre, et preparons des fers.

L'on voit desja la fin de la saison ardente,

Et le commencement de l' automne abondante :

Et pour peu que nos coeurs fassent agir nos mains,

L' hyver viendra bien-tost au secours des Romains.

Comme au cry d'un oyseau tous les autres s'assemblent,

Par la peur du faucon sous qui leurs troupes tremblent,

De mesme les Romains entendant l'enchanteur,

Environnent alors cét adroit imposteur.

La crainte d'Alaric qui fait leur hardiesse,

Fait que chacun s'avance, et que chacun se presse :

Tous paroissent vaillans l'entendant discourir ;

Et tous sont resolus de vaincre ou de mourir.

Alors comme à l' envy tout songe à la deffense :

L'un esguise ses dards, ou le fer de sa lance ;

L'autre voit si son arc peut estre bien tendu ;

L'un court à la muraille, ou l'autre s'est rendu ;

L'on borde les ramparts de boules et de pierres,

Qu'avec la catapulte on eslance en tonnerres :

Machine redoutable au camp des assiegeans,

Qui ne sçait qu' oposer pour en couvrir ses gents.

L'on prepare des feux, et des huyles boüillantes,

Pour les verser apres sur les troupes vaillantes :

Et tout ce que la guerre a de plus inhumain,

Est alors employé par le peuple romain.

Desja les bataillons sont dans les places d'armes,

Et tous prests de marcher aux guerrieres alarmes :

Les portaux sont fermez ; les corps-de-garde mis ;

Et tout en fort bon ordre attend les ennemis.

Mais avant que fermer, par la porte capene,

Dix mille bons soldats sous un bon capitaine,

Sortent pour recevoir le brave roy des Goths,

L'invincible Alaric le plus grand des heros.

Tiburse est à leur teste aussi bien que Valere :

Tous deux sont animez d'une noble colere ;

Tous deux semblent voler aux penibles travaux ;

Et l' honneur et l' amour les font deux fois rivaux.

Cependant Alaric traversant l'Italie,

Ne voit rien qui ne cede, et qui ne s'humilie :

Et le bruit de ses faits, et de son grand destin,

Aplanit les sentiers, et trace le chemin.

La fuite des Romains a semé l' espouvente :

Et de quelque valeur que le Toscan se vante,

L' Arne voit sur ses bords ondoyer les drapeaux,

Et de fiers bataillons border ses claires eaux.

Desja ce camp nombreux qui marche avec furie,

Laisse loin les hauts monts de l'aspre Ligurie :

Genes aux grands palais ; Cirne fameuse en vins ;

Nole qu'on voit au pied des rochers Apenins ;

L' agreable Nicée, et le beau port d'Hercule ;

Sestre aux plaisans valons d'où le jour se recule ;

Et comme je l'ay dit, l'on voit ce conquerant,

Dans les champs d'Hetrurie où l'Arne va courant.

On le reçoit vainqueur dans la belle Florence :

Puis vers Pise aussi-tost le roy des Goths s'avance :

Laisse Luques à gauche, et voit sans s' arrester,

La ville des Sennois qui n'ose resister.

Ce vaillant ennemy de la grandeur romaine,

Passe du fleuve Iris, au lac de Thrasimene :

Puis portant plus à droit sa noble ambition,

Voit le fameux terroir apellé Latium.

De là marchant tousjours, à la fin ce grand homme,

Aaperçoit le premier les hauts temples de Rome :

Les monstre à son armée, et pour mieux l' animer,

Voila, dit-il, soldats, ce qui nous fit armer.

Voila genereux Goths, cette ville superbe,

Dont nous mettrons dans peu l'orgueil plus bas que l'herbe :

Voila Rome, marchons, dit-il à haute voix,

Marchons, marchons, respond tout le camp à la fois.

Comme dans les rochers creusez par la nature,

L' echo fait de la voix l'invisible peinture,

Et redit à son tour, en nous charmant les sens,

Tout ce que l'on a dit, accens apres accens.

Ainsi le camp des Goths qu'un mesme esprit anime,

Redit ce mesme mot de son roy magnanime :

Et faisant ce qu'il dit, tout marche fierement,

Vers les superbes murs veus en esloignement.

Jamais torrent enflé ne parut si rapide :

Tout le camp suit les pas d'Alaric qui le guide :

Tout s'avance vers Rome, et sa vaste grandeur,

Ne fait que redoubler leur genereuse ardeur.

Mais comme ce heros fait marcher son armée,

Il voit un sombre amas de poudre ou de fumée,

Qui s' esleve à grands flots, et qui desrobe aux yeux

Des superbes Romains les palais glorieux.

Dans ce nuage espais que forme la poussiere,

Il voit briller le fer d'une splendeur guerriere :

Ainsi qu'on voit en l'air parmy l'obscurité,

Des esclairs lumineux la subite clarté.

Ce redoutable objet plaist aux yeux du monarque :

L'on voit de son plaisir briller l'illustre marque :

Des esclairs à leur tour partent de ses regards,

Et sa noble fierté le fait paroistre un Mars.

Braves Goths, leur dit-il, le sort nous favorise,

Car mesme les Romains bastent nostre entreprise :

Et courant à leur perte, en s'avançant ainsi,

Esbauchons la victoire en deffaisant ceux-cy.

A ces mots il fait alte, et tout le camp s' arreste :

Puis destachant un corps, il se met à sa teste :

Allons, dit-il, allons recevoir le Romain,

Le premier coup d' espée apartient à ma main.

Il part à cét instant, et fond comme un tonnerre :

L' ennemy qui le voit, fait alte, et puis se serre :

Et pour ne donner pas dans tant de bataillons,

D'un poste avantageux couvre tous les sillons.

Boucliers contre boucliers, les cohortes pressées,

L'attendent de pied ferme, et les piques baissées :

Mais bien que cét objet imprime de l'horreur ;

Bien que volent par tout la mort et la terreur ;

Le vaillant roy des Goths que l'univers redoute,

Les charge, se fait jour, et les met en desroute.

Comme on voit un lion au milieu d'un troupeau,

Abattre ; deschirer ; s' ensanglanter la peau ;

De la griffe et des dents exercer la furie ;

Et remplir de frayeur toute la bergerie.

Ainsi du grand heros le redoutable bras,

Abat tout, perce tout, et du sang des soldats

Faisant voir son espée, et degouttante, et teinte,

Remplit les bataillons de desordre et de crainte ;

Fait sentir aux plus fiers son insigne valeur ;

Et signale en ce jour sa gloire et leur malheur.

Mais Valere et Tiburse au milieu de l'orage,

(Ces rivaux en amour aussi bien qu'en courage)

Apres un si grand choq ne perdant point le coeur,

Arrestent les vaincus ainsi que le vainqueur ;

Et redonnant quelque ordre aux troupes dispersées,

Reviennent à la charge à cohortes pressées.

Le Goth sans s' esbranler fait ferme à leur abord :

Et l'immortel heros, et plus fier, et plus fort,

Joignant à sa valeur une rare conduite,

De nouveau les renverse, et les remet en fuite.

Il les pousse, il les chasse, il les suit pas à pas :

A cent et cent Romains il donne le trespas :

Et par cette valeur que l'univers renomme,

Il les meine battant jusqu'aux portes de Rome.

Tibre, fleuve fameux, combien vit-on alors

De casques, de boucliers, de tes humides bords

Tomber et puis rouler parmy tes fieres ondes,

Comblant de pasles corps tes cavernes profondes ?

Les ramparts sont bordez de braves combatans :

L'on y voit sur les tours mille drapeaux flotans :

Partout on voit marcher les cohortes vaillantes ;

Partout on voit l' esclat de leurs armes brillantes ;

Et la trompette alors excitant les soldats,

Partout sonne la charge, et parle de combats.

Cependant tout le camp qui respire la guerre,

Arrive devant Rome, et fait trembler la terre.

Il jette sur le Tibre et cent et cent batteaux ;

En bastit deux grands ponts qui traversent ses eaux ;

Et ce camp si nombreux qui la ville environne,

Forme ce qu'autrefois on nommoit la couronne :

L'enceint de toutes parts de bataillons quarrez,

Et fait alte luy-mesme, à rangs droits et serrez.

L'invincible Alaric, que Rome voit paroistre,

Considere la place, et la va reconnoistre :

Regle son campement ; voit tout ; ordonne tout ;

Et fait le tour des murs de l'un à l'autre bout.

Il voit où ses beliers pourront faire des bresches ;

Il voit d'où ses archers feront pleuvoir des flesches ;

Il voit où l'escalade est possible en ces lieux ;

Et dans ces nobles soins rien n' eschape à ses yeux.

Des postes eslevez il cherche l'avantage :

Et de tous ses quartiers ayant fait le partage,

Il y dispose tout avec un jugement

Qui de son grand dessein predit l' evenement.

Pour pouvoir triompher de la force romaine,

Il poste Sigeric vers la porte Capene :

Canut vers la Flamine, et l' adroit Hildegrand

A la porte Naevie à sa place, et la prend.

L' intrepide Haldan est à la Tiburtine :

Le prudent Theodat campe à la Collatine :

Le courageux Wermond avec tous ses guerriers,

Se loge à l' Aurelie en suite des premiers.

Sigar adroit et brave est à la Quirinale :

Et le vieux Jameric campe à la Viminale :

Les gents de Midelphar se retranchent apres,

A la porte d'Ostie, et la serrent de prés.

Ceux de Narve sont mis à la Coelimontane :

Ceux d'Upsale campez contre la Vaticane :

Et ceux de Nicoping eslevent un grand fort,

Avec ceux de Castrolme à la porte du port.

Mais le grand Alaric, que nul guerrier n' esgale,

Par un heureux presage est à la triomphale :

Et cét illustre nom luy fait bien esperer,

De ces nobles travaux qu'il est prest d'endurer.

Alors faisant agir les gents d'Angermanie,

Qui joignent à la force une adresse infinie,

Il leur fait eslever un haut retranchement,

Qui de tous les costez couvre son logement.

En enfermant la ville, il s'enferme luy-mesme :

Ainsi que sa valeur, sa prudence est extrême :

Comme il songe à l'attaque, il songe à se couvrir :

Ordonne la tranchée, et puis la fait ouvrir.

Aux plus foibles soldats il donne du courage :

Des yeux et de la voix il avance l'ouvrage :

Il est l' ame du camp, et par son grand pouvoir,

Tout ainsi qu'il luy plaist luy seul le fait mouvoir.

Comme on voit dans un corps cét esprit qui l'anime,

Par une authorité puissante et legitime,

Faire agir à son gré les merveilleux ressorts,

Qui donnent mouvement aux membres de ce corps.

Tout de mesme Alaric dispose de l'armée :

La trouve obeïssante à son accoustumée :

Et des premiers des chefs aux derniers des soldats,

Tout bransle par son ordre, ou tout ne bransle pas.

Icy l'on voit le parc des machines de guerre ;

Icy l'amas des bleds que l'on garde et qu'on serre ;

Icy les corps-de-garde ; icy tous les drapeaux ;

Icy les pavillons, et superbes, et beaux ;

Les differens quartiers avec leurs places d'armes ;

Et divers bataillons, tous prests en cas d'alarmes ;

Et desja mille feux dans le camp allumez,

Redoublent la frayeur des Romains enfermez.

Et desja de ces feux la lumière éclatante

Brille dans l'eau du Tibre, et leur paroist flotante.

Cependant tout le camp plain d' esclat et de bruit,

Se trouve enfin couvert des ombres de la nuit :

L'obscurité le cache à la ville estonnée ;

Et le Goth fatigué d'une telle journée,

S'abandonne au sommeil après divers propos,

Et trouve dans la guerre un paisible repos.

Mais lors que tout est peint de ces couleurs funebres,

Le demon tenebreux veille dans les tenebres :

Et Rigilde accablé de son cuisant ennuy,

Dans une heure où tout dort, veille aussi bien que luy.

La gloire d'Alaric les choque et les tourmente :

Ainsi qu'elle s' accroist, leur désespoir s'augmente :

Et l' egale fureur qui leur donne la loy,

Les pousse esgalement contre ce vaillant roy.

Le premier de Sextus prenant la ressemblance,

(Sextus qui de Valere avoit la confidence),

L'aborde au corps-de-garde, et le tirant à part,

En ces mots à peu près, l'entretient à l' escart.

Vous que l'amour anime aussi bien que la gloire ;

Vous, vous qui prétendez à plus d'une victoire ;

Vous amant et guerrier, voicy l'occasion

D'assouvir vostre flâme, et votre ambition.

J'ay veu du haut des murs les troupes ennemies,

Dans un profond sommeil laschement endormies :

Comme si les Romains, à vaincre accoustumez,

Avoient peur seulement de leurs feux allumez.

Usez bien des moyens que le destin vous donne :

Ornez-vous cette nuit de plus d'une couronne :

Faites une sortie, et d'un heur sans esgal,

Triomphez d'Alaric, et de vostre rival.

L'un et l'autre endormy, facilitent la chose :

Valere veillez donc, quand Tiburse repose :

Par un noble travail secondez ce repos,

Et deffaites ensemble, et Tiburse, et les Goths.

Valere à ce discours sent redoubler sa peine,

Piqué d'ambition, et d'amour, et de haine :

Et suivant le conseil de ce trompeur amy,

Il resveille à l'instant le soldat endormy :

Et redoublant son coeur par sa valeur extrême,

Le fait armer sans bruit, comme il s'arme luy-mesme ;

Se prépare à sortir, suivy de ces soldats ;

Fait ouvrir, sort, et marche aux nocturnes combats.

Rigilde d'autre part, que la fureur transporte,

Va trouver son rival qui garde une autre porte,

Il l' esveille, il luy parle, et pour le decevoir,

Sous l'aspect d'un parent le sorcier se fait voir.

Tu dors, tu dors, dit-il, ô rival de Valere,

Au lieu de t'animer d'une noble colere :

Et le tien cependant plus diligent que toy,

Va meriter ta reyne en combatant un roy.

Valere va sortir, je l'ay veu sous les armes :

Mais si pour toy l'amour et l'honneur ont des charmes,

Partage le peril qu'il va courre aujourd' huy,

Et pour le partager, sors aussi bien que luy.

Pour disputer Probé, dispute la victoire,

S'il revient triomphant, reviens couvert de gloire :

Donne sur un quartier, comme il y va donner,

Sors, combas, sois vainqueur, et fais toy couronner.

Comme on voit la matiere à s' enflâmer aysée,

S' eschauffer, s'allumer, et paroistre embrasée :

Telle de ce guerrier la boüillante valeur,

En cette occasion esclate avec chaleur.

Il se leve, il s'avance, il fait ouvrir les portes :

Et suivy fierement de ses braves cohortes,

Je vay suivre, dit-il, vos advis genereux,

Et paroistre vaillant aussi bien qu'amoureux.

Alors sans plus tarder, dans une heure si sombre,

Il marche enveloppé de l' espaisseur de l'ombre :

Et couvert comme il l'est par cette obscure nuit,

Il vole vers le camp, sans desordre et sans bruit.

Cependant son rival, qu'un mesme feu devore,

Marche aussi bien qu'il marche, et va plus viste encore :

Surprend la sentinelle, et fond comme à grands flots,

Sur le brave Canut dans le quartier des Goths.

Il attaque, il combat, il renverse, il foudroye :

Dans les bras du sommeil, la mort trouve sa proye :

Il passe comme un feu qui va tout devorant :

Et le Goth endormy se resveille en mourant.

Le desordre s' accroist comme le bruit s'augmente :

L'alarme et la frayeur passent de tente en tente :

Volent subitement de quartier en quartier :

Et le confus tumulte est dans le camp entier.

Pavillons renversez, huttes boule-versées ;

Bataillons mal formez, et troupes dispersées ;

Sont les affreux objets que la sombre clarté,

Fait voir confusément au soldat escarté.

Mais bien qu'en ce combat soit la fleur d'Italie,

Le genereux Canut, fait ferme ; se ralie ;

Arreste les fuyars que la peur fait courir ;

Et paroist resolu de vaincre ou de mourir.

Icy Birger tresbuche ; icy Flave succombe ;

Icy meurt Olaus ; icy Maxence tombe ;

Et par les grands efforts de leurs vaillantes mains,

Meurent confusément les Goths et les Romains.

La nuit couvre à la fois, sous ses noires tenebres,

Et mille beaux exploits, et mille objets funebres :

Mais dans l'obscurité brille de temps en temps,

Avec un bruit affreux le fer des combatans.

Trois fois les braves Goths repoussent les cohortes,

Et trois fois à leur tour elles sont les plus fortes :

Mais enfin la fortune en decidant leur sort,

Fait triompher Valere, et le rend le plus fort.

En vain le fier Canut s'oppose à sa victoire,

Il ne peut arrester, ny ses pas, ny sa gloire :

Tout court, tout fuit, tout cede en cette occasion :

Et partout est la mort, et la confusion.

Le sang coule à grands flots sur la campagne humide :

Le plus brave des Goths paroist alors timide :

Et Canut emporté par sa troupe qui fuit,

Laisse enfin le champ libre au Romain qui le suit.

Comme on voit dans les prez un taureau plein de rage,

Ceder manque de force, et non pas de courage :

Se tourner à tous coups, et d'un front menaçant,

Monstrer à son rival son superbe croissant.

Ainsi le fier Canut que le despit devore,

S' arreste à chaque pas, et se retourne encore :

Fuit, et frappe en fuyant, et monstre tant de coeur,

Que par là ce vaincu s' esgale à son vainqueur.

Mais le grand Alaric que la rumeur apelle,

Vient ravir à Valere une palme si belle :

Il marche, il court, il vole, et l'immortel heros,

Change seul le destin des Romains et des Goths.

Il charge ces premiers avec une furie,

Qu'à peine soustiendroit tout l'effort d'Hesperie :

Et chaque coup qui part de sa vaillante main,

Vange la mort d'un Goth par la mort d'un Romain.

Il met tout en desroute ; et Valere luy-mesme,

Est contraint de ceder à sa valeur extrême :

Les vainqueurs sont vaincus, tout fuit avec effroy ;

Et jusqu'au pied des murs les suit ce vaillant roy.

Mais comme il fait sentir la grandeur de son ame,

Il voit tout le quartier de Sigeric en flame :

Et plus prompt que ce feu, ce brave conquerant,

Va d'un quartier à l'autre, et s'y porte en courant.

Tiburse cependant, frappe, heurte, renverse ;

Attaque, et fait plier tout ce qui le traverse :

Et des feux allumez prenant quelques tisons,

En brusle des soldats les mobiles maisons.

D'abord cette matiere encor mal allumée,

Semble augmenter la nuit avecques la fumée :

Mais un moment apres, une affreuse splendeur,

De cét embrazement fait mieux voir la grandeur.

Au milieu de ces feux brillent toutes les armes :

Mille cris differens augmentent ces vacarmes :

Chaque coup que l'on donne aussi-tost est rendu :

Et le sang à la flâme alors est confondu.

Le Goth et le Romain, d'une valeur esgale,

Font balancer entr' eux une palme fatale :

Et dans le nouveau jour que fait l' embrazement,

Front à front, main à main, tout combat vaillamment.

Tu le sentis Adolphe, à qui les destinées

Firent voir en ce lieu la fin de tes années :

Tu le sentis Valens, et mille autres guerriers,

Se virent accablez de funestes lauriers.

L'on vit assez long-temps la fortune incertaine,

Entre l'ardeur gothique, et la valeur romaine :

Mais le grand Alaric ne pouvant l'endurer,

La força de le suivre, et de se declarer.

Il vient, il voit, il vainct, ce guerrier redoutable :

Et sa main dompte tout, comme elle est indomptable.

Comme on voit un sanglier d'armes environné,

S' eslancer fierement sans paroistre estonné :

Escumer de fureur, grincer les dents de rage ;

Briser tout ; percer tout ; et se faire un passage.

Ainsi le grand heros qui partout est vainqueur,

Fait voir ferme et sans peur, son intrepide coeur :

Et sa noble fierté que la force accompagne,

Perce tout, abat tout sur la verte campagne.

Une seconde fois l'invincible heros,

Voit les portes de Rome avec ses braves Goths :

Acheve avec la nuit sa fameuse victoire,

Et le soleil levant vient esclairer sa gloire :

Et cét astre du jour voit les Romains chassez,

Se jetter en desordre au fond de leur fossez.

Mais pendant que dans Rome on en verse des larmes,

A toute son armée il fait prendre les armes :

Et voulant profiter de leur estonnement,

Il la tire aussi-tost de son retranchement.

La superbe cité s' en voit environnée,

Et d'armes à l'instant on la voit couronnée :

Les murs en sont bordez de l'un à l'autre bout ;

Et d'un affreux esclat le fer brille partout.

Cependant Alaric, que le destin seconde,

Place ses gents de traict comme ses gents de fronde :

Et par des soins hardis autant que singuliers,

Vers les superbes murs fait rouler ses beliers.

Alors pour empescher, ou pour haster l'ouvrage,

De la ville et du camp, fond comme un grand orage :

Mille et mille cailloux fendent l'air en soufflant,

Et mille et mille traicts s'y croisent en sifflant.

Mais malgré cette gresle, on voit que ces machines,

Qui des fermes ramparts font tomber les ruines,

Aprochent la muraille, et que leur front cornu,

Heurte desja le mur fortement soustenu.

Cent et cent bras nerveux à trois pieds de la terre,

Font aller et venir ces machines de guerre :

Et du choq des beliers retentissent alors,

Les antres que le Tibre a creusez sur ses bords.

Comme un coup est donné, l'autre aussi-tost se donne :

La muraille s' esboule, et le Romain s' estonne :

L'eau boüillante et les feux, pleuvent confusément,

Sans que le brave Goth s' esbransle seulement.

Enfin le haut rampart, avec un bruit horrible,

Tombe, et monstre au soldat une bresche accessible :

Mais le vaillant Romain redoublant ses efforts,

La repare à l'instant avec son propre corps.

L'invincible Alaric qui voit sa resistance,

Donne l'ordre à Canut, et ce guerrier s'avance :

Suivy de ses archers qui se font devancer,

Par mille traicts volans que leur main sçait lancer.

Sur cét amas poudreux qu'on voit au bas des bresches,

Volent ces fiers soldats plus viste que leurs flesches :

Et Valere et Tiburse, avec mesme vigueur,

Opposent à leurs bras, et leurs bras, et leur coeur.

Les uns veulent entrer, et sortent de la vie :

Les autres en mourant, empeschent leur envie :

Les morts des deux partis, par un heureux hazard,

Sur le rampart destruit, font un nouveau rampart.

Comme on voit quelquesfois les ondes agittées,

Jusqu'au haut des rochers par un grand vent jettées :

Et puis s'en retourner, d'un subit mouvement,

A bonds precipitez, dans leur vaste element.

Ainsi des braves Goths, la troupe genereuse,

Court et monte à la bresche, et haute, et dangereuse :

Y combat quelque temps, front à front, main à main,

Puis se voit repousser, par le soldat romain.

Le heros despité, de voir Canut qui cede,

Fait que sans plus tarder, Sigeric luy succede :

Qui la pique à la main, signalant ses efforts,

Pour frapper les vivants, marche parmy les morts.

Avec plus de fureur, le combat recommence :

Aucun n' escoute plus, ny pitié, ny clemence :

Et l'on voit un ruisseau du sang de ces guerriers,

Mais enfin ces seconds, ont le sort des premiers.

Le vaillant Alaric fait occuper leur place,

Par l'adroit Hildegrand, plein d'une belle audace :

L'or de sa riche armeure, esbloüit les regards,

Et c'est comme l' esclair, des foudres de leurs dards.

Une horrible tempeste alors est entenduë :

Alors la mort se donne, et la mort est renduë :

Et le Romain couvert de son large pavois,

Fait voller en esclats, la forest des longs boix.

Christierne, Bratemund, Erric, Ingel, Heraute,

Tous chefs de Finlandie, et de qualité haute :

Tous chefs dont la victoire accompagnoit les pas,

Tombent sur cette bresche, avec mille soldats.

Macrin, Volusian, et Severe, et Maxime,

Romains d'un sang illustre, et d'un coeur magnanime,

Trebuchent à leur tour, en manquant de bon-heur,

Si l'on en peut manquer, mourant au lict d'honneur.

Mais enfin tout cedant à la valeur romaine,

Ces braves finlandois, recullent hors d'haleine :

Et l'immortel heros qui les voit revenir,

Fait avancer Haldan, qui les va soustenir.

Haldan, ce fier guerrier, au courage intrepide,

Qui mesprisa la mort, sur la campagne humide :

Et qui vient sur la terre, avec le mesme orgueil,

La braver de nouveau, jusqu'au bord du cercueil.

Là redouble le bruit, comme les coups redoublent :

Le Tibre s' en esmeut, et ses ondes s'en troublent :

Et les rochers voisins, par des sons esclattans,

Refont d'autres combats, et d'autres combatans.

Sous leurs larges boucliers, ces braves insulaires,

Montent en menaçant de leurs canes legeres :

Mais les dards des Romains, plus forts que ces roseaux,

De leurs propres boucliers, font leurs propres tombeaux :

Ils tombent renversez de la bresche mortelle,

Et roulent l'un sur l'autre, en tombant pesle-mesle.

Alaric qui les voit, fait marcher Theodat ;

Ce chef sage et vaillant, restablit le combat ;

Dispute fort long-temps la victoire incertaine ;

Et se fait voir soldat, comme il est capitaine :

Toutesfois à la fin, quoy qu'il ne manque à rien,

Le destin des premiers, se trouve encor le sien.

Le robuste Wermond, va prendre alors sa place :

Mais ayant mesme coeur, il a mesme disgrace :

Et par l'ordre du roy, Sigar est obligé

D'aller vanger l'affront, de Wermond affligé.

Cependant au milieu de ce peril extrême,

Il a bien-tost besoin qu'on le vange luy mesme :

Car tous les siens pliant, et cedant aux Romains,

Jameric le dernier, s'avance, et vient aux mains.

Il est accompagné de la belle Laponne,

Et du gendre fameux, que sa fille luy donne :

Mais bien que tous les trois se couvrent de lauriers,

Tous les trois à la fin demeurent prisonniers.

Alors le grand heros, dont l'attente est trompée,

Fait briller fierement, sa foudroyante espée :

Court et monte à la bresche, où sa rare valeur,

Force enfin la fortune, à borner son mal-heur.

Il frappe, il blesse, il tuë, il renverse, il accable ;

Rien ne peut resister, à son bras redoutable ;

Il pousse les Romains, malgré tout leur grand coeur,

Et maistre de la bresche, il croit estre vainqueur.

Mais comme il la regarde, il aperçoit derriere,

Un grand retranchement, qui luy sert de barriere :

Le heros en gemit ; on l' entend soupirer ;

Parce qu'il connoist bien qu'il se doit retirer :

Toutesfois pour avoir une valeur discrette,

L'invincible Alaric fait sonner la retraitte.

Comme on voit un lion (par le nombre constraint)

S' esloigner lentement, du chasseur qui le craint,

Se retirer sans fuite, et souvent tourner teste,

Vers ce gros d'ennemis, que sa bravure arreste.

Tout de mesme Alaric, d'un pas superbe et lent,

S' esloigne du Romain, qui le suit en tremblant :

Et joignant la valeur, à la sage conduite,

De temps en temps se tourne, et le remet en fuite.

Il s'en va dans sa tente, où ses chefs tous honteux,

Le suivent sans parler, et d'un pas fort douteux.

Mais pour les consoler, il cache sa tristesse :

Et se mettant aux yeux une feinte allegresse,

Braves Goths relevez vostre esprit abatu :

La fortune, dit-il, en veut à la vertu :

Mais quand l'occasion se rencontre oportune,

Enfin cette vertu, fait ceder la fortune.

C'est par l'adversité, que l'on sent le bon-heur :

La conqueste facile, est presques sans honneur :

Le ciel veut que le bien soit achepté par l'homme :

Nous sommes de ce nombre, et nous attaquons Rome :

Et l'on doit se resoudre à cent et cent hazars,

Pour abattre des murs bastis par des Cezars.

Comme on voit le soleil, apres un grand orage,

De ses premiers rayons, dissiper le nuage :

Et quand par sa chaleur on le voit escarté,

A l'air pur et serain redonner sa clarté.

Ainsi du grand heros, la voix forte et puissante,

Dissipe le chagrin de la troupe vaillante :

Et malgré la douleur d'un si sensible affront,

R' assereine ses yeux, et des-ride son front.

Alors ces braves chefs, poussez de mesme envie,

Jurent de se vanger, ou de perdre la vie :

Et promettent au roy, qui connoist leur valeur,

De reparer bien-tost leur faute ou leur mal-heur.

Mais comme il applaudit à leur noble pensée,

Il voit venir le chef de sa garde avancée,

Qui conduit à sa tente un heraut des Romains ;

Un rameau d'olivier, se fait voir en ses mains ;

Et Diegue, et Jameric, et la belle Laponne,

Resjoüissent ce prince, autant qu'il s' en estonne :

Car surpris de les voir, il ne sçait que juger,

Ny pourquoy les Romains cherchent à l'obliger.

Seigneur, dit le heraut, Valere qui m' envoye,

Dans la douleur publique, à senti quelque joye,

De pouvoir tesmoigner à vostre majesté,

Quel tendre sentiment en son ame est resté.

Par la noble rançon qu' il n' avoit point promise,

Son coeur reconnoissant, veut payer sa franchise :

Et ces trois prisonniers, qu'il vous offre par moy,

Seront cette rançon, ô magnanime roy.

Mais si vous desirez que la grace s' acheve,

Accordez pour trois jours une paisible treve :

Afin que tous les morts, y puissent recevoir,

Le legitime honneur d'un funebre devoir.

Comme nous combattons par gloire et non par haine,

J'accorde toute chose à la vertu romaine,

Luy respond Alaric, car ses braves efforts,

Font voir plus d'un vandale, au milieu de vos morts.

J'accepte la rançon que Valere me donne :

Et comme je l'estime autant que ma couronne,

Je veux que cent captifs que je tiens dans mes fers,

A ce brave Romain en mon nom soient offers.

Dites luy donc, heraut, que sa vertu me charme ;

Qu'elle fait que je l'aime, et qu'elle me desarme ;

Et que si Rome un jour doit tomber sous ma main,

Alaric sçaura bien le traitter en Romain.

Alors sans plus tarder, ce monarque invincible,

Pour faire voir son coeur aussi grand que sensible,

De ces braves captifs, fait vuider ses prisons,

Et le heraut qui part, s' en va chargé de dons.

Ainsi durant trois jours, au pied de ces murailles,

L'un et l'autre party songe à des funerailles :

Et les soldats meslez, pendant qu'il est permis,

Font paroistre les Goths et les Romains amis.

Mais durant que chacun ses morts va reconnoistre,

Deux ames au baptesme, alors veulent renaistre :

Et d'un rayon du ciel, leur noble coeur touché,

Trouve sa propre vie, en la mort du peché.

C'est le vieux Jameric, et la belle guerriere,

Plus humble par la foy, qu'on ne la voyoit fiere :

Qu'au milieu du peril, un ange a conservez,

Et que ce grand miracle a doublement sauvez.

Les voeux du Lusitain, ont causé ce miracle :

Et l' incredulité ne faisant plus d'obstacle,

Le grand prelat d'Upsale ayant connu leur foy,

Les regenere en Dieu, par les ordres du roy.

Vers le Tibre fameux, marche toute l'armée :

De l'encens à flots noirs, monte au ciel la fumée :

Et l'on voit dans les mains du Goth fier et vaillant,

Mille et mille flambeaux meslez au fer brillant.

Le chant harmonieux, entonne des cantiques ;

Les deux nouveaux chrétiens ont de blanches tuniques ;

C'est le roy qui les meine, et le sçavant prelat,

Par ses beaux ornemens paroist couvert d' esclat.

Du haut de ses ramparts, le Romain considere,

Le pompeux appareil de ce sacré mistere :

Et d'autres plus hardis, viennent voir de plus pres,

D'un si grand sacrement, les superbes aprets.

Comme on voit les faisans, au rivage celtique,

Monstrer l'or d'un plumage, et riche, et magnifique ;

Et couvrir tous les bords des transparentes eaux,

Des nombreux escadrons, de ces rares oyseaux.

Ainsi voit-on alors, au bord de ce grand fleuve,

Briller l'or et l'acier, du soldat qui s'y treuve :

Et les fiers bataillons, de piques herissez,

Sur les rives du Tibre, en bel ordre placez.

La, volle jusqu'au ciel, une ardente priere ;

La, le vieux Jameric, au bord de la riviere,

Sa fille pres de luy, se prosterne à genoux,

Invoquant l'immortel, qu'on vit mourir pour nous :

Et le sage prelat, achevant le mistere,

Dans le Tibre fameux, puise une eau salutaire,

Qui jointe aux mots puissants, par un mouvement prompt,

Fait descendre la grace, en tombant sur leur front.

Le brave Lusitain, en meurt presque de joye :

Et les nouveaux chrétiens, que le roy veut qu'on voye,

Traversent tout le camp, benissant leur destin,

Et suivent Alaric, au superbe festin.

Mais trois fois le soleil ayant doré la terre,

De cette courte paix, on revient à la guerre :

Et le vaillant heros forme d'autres dessains,

Pour se couvrir de gloire, en domptant les Romains.

Sur des roulleaux glissans, plus d'une tour mobile,

D'un mouvement reglé, s' aproche de la ville :

Et sur le haut des tours, des ponts estroits, mais surs,

S'abaissent à l'instant, sur les creneaux des murs.

L'invincible Alaric, y passe à l'heure mesme :

On le voit haut en l'air, dans un peril extrême :

Et suivy par les siens, passant comme un esclair,

L' intrepide heros fait un combat en l'air.

Une forest de dards, s'oppose à son passage :

Pour arrester ce foudre, on met tout en usage :

Et sur le grand guerrier, en ce fatal moment,

Pierres, fleches, et feux, tombent confusement.

Par les horribles coups de sa flambante espée,

De cent et cent Romains est la trame coupée :

Plus d'un brave en ce lieu rencontre son tombeau ;

Et jusqu'au pied des murs, court un sanglant ruisseau.

Mais plus il en abat, plus augmente leur nombre :

Des traits qui sont tirez, tout le ciel devient sombre :

Le bouclier d'Alaric en est tout herissé ;

Et le haut de son casque en plus d'un lieu faussé.

Comme on voit quand l'orage a fait crever la nuë,

Tomber le froid amas de la gresle menuë :

Ainsi voit-on alors, tomber les traits vollants,

Sur un prince vaillant, entre les plus vaillants.

Valere qui soutient l'assaut de ce monarque,

De sa rare valeur, donne une illustre marque :

Car pouvoir resister au plus grand des guerriers,

C'est, sans estre vainqueur, se couvrir de lauriers.

Or pendant ce combat, la fortune changeante,

En des lieux differens, se fait voir differente :

Et donnant tour à tour des succés inconstans,

Le sort n'est pas esgal, entre les combatans.

Du genereux Canut, la roullante machine,

Sans aprocher des lieux ou ce chef la destine,

Gemit, s' esclatte, rompt, s' arreste, et sans bransler,

N'avance point aux murs, et ne peut reculler.

Le guerrier enragé d'une telle disgrace,

Sur le haut de la tour, se pleint, crie, et menace :

Mais inutilement faisant alors les trois,

Il descend despité de cette tour de bois.

Celle de Sigeric, ou plus d'un Goth travaille,

Plus heureuse que l'autre, aproche la muraille :

Et dans le mesme instant, sur son pont dangereux

Passe legerement le guerrier genereux.

Il pousse ; on le repousse ; on le choque ; il resiste ;

Cent piques à la fois le heurtant, il subsiste ;

Mais enfin s' esbranslant, il tombe tout froissé,

Avec un bruit sonnant, dans le large fossé.

Ses gents espouvantez, descendent pesle-mesle,

Accablez qu'on les voit d'une funeste gresle :

Et le Romain superbe, et d'un ton de mespris,

Pousse alors vers le ciel, et des traits, et des cris.

La tour de Hildegrand, heureusement s' aproche ;

Mais une catapulte eslançant une roche,

Horrible en sa grandeur, la brise en mille endroits,

Et boule-verse tour et soldats à la fois.

Celle du fier Haldan, par un sort aussi triste,

S' esbransle sous les coups d'une forte baliste : (machine à lancer les javelots)

Qui la renverse enfin, avec un si grand bruit,

Qu' on diroit que la foudre est ce qui la destruit.

La tour de Theodat, des hauts murs aprochée,

Par le bout de son pont, s'y voyoit accrochée,

Lors qu'un feu devorant, tombant sur son sommet,

Arreste le succés que le Goth s'en promet.

Il s'attache ; il petille ; et parmy la fumée,

L'on voit en un instant, la machine enflamée :

Et du haut de la tour, l'on voit sauter en bas,

Pour esviter la mort, capitaine et soldats.

Mais durant ce combat, Tiburse et trois cohortes,

Pour faire une sortie, abandonnent leurs portes :

Et fondent sur le camp avec tant de fureur,

Qu' ils y font voir par tout la mort et la terreur.

Tout fuit devant leurs pas ; tout cede à leur courage ;

Moins de bruit fait la mer, dans son plus grand orage ;

Et du haut de sa tour, l'invincible heros,

Voit l'honneur des Romains, et la honte des Goths.

Il soupire ; il descend ; il court à la meslée ;

Plus fier et plus vaillant, que le fils de Pelée :

Et suivant sa coustume, en donnant le trespas,

Il porte la victoire, où le portent ses pas.

Il change le destin des cohortes vaillantes ;

Il devient l'assaillant, des troupes assaillantes ;

Et les Romains batus, et les Romains chassez,

Sont recoignez par luy, jusques dans leurs fossez.

Livre 9

 

Mais durant qu'il combat, la nuit sombre et paisible,

Tombant alors du ciel, rend la terre invisible :

Obligeant le heros dans sa noble chaleur,

A suspendre l'effet de sa rare valeur.

L'on voit rentrer au camp, les enseignes vollantes ;

Retirer loin des murs, les machines roullantes ;

Et le grand roy des Goths, plein d'un nouveau despit,

Seul dans son pavillon, se jetter sur un lict :

Mais avec le dessein de recombatre encore,

Dés que vers l'orient se fera voir l'aurore :

Et de ne point cesser d'attaquer le Romain,

Qu' il ne l' ait abatu sous sa vaillante main.

Or pendant que ce prince a l' ame si remplie

Et de ses hauts projets, et de meslancolie,

Rigilde et les demons, excitent leurs soldats,

Par un nouvel espoir, à de nouveaux combats.

Invincibles guerriers, race du grand Romule,

(Leur dit cét enchanteur venu des bords de Thule)

Déja plus d'une fois, nous avons fait sentir,

Au temeraire Goth, un cuisant repentir.

De ces premiers succés, tirons un bon presage :

Et pour en profiter, mettons tout en usage :

Qui sçait bien commencer, sçait encor mieux finir :

Et tousjours le present, fait prevoir l'advenir.

Pour affermir la paix, soûtenons cette guerre :

Monstrons nous dignes fils, des maistres de la terre :

Nous aurons glorieux, le sort le plus fatal :

C'est vivre que mourir pour le païs natal :

Par une illustre mort, s'immortalise l'homme :

Enfin n'oublions pas, que nous deffendons Rome :

Rome que tout craignit ; Rome qui vit cent fois,

Ses ordres reverez des peuples et des rois.

Par ces mots, les Romains excitez à la gloire,

Pensent déja gagner victoire sur victoire :

Et leur noble fierté, qu'anime ce propos,

Croit déja voir la fuite, et la perte des Goths.

Mais pendant qu'en ces lieux la fortune incertaine,

Entre l'ardeur vandale, et la valeur romaine,

Tient encor en suspends le sort de l'univers,

De navires Gregeois l'on voit les flots couvers :

Et l'amoureux Eutrope, en cherchant les alarmes,

De la beauté du Nord, admire encor les charmes ;

Sent encor le pouvoir de l'oeil qui le vainquit ;

Et fait croistre l'amour, où sa mere nâquit.

Comme l'aigle en esté, d'une prunelle fiere,

Regarde fixement l'astre de la lumiere :

S'attache à ses rayons ; s' eschauffe à son ardeur ;

Et voit avec plaisir cette vifve splendeur.

Ainsi le brave Grec contemple Amalasonthe ;

Observe la clarté du bel oeil qui le dompte ;

Ne peut se destourner de cét objet ardent ;

Le regarde sans cesse, et brusle en regardant.

Elle s' apperçoit bien de sa nouvelle flame :

Elle voit dans ses yeux briller le feu de l' ame :

Mais comme sur la flotte Eutrope a tout pouvoir,

L'orgueilleuse beauté feint de ne le pas voir.

Sa fierté toutesfois, qui se fait violence,

Luy donne du respect, et l'oblige au silence :

Et de peur d'irriter son superbe vainqueur,

A peine des souspirs eschapent à son coeur.

Cependant par le vent, et par l'art du pilotte,

Loing du Bosphore grec vogue toute la flotte :

Et de Seste et d'Abyde ayant veu le destroit,

Passe dans l'archipel, par ce fameux endroit.

Lemnos sur la main droite, alors monstre ses roches :

Lesbos comme Chio, deux isles assez proches,

Demeurent sur la gauche, et sur la droite apres

Les ciclades font voir leurs hauts sommets fort pres.

De ce mesme costé, la routte un peu courbée,

Fait voir aux mariniers la grande isle d'Eubée :

Samos sur la main gauche à son tour aparoit ;

Et Crete aux cent citez apres elle s'y voit.

De là rasant à droit tout le Peloponese,

Et ne voyant en l'air nul signe qui ne plaise,

La flotte fait canal ; traverse promptement ;

Et vers Parthenopée aborde heureusement.

Tout descend, et tout campe, en un lieu si fertile :

L'amazone des Goths, est conduite à la ville :

La belle se repose en un lieu si charmant,

Où la guerre et l'amour occupent son amant :

Et dans ce beau sejour, bien plus doux que la Thrace,

Des travaux de la mer tout le camp se deslasse.

Or durant que les Grecs sont campez sur ces bords,

L'aurore devant Rome estalant ses thresors,

Orne des sept costaux les cimes reculées,

Du riche et bel amas de ses couleurs meslées.

L'invincible Alaric, par ses soins esveillé,

Se reproche en secret d'avoir trop sommeillé :

Se leve promptement ; s'arme ; sort de sa tente ;

Et fait voler en l'air son enseigne flottante.

Tout le camp retentit du haut son des clairons :

Les tambours font gronder les lieux des environs :

Tout agit, tout remuë, et les troupes guerrieres,

Des eschelles aux mains, et superbement fieres,

Sortent de leurs ramparts ; se rangent en sortant ;

Tournent teste vers Rome ; et marchent à l'instant.

Du plus haut de leurs tours, les romaines cohortes,

Voyant ce tourbillon qui vient fondre à leurs portes ;

Descouvrant la poussiére, et le voyant venir ;

Se mettent en estat de le bien soûtenir.

Par tout, le long des murs, de nouveau le fer brille ;

Par tout fume l'eau chaude, et la flame petille ;

Par tout mille cailloux sont tous prests à voler ;

Et par tout la trompette esclatte parmi l' aer. (l'air)

Cependant Alaric, qui prevoit la tempeste,

S'avance fierement son bouclier sur la teste :

Et tous les Goths serrez, portans les leurs ainsi,

Imitent la tortuë, et le suivent aussi.

Alors, sans differer, on pose les eschelles ;

Alors, sans redouter les morts les plus cruelles,

Le vaillant roy des Goths, qui veut tout surmonter,

Malgré cent et cent traits, commence de monter.

O toy qui vis du ciel tout ce que je veux dire,

Ame de l'univers, fais le moy bien descrire :

Comme si j' avois veu les Goths et les Romains,

Quand par cette escalade ils en vinrent aux mains.

La gresle des cailloux, aux fleches confonduë,

Sur les boucliers sonnans alors est entenduë :

Et de coups redoublez, et de coups furieux,

La muraille raisonne en mille et mille lieux.

L'un a le bras percé, dont il tient une eschelle ;

L'autre meurt en montant où la gloire l' apelle ;

Et l'autre qui le suit, redoublant son effort,

Surmonte cét obstacle, et passe sur ce mort.

L'un, qu'on voit déja haut, retombe, et meurt à terre ;

L'autre mourant en l'air, voit la fin de la guerre ;

Déja de toutes parts, le sang coule à grands flots ;

Et tousjours cependant montent les braves Goths.

Si l'on attaque bien, aussi bien on resiste :

La forte catapulte, et la forte baliste,

Lors qu'on voit que le Goth commence d' aprocher,

Eslancent haut en l'air des masses de rocher.

Mais un moment apres, ces masses eslancées,

Retombent en bruyant, sur les targes froissées : ( bouclier)

Le coup en est horrible ; et tombent en un tas,

Armes, pierres, boucliers, eschelles, et soldats.

Ailleurs plus d'un romain par des perches ferrées,

Repousse loing des murs les eschelles serrées :

Les choque, les renverse, et fait qu'en mesme temps

L'air paroist tout remply de ces fiers combatans.

L'un tombe tout froissé, la teste la premiere ;

L'autre tombe debout ; l'autre tombe en arriere ;

Et l'on voit ces guerriers, pesle-mesle entassez,

S'écraser en tombant, dans ces larges fossez.

Icy tombe à grands flots, sur la troupe vaillante,

Qui monte à l'escalade, un fleuve d'eau boüillante :

Ce deluge bruslant, coule jusqu'aux derniers ;

D'un nauffrage fumant, perissent ces guerriers ;

Et leurs corps racourcis par la chaleur meurtriere,

Affreux et sans couleur, tombent sur la poussiere.

Icy l'on voit pleuvoir cent flames à la fois,

Qui s' attachent au fer ; qui s' attachent au bois ;

Et le soldat bruslé par ces feux redoutables,

Pousse jusques au ciel, des cris espouventables.

Icy d'un sable chaud, les atomes bruslans,

Du haut de ces creneaux incessamment volans,

Tombent sur les soldats ; se glissent sous leurs armes ;

Arrachent aux plus fiers, et des cris, et des larmes ;

Et d'un mal sans remede affligeant leurs esprits,

Leurs font pousser en vain ces larmes et ces cris.

Mais malgré tous ces feux, et tous ces grands obstacles,

L'invincible Alaric, ce faiseur de miracles,

D'un courage intrepide, et d'un bras menaçant ;

D'un bras esgal au foudre, et mesme plus puissant ;

Couvert de son bouclier, soûtient, monte, travaille ;

Et se fait voir enfin, au haut de la muraille.

Alors s'affermissant, il combat main à main :

Et quel que soit l'effort qu'oppose le Romain,

Il frappe, il blesse, il tuë, et s' eslance en colere,

Au de là des creneaux que deffendoit Valere.

Il paroist sur ces murs, tout flambant de courroux :

Et s' escrie en frappant, la victoire est à nous.

Comme on voit dans un camp, la grenade embrasée,

Quand par sa propre ardeur on la voit escrasée,

Escarter les soldats ; rompre les bataillons ;

Et faire rejallir le sang à gros boüillons.

Ainsi voit-on alors le guerrier invincible,

Escarter les Romains, par un bras si terrible :

Mettre l' effroy par tout, du feu de ses regards ;

Et du sang des vaincus, couvrir les hauts ramparts.

Mais l' eschelle rompant, aussi-tost qu'il la quitte,

Le soldat qui le suit, en bas se precipite :

Et dans le grand peril, où sa valeur l'a mis,

Le heros se voit seul, entre mille ennemis.

Il se tourne, il regarde, il gemit, il soûpire :

Et lors qu'il croit tenir la victoire et l'empire,

L'empire et la victoire eschappent de ses mains,

Car que pourroit-il seul, contre tant de Romains ?

Déja de ces fuyars les troupes raffermies,

Abaissant de leurs dards les pointes ennemies

Environnent ce prince, et malgré sa valeur,

Luy font voir clairement leur force et son malheur.

Alors pour esviter, ou sa mort, ou sa prise,

Le coeur gros du dépit de sa vaine entreprise,

Il arrache un drapeau des superbes creneaux,

Et saute, en le tenant, sur des corps sans tombeaux.

Ainsi plein de colere, et l' ame peu contente,

L'invincible Alaric, retournant dans sa tente,

Fait sonner la retraite, et retirer ses morts,

Songeant, malgré sa perte, à de nouveaux efforts.

Dans Rome cependant, le fier soldat envoye

Jusques au camp des Goths, cent et cent cris de joye :

Et ces cris redoublez, par l' echo d'alentour,

Parlent de sa victoire, et d'un si fameux jour.

Mais Rigilde adverty du secours de la Grece

Par un de ses demons, redouble l' allegresse :

Et pour les animer par ce puissant secours,

Il se dit espion, et leur tient ce discours.

Les Goths vont esprouver la fortune contraire :

Puisque l'empereur grec, qui veut servir son frere,

A du port de Bysance envoyé cent vaisseaux,

Qui déja de Pousole ont fait blanchir les eaux.

Romains ne doutez point d'une chose certaine :

J'ay veu la flotte à l' anchre, et veu son capitaine :

Et tenez assuré qu' avant qu' il soit trois jours,

Vous pourrez voir les Grecs du sommet de vos tours.

Là, chacun aplaudit ; chacun le croit fidelle :

L' allegresse redouble, à la grande nouvelle :

Et par le noble orgueil, de tous ces nobles coeurs,

On croit les Goths vaincus, et les Romains vainqueurs.

Comme lors qu'un torrent fond dans une riviere,

Il en grossit les flots, et la rend bien plus fiere :

Ainsi le grand espoir d'un secours si certain,

Leur enfle le courage, et le rend plus hautain.

Mais pendant que la ville est si fort animée,

Le camp voit revenir les coureurs de l'armée :

Qui vers le Posilipe, en cherchant du butin,

Ont veu la flotte grecque, au rivage latin.

Alaric adverty qu'ils ont fait leur descente,

Sçachant par ces coureurs que leur flotte est puissante :

Dans le conseil de guerre aussi-tost assemblé,

Parle d'un ton plus ferme, et d'un front moins troublé.

Braves Goths, leur dit-il, une nouvelle gloire,

Vient exciter vos coeurs à plus d'une victoire :

Et le sort favorable, offre encore à vos mains,

La deffaite des Grecs, ainsi que des Romains.

Leur flotte, à ce qu'on dit, vers Baye est arrivée :

De sorte que pour voir cette gloire achevée,

Il s'agit de resoudre où nous les combatrons ;

Si nous irons les voir ; si nous les attendrons.

Du respect qu'on me doit, icy je vous dispense :

Que chacun librement descouvre ce qu'il pense :

A l' interest commun, tout autre doit ceder :

Regardez-le donc seul, et sans me regarder.

Grand roy, dit Theodat, il est de la sagesse,

De se vaincre soy-mesme en un danger qui presse :

Ainsi, quelque conseil que vous donne un grand coeur,

Pour n' estre pas vaincu, soyez vostre vainqueur.

La prudence en tous lieux, doit guider le courage :

Le pilotte sçavant, doit prevenir l'orage :

Car voyant la tempeste, et dans l'air et dans l'eau,

En abaissant la voile, il sauve le vaisseau.

Or icy nous voyons ces tempestes prochaines :

Puis qu'ayant d'un costé les legions romaines,

Et que de l'autre encor les phalanges des Grecs,

Fondent sur nostre camp, et sont déja si prés,

Il est comme impossible à la valeur mortelle,

De trouver seulement une mort qui soit belle.

Tout excés est blasmable : et cette verité,

Distingue la valeur, de la temerité.

Lors qu'on voit qu'on peut vaincre, il est beau de combattre :

Mais l'ardeur sans espoir, est trop opiniastre :

Et quand on voit certain un extreme mal-heur,

L'attendre c'est furie, aussi-tost que valeur.

Levez, levez le siege, ô prince magnanime :

En conservant les Goths, conservez vostre estime :

Par là vostre grand coeur, sera peu satisfait,

Mais aussi vostre camp ne sera pas deffait.

Que l' interest public, l'emporte sur vostre ame :

Ouy, sauvez vos sujets, pour vous sauver de blasme :

On ne peut vaincre Rome ; il est trop mal-aisé :

En un mot c'est assez que de l'avoir osé.

A ces mots, Hildegrand luy coupe la parole :

Et jettant ses regards vers le haut Capitole,

Seigneur, dit-il au roy, quels que soient les hasars,

Alaric doit monter où montoient les Cesars.

La resolution d'une haute entreprise,

Se doit examiner, avant qu'elle soit prise :

Voir quels sont les perils, que l'on y peut trouver ;

Mais quand on la commence, il la faut achever.

Attaquer sans prevoir, c'est manquer de prudence :

Quitter ayant preveu, c'est manquer de vaillance :

Rien ne surprend le sage, au milieu des combats :

Et s'il paroist surpris, sans doute il ne l'est pas.

O prince glorieux, que l'univers renomme,

Ignorions-nous à Birch, ce qu'on sçait devant Rome ?

De deux grands empereurs, nous sçavions le pouvoir :

Ce qu'ils font aujourd' huy, nous l'avons deû prevoir.

Je sçay qu'en demeurant, la fortune est douteuse :

Mais je sçay mieux encor que la fuite est honteuse :

Si bien que dans le choix de l'un ou l'autre sort,

Je ne puis balancer cette honte et la mort.

Adjoustez à cela (dit Canut qui l' escoute)

Qu'on doit craindre la fuite, et non ce qu'on redoute :

La prudence excessive, en ce lieu va péchant :

Car le moyen de fuir du levant au couchant ?

En effet, dit Wermond, nos tristes destinées,

Sous les Alpes enfin, ou sur les Pyrenées,

Nous feront tous perir, et ne demeurant pas,

Les Grecs et les Romains nous suivront pas à pas.

De plus, reprend Sigar, tout le peuple d'Espagne,

Qui sçaura les Romains et les Grecs en campagne,

Dans un soûlevement, brûlera nos vaisseaux,

Et nos vaisseaux brûlez, comment fendre les eaux ?

Je tiens, dit Jameric, que l' advis qu'on doit prendre,

Est de rester au camp, et de le bien deffendre :

Je ne voy de salut qu'en nos retranchemens :

Et dans ce grand peril, tels sont mes sentimens.

Mais, respond Sigeric, si l'on nous environne,

Que servira, sans pain, le conseil qu'on nous donne ?

La faim fera perir nos soldats affligez,

Et Rome nous verra d' assiegeans assiegez.

Pour esviter ce mal (dit Haldan qui s'irrite)

Si l'enceinte du camp nous semble trop petite,

Sortons, et par un coeur que la gloire soûtient,

Presentons la bataille, à l' ennemy qui vient.

Mais en la presentant (dit la belle Laponne)

Examinons un peu, si la chose est fort bonne :

Car en combattant prés, quand nous viendrons aux mains,

Nous aurons sur les bras, les Grecs et les Romains.

L'amazone a raison (dit le roy des vandales)

Et pour rendre au combat nos forces plus esgales,

Marchons, marchons guerriers, puis qu'il en est besoin :

Et combatons les Grecs, et moins forts, et plus loin.

Pour garder nostre camp, et conserver nos lignes,

Wermond déja fameux par cent exploits insignes,

Avec tous ses soldats, icy demeurera :

Il le faut, je le veux, et Wermond le fera.

Alors sans plus tarder, les troupes de Scythie,

Sortent de leurs ramparts, et regardent Ostie :

Marchent en fort bon ordre ; et tous les braves Goths,

Suivent allegrement leur immortel heros.

Comme lors que le feu retourne dans sa sphere,

Il s' esleve en montant, d'une course legere ;

Ainsi tous ces guerriers, marchent subitement,

Allant chercher la guerre, où fut leur element.

Mais durant qu'Alaric passe plus d'une plaine,

Le vaillant chef des Grecs souffre plus d'une peine :

Un sentiment jaloux, s'oppose à ses plaisirs ;

Trouble toute sa joye ; et confond ses desirs.

Au milieu de la gloire, il est encore à pleindre :

S'il a lieu d' esperer, il a sujet de craindre :

Le grand nom d'Alaric, l' empesche de dormir ;

Le tourmente en veillant ; et le force à gemir.

Eutrope mal-heureux, dit-il, que dois -tu faire,

Et par quel sentiment te peux-tu satisfaire ?

Quitter Amalasonthe est un fort grand mal-heur :

Mais ne la quitter point, a plus d'une douleur.

Quoy, veux-tu l'exposer aux perils de la guerre ?

Veux-tu que son beau sang fasse rougir la terre ?

Pourras-tu sans mourir, la voir en ce danger ?

Et si tel est son sort, le pourras-tu changer ?

Ha ne balançons plus, il faut qu'elle demeure ;

Il faut que je la quitte, et non pas qu'elle meure ;

Il est juste, il est juste ; et pour la meriter,

Quittons là donc mon coeur : mais qui peut la quitter ?

Qui peut s' accoustumer à souffrir son absence ?

Non non je n'aime point, s'il est en ma puissance :

Et par cette raison, agissons autrement :

Car je sens bien que j'aime, et mesme infiniment.

Toutesfois l' interest de la personne aimée,

Est le seul interest, dans une ame enflamée :

Il s'agit de la perdre, ou de la conserver ;

Conclus donc à ta perte, afin de la sauver.

O divers sentimens, vous me donnez la gesne !

Mon mal-heur est certain ; sa perte est incertaine ;

Je ne sçay que resoudre, en l' estat où je suis ;

Je dois l'abandonner ; mais helas je ne puis.

Eutrope infortuné, regle mieux ta pensée :

Elle hait Alaric, en amante offensée ;

Ou pour mieux dire elle aime, en le pensant haïr ;

Et si ton bras la sert, ton bras te va trahir.

Elle peut voir ce prince ; il fut amoureux d'elle ;

Il peut l'aimer encor, puis qu'il est infidelle ;

Elle peut pardonner à ce prince inconstant ;

Le haïr criminel, et l'aimer repentant.

Non, non, empeschons là de voir et d' estre veuë :

Cette amour nous perdroit, si l' absence nous tuë :

Et danger pour danger, et soucy pour soucy,

Il vaut mieux que je parte, et qu'elle reste icy.

Avec un tel dessein, il va voir cette belle :

Et cachant finement sa douleur si cruelle ;

Et cachant ses soubçons, pour n' estre pas suspect ;

Il couvre son chagrin, par un profond respect.

Madame (luy dit-il, en rompant son silence)

L'ordre que j'ay receu, demande que j'avance :

Et le siege de Rome estant fort important,

Me presse encore plus de partir à l'instant.

Ainsi pour obeïr à l'empereur mon maistre,

Dés que le premier jour commencera de naistre,

Les Grecs descamperont, et j' iray vous vanger,

De l' infidelle amant, qui vous a pû changer.

Demeurez cependant, sur cette belle rive :

Attendez en repos, que sa deffaite arrive :

Et croyez que ma main ne s' espargnera pas,

Pour le punir du tort qu'il fait à vos appas.

Sans accepter, dit-elle, une faveur extreme,

Mon esprit outragé se veut vanger luy-mesme :

Et luy mesme attaquant un prince ambitieux,

Espere que mon bras fera plus que mes yeux.

Amalasonthe enfin, seroit peu satisfaite,

Si son coeur offensé vous devoit sa deffaite :

Je vous deffends plutost de combattre ce roy,

Le crime qu'il a fait, ne regardant que moy.

Ha ! Madame, dit-il, une telle victoire,

Tout criminel qu'il est, le couvriroit de gloire :

Vous pouvez tout sur moy, mais j'excepte ce point :

Et me le commandant, je n' obeïray point.

Comme vostre colere est juste et legitime,

Ce sera de ma main, qu'elle aura sa victime :

Puis qu'elle est couronnée, il la faut immoller :

Punir sa perfidie, et vous en consoller.

Non, respond l'amazone, une vangeance aisée,

Pour un coeur noble et fier, est basse et mesprisée :

Quand Alaric mourroit au milieu des combats,

Si je ne le punis, je ne me vange pas.

Mais, luy repart Eutrope, abandonner vos charmes,

A la mercy du sort ; à la fureur des armes ;

Exposer vos beaux jours, au peril, à la mort ;

Non, non, pour le pouvoir, je connois trop le sort.

Vos soins officieux, respond la beauté fiere,

Sont refusez de moy, comme vostre priere :

L'image de la mort, ne sçauroit m' esbranler :

Rome presse, partons ; enfin j'y veux aller.

Là, cét amant jaloux, fremit ; gemit ; s' emporte ;

Et perdant le respect, luy parle de la sorte.

Vous cherchez Alaric, loin de le desdaigner :

Est-ce pour le combattre, ou pour le regagner ?

Agissez-vous ainsi, par amour ou par haine ?

Estes-vous pitoyable ? Estes-vous inhumaine ?

Luy portez-vous la mort ? Luy portez-vous ses fers ?

Vous souviendrez-vous là des outrages souffers ?

Serez-vous sans pitié ? Serez-vous sans colere ?

Celuy qui vous a plû, vous pourra-t-il desplaire ?

Cherchez-vous à le voir, pour ne le voir jamais ?

Ou faites-vous la guerre, afin d'avoir la paix ?

Ma main vous respondra (luy dit Amalasonthe,

Le teint vif et vermeil de despit et de honte)

La chose est resoluë, en vain nous disputons :

C'est pourquoy sans tarder, partons, seigneur, partons.

Partons, dit-il encor, puis qu'on nous le commande :

Faisons plus qu'on ne veut, et plus qu'on ne demande :

Et faisons bien-tost voir, par nos fameux exploits,

Que les rois sont vaincus, et mortels comme rois.

Là, ce Grec s'abandonne à sa haine allumée,

Et dés le point du jour, fait descamper l'armée :

Tourne teste vers Rome, et marche promptement,

Plein d'amour, plein de rage, et de ressentiment.

L'amazone du Nord, qui cherche un infidelle,

Paroist au premier rang, aussi fiere que belle :

Et son amant jaloux, qui l'aime et qui la voit,

Soupire en la voyant, et craind tout ce qu'il croit.

A peine par deux fois l'astre de la lumiere,

Eut illuminé l'air de sa clarté premiere,

Et troublé de la nuit le paisible repos,

Lors qu'on vit en presence, et les Grecs, et les Goths.

Eutrope, de son camp la haute intelligence,

Met l'armée en bataille, aveques diligence :

Passe de troupe en troupe, et donnant ordre à tout,

Range ses bataillons, de l'un à l'autre bout.

Du bruit des escadrons, les rochers retentissent :

Les chevaux bondissans, se cabrent, et hennissent :

Sautant, et secoüant, et la teste, et le crain ;

Frapant du pied la terre, et blanchissant leur frain.

L'avant-garde des Grecs, se voit lors composée,

De la troupe de Thrace, à vaincre mal-aisée :

De celle de Mysie, et des braves soldats,

Qui dans la Macedoine ont veu divers combats.

L'on voit avec ceux-cy, la troupe dorienne,

Joindre ses bataillons, avec l'Etolienne :

Maurice, sous Eutrope, a pouvoir sur ce corps,

Guerrier que le Strymon vit naistre sur ses bords.

Des genereux Locrois, la bataille est formée ;

Des gents de la Phocide en tous lieux renommée ;

De ceux de la Beoce, et qui boivent les eaux,

Et d'Asape, et d'Ismen, couronnez de roseaux.

C'est Justin qui les mene, homme de grand courage,

Que la mer ionique a veu sur son rivage :

Guerrier de qui l'orgueil ne peut plus haut monter ;

Guerrier tout plein d'audace, et qui croit tout dompter.

L' arriere-garde en suite, est des troupes d'Atique ;

Du soldat de Megare, et brave, et magnifique ;

De celuy de Naupacte ; et de celuy qui voit,

L'Evene aux flots d'argent, que la Grece connoit.

Marcian les conduit ; vieux chef qui de l'Asope,

A porté son renom, au de là de l'Europe :

Vieux chef, dont cent combats ont marqué la valeur,

Et qui dans cent combats n'eut jamais de malheur.

L'amoureux general, en rangeant ses phalanges,

Les excite à la gloire avecques des loüanges ;

Par sa propre fierté tâche à leur en donner ;

Et ne leur parle à tous que de les couronner.

Compagnons, leur dit-il, que l'univers renomme,

Soyons vainqueurs des Goths, et les sauveurs de Rome :

La maistresse du monde a besoin de nos bras ;

Elle nous tend les mains, ne l'abandonnons pas ;

Il s'agit de sauver la reyne de la terre ;

Jamais guerriers n'ont fait une si noble guerre ;

Et mettant sur nos fronts des lauriers tousjours vers,

En triomphant des Goths nous sauvons l'univers.

Nous ne combatons point à forces inesgales :

Car en cedant en nombre aux barbares vandales,

Nous les passons de loin, en adresse, en valeur,

Et le parti des Grecs, est plus fort que le leur.

Marchons mes compagnons, marchons à la victoire :

Rome fait nos combats ; nostre prix est la gloire ;

Et l'on ne peut enfin, animer vos esprits,

Par un plus grand objet, ny par un plus beau prix.

Comme on voit les rochers, aux rives de l'Aegée,

Respondre en mugissant, à la vague enragée ;

Donner de la frayeur aux plus fiers matelots ;

Et mesler un grand bruit, au bruit que font les flots.

Ainsi les fiers soldats, au general respondent :

Mille confuses voix, à sa voix se confondent :

Et faisant ce que veut ce guerrier signalé,

Tout parle de combat, dés qu'il en a parlé.

Mais durant qu'il agit, mais durant qu'il travaille,

L'invincible Alaric met les Goths en bataille :

Forme ses bataillons ; les poste prudemment ;

Et dans ce noble employ, ne perd pas un moment

Pour soustenir le choq de la cavalerie,

Et pour en arrester la premiere furie,

Il mesle à tous ses corps les bothniques piquiers,

Dont les rangs herissez, font ferme les premiers.

Ce chef, dont la valeur n'eut jamais de seconde,

Place les gents de traict ; place les gents de fronde ;

Ceux qui portent la masse, ou qui portent des dards ;

Et les plus resolus, font front de toutes parts.

Des veritables Goths, l'avant-garde est formée,

Vieux soldats aguerris, les meilleurs de l'armée :

Les soldats de Finlande y paroissent encor ;

Hildegrand les conduit, brillant d'acier et d'or.

L'on voit dans la bataille, avec les insulaires,

Les guerriers de la polme, aux armes tousjours claires :

L' intrepide Haldan la mene à ce combat,

Et des larges boucliers, brille bien loin l' esclat.

L' arriere-garde apres, a les troupes laponnes,

Et celles de Sigar, qui ne sont pas moins bonnes :

Jameric la commande, et fait voir dans ses yeux,

Que les hommes vaillants, ne sont jamais trop vieux.

Mais l'immortel heros, qui veut que tout luy serve,

Met les troupes de Narue, en un corps de reserve :

Celles de Nicoping, comme de Midelphar ;

D'Upsale, de Castrolme, où l'on voit plus d'un char ;

Celles d'Angermanie ; et ce grand capitaine,

D'une mine à la fois, fiere, noble, et hautaine,

D'un ton imperieux, à la teste des Goths,

Et le sabre à la main, les anime en ces mots.

Illustres compagnons de mon illustre peine,

Domptant l'aigle des Grecs, nous domptons la romaine :

Et par un seul travail, digne de nos explois,

Nous n'aurons qu'un combat, et nous vaincrons deux fois.

Ouy dans le camp des Grecs, braves Goths que je nomme,

Nous trouverons les clefs de la superbe Rome :

C'est l'unique secours qu'elle attend aujourd' huy :

Et nous triomphons d'elle, en triomphant de luy.

Allons donc obtenir, en nous couvrant de gloire,

Dans ce dernier combat, la derniere victoire.

Des paroles alors, on en vient à l'effet :

Dans l'un et l'autre camp, la priere se fait :

Dans l'un et l'autre camp, les trompettes s'entendent ;

Dans l'un et l'autre camp, les enseignes s' esbranlent ;

Tout marche lentement ; tout conserve ses rangs ;

Et déja sont fort prés tous ces fiers combatans.

Déja l'espace vuide estoit beaucoup moins large ;

Et déja le heros s' en alloit à la charge,

Menaçant l' ennemy, du bras et de la voix,

Lors qu'il voit destacher un char des rangs gregeois.

Voicy quelqu' un, dit-il, qui se lasse de vivre :

A ces mots il s'avance, et deffend de le suivre ;

Tous les deux camps font alte ; et ce prince vaillant,

Volle vers l' ennemy, pour estre l'assaillant.

Mais au lieu d'un guerrier, il trouve une guerriere,

Superbe comme belle, et belle comme fiere,

Il trouve Amalasonthe ; et ce jeune vainqueur,

Ravi comme surpris, se sent battre le coeur :

Cét objet, de la voix luy desrobe l'usage,

Et son ame s'attache à ce charmant visage.

Quatre cerfs à long bois, qu'on apelle rangers

Dans le païs des Goths, cerfs dispots et legers,

Tous caparançonnez, et d'or et d' escarlate,

Tirent le char doré, dont la richesse esclatte :

Beau char qui du sculpteur espuisa le sçavoir,

Par le noble ornement que son art y fit voir.

D'un sçavant bas-relief, plus d'un captif en larmes,

Est tristement assis, sur un grand monceau d'armes :

Avec des fers aux mains, aussi pesants que beaux,

Et l'on voit sous ses pieds, dards, piques, et drapeaux.

La belle a de drap d'or, une robe agraffée,

Où l'aiguille en cent lieux, a mis un beau trophée :

D'or brillant est son casque ; et l'on luy voit encor,

A muffles de lion, une cuirace d'or.

Ses longs et blonds cheveux, à boucles entassées,

Par un heureux hazard, negligemment placées,

Tombent sur son beau sein, et tombe apres sur eux,

Un panache ondoyant, qui couvre ses cheveux.

D'une gaze d'argent, une escharpe vollante,

Suspend son cimeterre, à la garde excellente :

Et l'art a fait briller ce qu'il a de plus beau,

Ce qu'il a de plus grand, sur son riche fourreau.

Son pied droit avancé, d'une posture fiere,

Fait voir un brodequin, digne de la guerriere :

Un bouclier esclattant, charge un de ses beaux bras :

L'amazone du Nord, semble une autre Pallas :

Son quarquois est d'ivoire, et son arc est d' ebene :

Elle paroist charmante ; elle paroist hautaine ;

Et le pompeux habit qu'on luy voit en ces lieux,

Voit ternir son esclat, par l' esclat de ses yeux.

Comme l'astre du jour, d'une ardente lumiere,

Par ses rayons perçans esblouït la paupiere :

Ainsi cette beauté, sur le plus beau des chars,

D'une esgale splendeur, esblouït les regards.

Son teint vif et vermeil, plus qu'à son ordinaire,

Esclatte du beau feu de sa noble colere :

Elle prend une fléche, et l' en thoise à l'instant ;

En menace Alaric, qu'elle croit inconstant ;

Fait courber foiblement, l'arc dont elle est armée ;

Fait voller foiblement, cette fléche emplumée ;

Elle frape, et frapant elle ne blesse pas ;

L'amour pousse le coup ; l'amour retient le bras ;

Cette colere est courte, ainsi que violente ;

Et son prompt repentir, suit la fléche volante,

Ou plutost la devance, et ce prompt repentir,

Est encore suivy par un plus prompt soûpir.

Alaric estonné plus qu'on ne le peut dire,

La regarde à son tour, et comme elle soûpire :

Ha madame, dit-il, quel crime ay-je commis,

Qui fait que je vous trouve entre mes ennemis ?

Il le faut demander, respond-elle en colere,

Il le faut demander à la belle insulaire :

Prince trop inconstant en vostre affection ;

Esclave des beautez de la fiere Albion.

Moy volage ! Dit-il, moy, madame, volage !

O ciel, ô juste ciel, qui lis dans mon courage,

Si j'ay manqué de foy, si j'ay manqué d'amour,

Osté moy la victoire, et le sceptre, et le jour.

Alors elle connoist sa douleur vehemente,

Car qui pourroit tromper les beaux yeux d'une amante ?

Sa fureur s' alentit, et son coeur plus humain,

Fait que le second traict luy tombe de la main.

Mais le jaloux Eutrope, observant cette belle,

Devine qu'Alaric s'entretient avec elle :

Sa colere en redouble, et cét amant jaloux,

Abandonnant son ame à ce nouveau courroux,

Marche, marche, dit-il, avance, donne, donne ;

Tout bransle à cét instant ; de leur choq l'air raisonne ;

Le fer brille par tout, d'un dangereux esclat ;

Et les deux camps meslez, commencent le combat.

Comme lors que la mer, d'un effort incroyable,

Pousse contre ses bords la tempeste effroyable,

Et les vents, et les flots, se choquent irritez,

Et font loin retentir leur bruit de tous costez.

De mesme en ce grand jour, où le destin balance,

Se heurtent ces deux camps, d' esgale violence :

Et de ce rude choq, les rochers les plus creux,

Retentissent d'un bruit esclatant comme affreux.

Victimes de l'honneur, mille guerriers s'immolent :

Mille traicts, mille dards, et mille pierres volent :

Et ces fiers ennemis, fondant comme à grands flots,

Emportent l' heroine, assez loin du heros.

Les escadrons serrez, heurtent l'infanterie,

Qui de la pique basse arreste leur furie :

Plus d' un cheval fougueux, en tombe renversé ;

Mais plus d'un bataillon, en est aussi percé.

Sous les pieds des chevaux, le fantassin sucombe :

Et sous ces mesmes pieds, plus d'un cavalier tombe :

Là ces fiers combatans, pesle-mesle et sans rang,

Boucliers contre boucliers, se roullent dans leur sang :

Là par une valeur aussi grande que rare,

La mort, mesme la mort, à peine les separe :

Et c'est en menaçant, apres leurs vains efforts,

Que leur ame orgueilleuse, abandonne leur corps.

Icy d'un brave Goth, tombe la fiere audace ;

Icy tombe à son tour, le fier soldat de Thrace ;

Icy des Mysiens, plus d'un rang s' esclaircit ;

Icy de Finlandois, le tas des morts grossit ;

D'un costé vont pliant les troupes doriennes ;

De l' autre font plier les macedoniennes ;

Et lors que le vandale a le plus de chaleur,

Le soldat d'Etolie arreste sa valeur.

Le genereux Canut, fait teste au fier Maurice,

Et l'adroit Hildegrand, au robuste Andronice :

La mort parmi les rangs, ne cesse de courir ;

Tout frape, tout combat, tout meurt, ou fait mourir.

Mais entre ces guerriers, Alaric se signale :

Tu la sentis Michel, cette valeur fatale :

Toy qui des bords d'Eürote, au rivage latin,

Fus offert à son bras, par ton mauvais destin.

Crispe tu la sentis, cette valeur terrible,

En tombant sous les coups de ce prince invincible :

Amant infortuné, qu'un objet si charmant,

Dans l'isthme de Corinthe attendit vainement.

Tu la sentis Phocas, cette valeur funeste,

Qui vint priver tes yeux de la clarté celeste :

Et par ce grand vainqueur, qu' accompagnoit l' effroy,

Cent et cent autres Grecs, tomberent comme toy.

Comme l'on voit la foudre, à l'endroit qu'elle passe,

De son feu dangereux, laisser la noire trace :

Ainsi le grand heros, dans plus et plus d'un rang,

Laissoit sur son passage une trace de sang.

L'avant-garde estonnée, et de crainte remplie,

S' esbransle ; se confond ; reculle enfin ; et plie :

Et le general grec, la rage dans les yeux,

Fait venir sa bataille, au combat furieux.

Le vaillant roy des Goths, qui voit ce gros nuage,

Ne perd le jugement, non plus que le courage :

Fait avancer la sienne, en bon ordre ; à grands pas ;

Et retourne à la charge, avec ces fiers soldats.

Comme on oit quelquesfois, au milieu des tempestes,

Redoubler ce grand bruit, qui gronde sur nos testes ;

Et tomber à grands flots, par un effort nouveau,

Pesle-mesle eslancez, le feu, la gresle, et l'eau.

Ainsi du nouveau choq, le bruit affreux redouble ;

La terre s' en esmeut, l'air offusqué s'en trouble ;

Et l'on voit en ce lieu l'image du chaos,

Par le sanglant meslange, et des Grecs, et des Goths.

Les soldats aguerris de la belle Phocide,

Font tomber plus d'un Goth sous leur dard homicide :

Ceux de Locres non plus, ne sont pas moins vaillans ;

Ny ceux de la Beoce, encor que moins bouillans.

Justin qui les conduit, au milieu de la presse,

Signale esgalement sa force et son adresse :

Theodat et Haldan, hardis, forts, et prudents,

Arrestent à leur tour les Grecs les plus ardents :

Et le desir de vaincre, et la peur d' estre esclaves,

Sont cause que le sort balance entre ces braves :

Et qu'on ne peut juger, ni qui triomphera ;

Ni pour quel des partis la fortune sera.

Ingel tombe, et tombant, il fait tomber Leonce :

Hasmond d'un coup de dard, fait trebucher Aronce :

Constans abat la teste au robuste Halding,

Le plus fameux guerrier des bords de Nicoping.

Horbrod de cette mort voulant tirer vengeance,

Sur le fier Gracian comme un tygre s' elance ;

Leur combat acharné grand comme hazardeux,

Est horrible, et finit par la mort de tous deux ;

Et des fiers combatans, la rage carnassiere,

Boüillonne avec leur sang meslé dans la poussiere.

Mais Eutrope irrité, ce fameux general,

Qui cherche vainement, et maistresse, et rival,

Courant parmy les rangs, et passant comme un foudre,

A cent et cent guerriers y fait mordre la poudre ;

Perce les bataillons ; et flambant de courroux,

Renverse l' aisle gauche, où tout cede à ses coups.

Alaric de la droitte aperçoit cette fuitte ;

Et pour la reparer, par sa rare conduite,

Et pour mettre sa gloire en un plus haut esclat,

Court à l' arriere-garde, et la mene au combat.

Alors celle des Grecs, bransle, marche, et s'avance :

La sanglante meslée à l'instant recommence :

Et l'effroyable bruit redoublant en ces lieux,

Monte avec la poussiere en s' eslevant aux cieux.

Comme un feu qui s' esteind, redouble sa lumiere,

Lors qu'il est r' allumé par une autre matiere :

Ainsi par le secours de ce puissant vainqueur,

Le Goth espouvanté reprend un nouveau coeur.

Le soldat de l'Atique en ce lieu se signale,

Comme font les guerriers de la mer Glaciale :

Le soldat de Megare, au Naupacte meslé,

Luy qui dans les perils n'a jamais recullé ;

Et les fameux voisins du fameux fleuve Evene,

Soustiennent des Lapons l'ardeur fiere et hautaine ;

L'un et l'autre party paroist fier et hautain ;

Et le sort du combat est encor incertain.

Le brave Marcian, de qui la renommée

Est par tout l' univers hautement estimée,

Tesmoigne en ce grand jour qu'il a bien merité,

Cét esclatant renom qu'on voit si loin porté.

Jameric, et Sigar, et la belle Laponne,

Disputent à l' envy l'immortelle couronne :

Et le fier Espagnol, et le fier Sigeric,

Imitent la valeur du brave Jameric.

Le brillant char doré, d'une illustre guerriere,

Dans plus d'un bataillon, porte une beauté fiere :

Et d'une belle main qui sçait vaincre les rois,

La charmante amazone a vuidé son carquois.

L'invincible Alaric, et la cherche, et l' apelle :

Son rival comme luy cherche aussi cette belle :

Ils se cherchent l'un l'autre, et d'un mouvement prompt,

Ils se trouvent enfin, main à main, front à front.

Ces deux grands ennemis, aussi-tost qu'ils paroissent,

Sans s' estre jamais veus à l'instant se connoissent ;

Car les horribles coups qui partent de leurs bras,

En ce fatal moment, font qu'ils n'en doutent pas.

O prince trop heureux, dit le Grec en colere,

Pour vaincre les Romains, ma mort t'est necessaire ;

Pour vaincre Amalasonthe, elle te l'est aussi :

Et l'un de nous enfin doit tresbucher icy.

Tresbuche donc (respond l'invincible vandale)

Et si tu veux mourir par une main royale,

Temeraire guerrier, avance, avance toy,

Et sois digne rival d'un amant et d'un roy.

A ces mots, l' un et l' autre animez par la gloire ;

Par l'amour ; par l'espoir d'une illustre victoire ;

Marchent le bras levé ; se frapent en passant ;

Et heurtent leurs boucliers, d'un choq retentissant.

Comme durant l'orage une mer agitée,

Mugit, gronde, bondit, et paroist irritée :

Ainsi les deux guerriers pleins d'ire et de fierté,

Bondissent en frapant d'un et d'autre costé.

L'armet du fameux grec, sous le fer estincelle :

Sur le casque du roy ce general martelle :

Leur colere en redouble ; et tous deux furieux,

Se frapant de la main, se devorent des yeux.

Le Grec décharge un coup aussi grand que terrible :

Mais le Goth luy respond d'un autre plus horrible :

Son rival en chancelle, et trois et quatre fois ;

Et perd pour quelque temps, et la veuë ; et la voix.

Mais un moment apres le despit le r' anime :

Le coeur soustient le corps du guerrier magnanime :

Et sur ses pas tremblans, s'affermissant un peu,

La colere et l'amour luy redonnent du feu.

Cependant le heros aspire à la victoire :

Amalasonthe et Rome, occupent sa memoire :

Redoublent ses efforts ; redoublent sa valeur ;

Et le font voir bruslant d'une noble chaleur.

D'un sabre flamboyant, il menace ; il foudroye :

Le sang du fameux Grec luy donne de la joye :

Et son large bouclier, sur la terre brisé,

Ainsi que l'herbe humide en paroist arrosé.

Eutrope en desespere, et met tout en usage :

La crainte de la mort n'est point sur son visage :

Et l'on voit, en voyant son intrepide coeur,

Qu'il est digne de vaincre, en n' estant pas vainqueur.

Mais à la fin il cede, il trébuche, il succombe :

Et le roy s' eslançant sur le guerrier qui tombe,

Console toy (dit-il, en prenant son escu)

Tu le peux, tu le dois, Alaric t'a vaincu.

Comme un vent enfermé sous les monts de Sicile,

Voulant se dégager, fait trembler toute l' isle :

Et ne peut toutefois, malgré ses grands efforts,

Renverser en sortant un si solide corps.

Ainsi le vaillant Grec que la tristesse tuë,

Sous les pieds du vainqueur, vainement s' esvertuë ;

Vainement se debat par un effort dernier ;

Et le grand roy des Goths le fait son prisonnier.

Alors comme du chef tous les membres dépendent,

Tous les Grecs sans le leur, se sauvent, ou se rendent :

Le desordre et la fuite alors sont veus par tout :

C'est un mal necessaire, où chacun se resoud :

Bataillons ; escadrons ; tout fuit, tout se renverse :

Et depuis les combats du vainqueur de la Perse,

L'univers estonné n'a point veu de heros,

Que l' on puisse égaler au vaillant roy des Goths.

On le voit triomphant sur le champ de bataille :

Mais tout couvert d'honneur son amour le travaille :

Il cherche Amalasonthe, et ne la trouve pas :

Sa victoire sans elle, est pour luy sans apas :

Il court de rang en rang ; il s' escrie ; il l' apelle ;

Tout le camp retentit du nom de cette belle :

Les rochers apres luy, disent ce nom charmant :

Et parlent de l'amante aussi bien que l'amant.

Mais durant qu'il la cherche, on voit la beauté fiere,

Les armes à la main contre une autre guerriere :

Et le sort du combat oppose à sa fierté,

L'amazone laponne au courage indompté.

Descends, descends du char, et songe à te deffendre,

Luy dit-elle, ou mon arc t'en fera bien descendre :

Nostre sexe est esgal ; nos armes le seront ;

Et nos destins apres en determineront.

A l'orgueilleux deffy de la belle sauvage,

L'autre Pallas de Birch fait voir son grand courage :

Saute en bas de son char en ce fatal moment ;

Met la main à l' espée, et marche fierement.

La vaillante Laponne imite Amalasonthe :

Jette l'arc, prend l' espée, et paroist aussi prompte :

Et l'une et l'autre alors, fait briller en ces lieux,

Et l' esclat de son fer, et l' esclat de ses yeux.

Comme l'on voit la mer par des vagues profondes,

Du Rhosne impetueux heurter les fieres ondes ;

Arrester la fureur du fleuve diligent ;

Opposer flots à flots ; et l'argent à l'argent.

Ainsi voit-on alors ces deux belles vaillantes,

Esgales en valeur, esgalement brillantes,

Se heurter, se fraper, dans ce rude combat ;

Et se frapant, briller par un esgal esclat.

Si l'une porte un coup, l'autre aussi-tost le pare :

L'ardeur les joint de pres ; l' adresse les separe ;

Toutes deux veulent vaincre ; et toutes deux alors,

Dans ce dernier duel font leurs derniers efforts.

L'exercice penible, et leur noble colere,

Rend leur teint plus vermeil, et leur fureur sçait plaire :

Et par une charmante et grande nouveauté,

Tout ce qui fait moins belle, augmente leur beauté.

Mais le destin du roy, plus puissant que leur haine,

Où se fait leur combat, le conduit et l' ameine :

Il les voit, il s' estonne ; et pour les empescher,

L'invincible Alaric se haste d'aprocher ;

L'invincible Alaric se jette entre leurs armes ;

Et regardant l'objet dont il connoist les charmes,

Il abaisse l' espée ; et d'un ton fort soûmis,

Faites plus, luy dit-il, que tous mes ennemis.

Ouy, faisant en ce jour ce qu'ils n'ont pas sceu faire,

Triomphez du vainqueur qui vient de les deffaire :

Rien ne resiste plus, à mon bras, à mes coups :

Contre le roy des Goths on ne voit plus que vous :

Sur-le-champ de bataille on ne voit pas un homme :

Vous tenez mon destin et le destin de Rome :

Terminez aujourd' uy de si grands differens :

Rendez vous ma princesse, ou sinon je me rends.

L'amazone à ces mots, soûrit, et belle, et fiere :

Alaric a vaincu, je suis sa prisonniere,

(Dit-elle, en presentant un fer si glorieux)

Et si je combas seule, il est victorieux.

Alors ce conquerant fait esclater sa joye :

Telle qu'il la ressent, telle il veut qu'on la voye :

Et des premiers discours passant à de seconds,

Il luy fait embrasser la Pallas des Lapons.

Alors de tous ses chefs, sous qui la Grece tremble,

La genereuse troupe autour de luy s'assemble :

Tout parle de triomphe ; et l'immortel heros

Regarde Amalasonthe, et luy tient ces propos.

Ce n'est pas tout de vaincre au milieu de la gloire,

Il faut sçavoir encor affermir sa victoire ;

Empescher l' ennemy de reprendre du coeur ;

De peur que le vaincu ne fust apres vainqueur.

Souffrez donc, s'il vous plaist, ô princesse adorable,

Que j' acheve de vaincre en ce jour memorable :

Que je pousse les Grecs jusques dans leurs vaisseaux ;

Et que ces bords fameux soient couverts de tombeaux.

Reposez vous au camp, sous la garde fidelle,

Du vaillant Sigeric, princesse illustre et belle :

Où dans peu je viendray suivy de ces guerriers,

Couronner vostre front de mes plus beaux lauriers.

Cét invincible Mars quitte alors sa Minerve :

Et suivy fierement de son gros de reserve,

Voyant tomber du ciel les ombres de la nuit,

Il court comme un torrent apres le Grec qui fuit.

Ce Grec espouvanté s'enfuit sans esperance :

Mais de l' extreme peur vient l' extreme asseurance :

Et l'ardeur renaissant dans leurs coeurs refroidis,

Ces timides soldats redeviennent hardis.

Pour tascher d'éviter leur entiere deffaite,

Avec un meilleur ordre, ils font cette retraitte :

On les voit rallier ; tourner teste à l'instant ;

Faire ferme ; et marcher apres en combatant.

Cependant le heros qui les charge et les presse,

Fait que plus d'un guerrier ne verra point la Grece ;

Et son bras redoutable aux ennemis deffaits,

Se signale en ce lieu par mille grands effets.

Il les suit ; il les pousse ; il les met en des-route ;

La brigade recule alors, mais non pas toute :

Car les plus resolus attendent le heros ;

S'opposent vaillamment à la fureur des Goths ;

Et voyant la fortune ardemment conjurée,

Courent sans s' estonner, à leur perte assurée :

Et couvrent de leurs rangs, desvoüez à la mort,

La retraite du Grec, qui n'est pas le plus fort.

Comme durant l'orage on voit la mer terrible,

Mugissante, escumante, espouventable, horrible,

Aux plus fiers matelots donner de la terreur,

Et dans leur coeur de bronze inspirer de l'horreur.

Ainsi du roy des Goths la valeur redoutable,

Au Grec espouventé paroist espouventable :

Et l' ame la plus ferme en cette occasion,

Adjouste la foiblesse à la confusion.

La nuit vient cependant, et ses noires tenebres,

Couvrent, et cent frayeurs, et cent actes celebres ;

Couvrent celuy qui frape, et ceux qui sont frapez ;

Et vainqueurs, et vaincus, en sont envelopez.

Mais au lieu reculé qui paroist le plus sombre,

Et du costé de Rome, où s' estend la grande ombre,

L'on entend tout à coup, trompetes et clairons,

Retentir en sonnant, aux lieux des environs.

Mille bruits de tambours montent jusques aux nuës,

Et l'on oit esclater mille voix inconnuës :

Tout l'air en retentit, et ces sons, et ces cris,

Esbranslent aussi-tost les plus fermes esprits.

Par tout l'on oit crier, avance, donne, donne :

De ce bruit menaçant, plus d'un rocher raisonne :

L'on entend qu'il s' aproche, et les Goths estonnez

Pensent que d'ennemis ils sont environnez.

Tout s'imagine alors, par une crainte vaine,

Qu'enfin Honorius est sorty de Ravenne :

Et que le Grec en teste, et le Romain au dos,

Ravissent l' esperance, et la victoire aux Goths.

Tout s' estonne, tout bransle, et tout songe à la fuite ;

Tout perd le jugement, le coeur, et la conduite ;

Tout recule à l'instant, tout conçoit de l' effroy ;

Tout songe à se sauver ; et tout le dit au roy.

Mais ce prince intrepide, examinant la chose,

Condamne cette fuite, et la peur qui la cause :

Et pour les r' assurer, cét immortel heros,

S' arreste, les arreste, et leur tient ces propos.

D'où vient, mes compagnons, cette crainte frivole ?

Pour estre Honorius, il faut que son camp vole :

Et qu'en frapant du pied comme un autre Romain,

Il ait formé ce camp du jour au lendemain.

Non, ne nous trompons point, la chose est impossible :

Et quand ce le seroit, seroit-il invincible ?

Est-il rien de trop grand pour nos vaillantes mains,

Apres avoir vaincu les Grecs et les Romains ?

D'où voulez-vous que vienne une si grande armée ?

De quel peuple inconnu peut-on l' avoir formée ?

Quel vent l'aura poussée au rivage latin,

Sans galeres, sans nefs, et du soir au matin ?

Par le bruit que j'entends, il faut qu'elle soit grande :

Or j'ignore sa marche, et je vous la demande.

Quoy nos bateurs d'estrade, en courant ces païs,

Ont-ils esté sans yeux, ou nous ont-ils trahis ?

Non, non, mes compagnons, ils ont fait leur office :

De l'enfer impuissant, c'est un foible artifice :

Ce camp imaginaire, est formé par l'enfer :

C'est un camp fantastique, et sans gents et sans fer.

Ce n'est enfin qu'un bruit, qui ne peut rien produire ;

Ayons le ciel pour nous, l'enfer ne pourra nuire :

Il paroist sans pouvoir, paroissez sans effroy :

Et sans plus raisonner, suivez-moy, suivez-moy.

Alaric par ces mots, les force à tourner teste :

Sur les Grecs effrayez, fond encor la tempeste :

Le combat recommence, avec plus de chaleur :

Et les demons vaincus, cedent à sa valeur.

Tout ce bruit se dissipe ; et dissipant ces charmes,

L'on n'entend plus dans l'air que le seul bruit des armes :

Bruit affreux, bruit horrible, et qui bien loin porté,

Esclate dans la nuit, d'un et d'autre costé.

D'abord des vaillans Grecs les phalanges guerrieres,

Retournent au combat plus fermes et plus fieres :

Mais le bras d'Alaric abattant leur orgueil,

Ne donne pas un coup dont il n'ouvre un cercueil.

Son fer sur l'autre fer, retentit ; estincelle ;

Sur le sombre terrein, l'humide sang ruisselle :

Et le vieux chef des Grecs ne l'osant regarder,

Apres ce long combat voit bien qu'il faut ceder.

Soldats, dit-il aux siens, la resistance est vaine,

Et les Goths peuvent tout sous un tel capitaine :

En vain nous opposons à son bras nos escus,

Et nostre dernier jour apelle les vaincus.

Nous joignons vainement la force à la conduite :

Nostre unique salut despend de nostre fuite :

Nostre unique salut n'est plus que sur les eaux :

Sauve, sauve qui peut, et gagnons nos vaisseaux.

Il le dit, on le fait, et chacun se retire :

Chacun a dans l'esprit l'image d'un navire :

Et comme un foible espoir tâche à les consoler,

Tout va, tout court, tout fuit, et tout voudroit voler.

Comme on voit un nocher eschapé du naufrage,

Rendre grace au destin qui l'a mis au rivage :

Et sur l'humide bord qu'il n'a pas attendu,

Croire avoir tout gagné quand il a tout perdu.

Ainsi des Grecs vaincus l' esperance trompée,

Lors qu'ils ont esvité la foudroyante espée,

Ne peut les empescher de benir en leur coeur,

Ce qui les a sauvez de la main du vainqueur.

Cependant Alaric, animé par la gloire,

Pousse tousjours plus loin cette sombre victoire ;

Arrive aussi-tost qu'eux avec ses braves Goths ;

Les Grecs espouventez se jettent dans les flots ;

L'un tombe dans la mer, et l'autre sur la terre ;

Ils eslevent un bruit plus grand que le tonnerre ;

Le desordre confus, confond les bataillons,

Qu' envelopent entiers les humides bouillons.

L'un nage heureusement ; l'autre en nageant se noye ;

Des vagues ou du fer, ils deviennent la proye ;

Mille et mille guerriers chargeant trop un vaisseau,

Meurent s' estans sauvez, et s'enfoncent dans l'eau.

L'un meurt comme il est prest d'entrer dans son navire,

Percé d'un trait fatal que l' ennemy luy tire :

Et fuyant vainement le sort qu'il a trouvé,

Il retombe à la mer dont il s' estoit sauvé.

L'autre que fait perir l'obscurité profonde,

Mesconnu par les siens est repoussé dans l'onde :

Car dans cette heure obscure, et dans ce grand effroy,

Tout paroist ennemy ; tout ne songe qu'à soy.

Les cris des mariniers montent jusqu'aux estoiles :

Ils guindent en tumulte, et confondent leurs voiles :

La flotte enfin s' esloigne en esvitant la mort,

Et le victorieux campe alors sur le bord.


Livre 10

 

Il n'est rien de si doux, pour des coeurs pleins de gloire,

Que la paisible nuit qui suit une victoire :

Dormir sur un trophée, est un charmant repos,

Et le champ de bataille est le lict d'un heros.

L'image de ses faits en son ame est tracée :

C'est proprement le fruit de sa peine passée :

Et c'est dans son grand coeur, apres ses grands combats,

Que se fait son triomphe, et qu'il en parle bas.

Le prix de la vertu se trouve en elle mesme :

Sans bruit et sans esclat, son plaisir est extrême :

La volupté secrete, est celle d'un vainqueur :

Et ses plus doux momens se passent dans son coeur.

Tels les eut Alaric dans une heure si sombre :

Sans pompe et sans tesmoins, il triompha dans l'ombre :

Et lors que le soleil fit revoir sa clarté,

L'aurore le trouva dans cette volupté.

Mais à peine en ses lieux l'ombre fut dissipée,

Que l'invincible roy fut voir Parthenopée :

Ou pour mieux dire encore, il fut se faire voir,

A ce peuple nombreux qui le vint recevoir.

Alors pour contenter le desir qui l' ameine,

Des vestiges pompeux de la grandeur romaine,

Par un des magistrats ce grand prince est instruit,

Qui dans tous ces beaux lieux, luy parle et le conduit.

Il luy montre Caprée, où s' enfermoit Tibere :

Prochite des pescheurs la retraite ordinaire :

Ischie aux hauts rochers ; et le sage vieillard,

Sur de plus beaux objets tourne apres son regard.

Il luy montre de loin eslevez sur la plaine,

Et le cap de Minerve, et celuy de Missene :

Et pres de ces grands monts dont les yeux sont bornez,

Les murs de Lavinie à demy ruinez :

Murs bastis par Enée, et qui malgré leur âge,

Sont encore debout dans un fameux ouvrage.

De là, suivant tousjours son desir curieux,

La ville de Laurente aparoist à ses yeux :

Et ce vieux senateur luy montre encor Ardée,

Par le pere de Turne autresfois possedée.

De là, vers Antium, cét homme le conduit,

Où du grand Ciceron la mort fit tant de bruit :

Il luy fait remarquer la ville de Minturne ;

La ville de Capouë, et le fleuve Vulturne ;

Le beau fleuve Lyris, et l' isle de Circé ;

Isle abondante en fruits au vieux siecle passé.

Il luy fait voir apres des thermes magnifiques ;

Des temples démolis ; de superbes portiques ;

De larges aqueducs, artistement conduits ;

Des theatres pompeux, et des palais destruits.

De là, pour rendre encor son ame satisfaite

Avec peu de travail il luy fait voir Gayete :

Et ce vase fameux doctement achevé,

Où sur du marbre blanc Mercure est veu gravé ;

Où Lucothoé dance avecques les bacchantes ;

Où les satyres sont meslez aux coribantes ;

Où l' on croit presqu' oüir le son des instrumens ;

Et dont l'or enrichit les rares ornemens.

Il guide apres ses pas, assez loin de la ville,

Au celebre tombeau du celebre Virgile :

Qui pres du Pousilipe autrefois eslevé,

De l' injure des ans est encor conservé.

O prince, luy dit-il, aussi vaillant que juste,

Puisse un jour vostre gloire avoir le sort d'Auguste :

Puisse un autre escrivain par la fatalité,

Consacrer vostre nom à l'immortalité.

A ces mots il passe outre, et fait voir au monarque,

Du temple de Castor l'illustre et belle marque :

La haute piramide, et dans ces mesmes lieux,

En marbre fort luisant, l'image de trois dieux.

L'on connoist Apollon à son trepied delphique :

Cibele a dans ses mains la corne magnifique

Où la riche abondance a mis du fruit nouveau ;

Et le fleuve Sebethe y tient un grand roseau :

Apuyé sur son urne, où l'adroite sculpture

Fait boüillonner son onde autant que la nature.

Apres il luy fait voir, mais en esloignement,

Du Vesuve flambant le rare embrazement :

Vesuve merveilleux, montagne renommée,

Qui pousse à gros flots noirs l' eternelle fumée :

Mont qui vomit la flâme, et le souphre escumeux ;

Mont que la mort de Pline a rendu si fameux.

Vers le plus bel endroit de toute la province,

Vers Baye et vers Poussole, il conduit ce grand prince :

Et luy fait remarquer sous les monts d'alentour,

La merveilleuse voûte où penetre le jour.

Il luy montre un objet dont l'oeil est idolastre :

Un cercle de rochers fait en amphitheatre :

Où le lac d'Anian, tranquile et transparent,

De l'argent le plus pur n'est gueres different.

Pres des lieux enchantez où sont ces eaux dormantes,

Il fait voir au heros des cavernes fumantes,

Où l'on brusle en hyver aussi bien qu'en esté,

Et qui par la chaleur redonnent la santé.

Le lac qui ressuscite, et la grote qui tuë,

Font alors qu'Alaric semble estre sa statuë :

Ce prodige l' estonne, et le surprend si fort,

Voyant ainsi passer de la vie à la mort ;

Et repasser apres de la mort à la vie ;

Qu' il ne sçait que penser dans son ame ravie ;

Qu' il ne sçait que juger d' un miracle estonnant ;

Aussi rare en effet, comme il est surprenant.

Deux temples eslevez sur les sablons humides,

Le premier à Neptune, et l'autre aux Nereïdes,

Temples où l'art des Grecs paroist de toutes parts,

Du vaillant roy des Goths arrestent les regards.

On luy fait voir encor vers le bout de la plaine,

Comme une autre merveille, une rare fontaine,

Qui dans un element qui n'a rien que d'amer,

Conserve sa douceur au milieu de la mer.

Il est apres conduit aux ruines superbes,

De Cumes que l'on voit gisante entre les herbes :

Et le vieux magistrat luy montre en cét endroit,

L'antre que la Sybille autrefois habitoit.

Ce prince curieux voulant voir ce bel antre,

Traverse les buissons ; monte au rocher ; puis entre :

Et comme on le veut suivre, un grand et fier serpent,

A longs plis ondoyans sur la roche rampant,

Montre d'azur et d'or, sa belle peau couverte ;

Ses yeux rouges de feu sous une escaille verte ;

Et comme l'arc d'Iris, où tel qu'on voit les fleurs,

D'un esclat variant il fait voir cent couleurs.

Il siffle horriblement contre ceux qu'il regarde :

Et d'une triple langue à tous momens il darde :

Il occupe l'entrée, et deffend le rocher,

D'où les plus resolus n'oseroient aprocher.

Le heros cependant s'enfonce dans la grotte :

Il la voit spacieuse, et superbement haute :

L'art comme la nature en a fait la beauté,

Et ce prince est surpris de cette nouveauté.

Sa voûte mosaïque, et de lapis formée,

De mille estoiles d'or en tous lieux est semée :

Et ses murs marquetez de nacre et de coral,

Meslent la cornaline, et le jaspe au cristal

Alaric estonné de sa magnificence,

Toujours plus curieux, la regarde et s'avance :

Et comme il cherche à voir les beaur-tez de ces lieux,

La Sibylle elle mesme aparoist à ses yeux

D'une mante à la grecque à l'espaule attachée

La beauté de sa taille est à demy cachée :

Et ses cheveux espars tombent à flots d'argent,

Negligemment serrez d'un bandeau negligent.

Les rides qu'on luy voit, marquent bien son grand âge,

Mais la majesté regne encor sur son visage :

On voit qu'elle fut belle ; et ses traits effacez,

Conservent quelque esclat de leurs attraits passez.

Le roy, sans s' estonner, la regarde ; l'admire ;

Se souvient qu'un hermite a sceu la luy predire ;

Et la chaste Sybille aprochant du heros,

Fait retentir la grote, et luy tient ces propos.

Prince l'honneur du Nord, et sa plus grande gloire,

Ta couronne s' aproche ainsi que ta victoire :

Apres tant de travaux, apres tant de combats,

Rome s'en va tomber sous l'effort de ton bras.

Oüy, la reyne du monde, ô prince heureux et brave,

Pour la seconde fois va devenir esclave :

Et l'amour et l'honneur, invincible guerrier,

Vont couronner ton front de mirthe et de laurier.

Ta victoire est certaine, et sa prise infaillible :

Le dieu de l'univers, à qui tout est possible ;

A qui tout obeït, du couchant au matin ;

En a determiné l'immuable destin :

Il va recompenser ta vertu sans seconde :

Et le grand nom des Goths va remplir tout le monde.

Je voy, je voy desja le brave Genseric ;

Je voy, je voy desja le grand Theodoric ;

Enchaisner de nouveau le Tibre sur sa rive,

Et donner d'autres fers à ta grande captive.

Je voy desja ton fils, Adolphe glorieux,

Eslever comme toy son renom jusqu'aux cieux :

Regner en Italie, et par plus d'une guerre,

Et par ses grands exploits faire trembler la terre.

Preste, preste l'oreille attentive à ma voix :

Elle te va montrer une suite de rois,

(Invincible heros que la gloire environne)

Qui tous doivent porter ton sceptre et ta couronne ;

Paroistre sur ton thrône ; et bien loin dans les temps,

Renouveler le bruit de tes faits esclatans.

Je ne te parleray que de ceux dont la gloire,

Leur fera meriter une place en l'histoire :

Et qui dans les travaux rencontrant leurs douceurs,

Seront dignes un jour d'estre tes successeurs.

Biorne vient le premier, ce prince magnanime,

Qui de Charles Le Grand meritera l'estime :

De ce grand empereur, le heros des François :

Peuple allié des Goths pour la premiere fois.

Ce brave et sage roy, par sa haute prudence,

Mettra dans ses estats, la paix et l'abondance :

Et ce grand politique, en aspirant aux cieux,

Vivra tousjours paisible, et mourra glorieux.

A travers l'advenir, caché dans les tenebres,

J' aperçoy de Sivard les conquestes celebres :

Et je voy par la mort des plus fameux guerriers,

Ce vainqueur de Norvege acquerir cent lauriers.

Je voy Charles apres, ces lauriers sur la teste,

De ses propres estats faire enfin la conqueste :

Et tantost rigoureux, et tantost plus humain,

Avoir tousjours l' espée, ou le sceptre à la main :

Punir, ou pardonner, et domptant le rebelle,

Rendre son thrône ferme, et sa gloire immortelle.

Ingeval qui le suit, par ses rares vertus,

Fera voir sous ses pieds les vices abattus :

Et mourant dans un feu qu'allumera l'envie,

Rendra sa mort brillante aussi bien que sa vie.

Je voy le digne fils d'un si genereux roy,

Olaüs des Danois la terreur et l' effroy ;

Repousser vers leurs bords leurs armes tyranniques ;

S' eslever un trophée aux rivages baltiques ;

Et fonder une paix pour se mieux signaler,

Que tous ses ennemis ne pourront esbranler.

Je voy son fils Ingo l' esgaler en merite ;

Vaincre le Russien ; vaincre le Moscovite ;

Triompher glorieux, dans cent et cent combats ;

Et jusqu'au Tanaïs faire sentir son bras.

Je voy le grand Erric, ce foudre de la guerre,

Des fiers peuples du Nord plus craint que le tonnerre,

Soustenir les efforts de leur choq furieux ;

Et meritant le nom de roy victorieux,

Vaincre le Filandois, le Prusse, et le Curete ;

Adjouster terre à terre, et défaite à défaite ;

Et par les grands exploits de sa vaillante main,

Devenir l'allié de l'empire romain.

Erric son successeur, prince pieux et sage,

Les delices des Goths, et l'honneur de son age,

Par les soins qu'il aura de cette region,

Affermira la paix, et la religion.

Le second Olaüs en imitant son zele,

Brillera d'une gloire, et plus grande, et plus belle :

Et recevant partout des honneurs immortels,

Il acquerra le nom de l' appuy des autels.

Hacquin, nommé le roux, dans les mesmes provinces,

Paroistra quelque jour le plus juste des princes :

Et sans avoir besoin de ses braves exploits,

Sa force luy viendra de la force des loix.

Stenchil, dont la vertu sera bien secondée,

Conservera la paix que l'autre aura fondée :

Et son regne tranquile, et remply de bonheur,

Remplira ses estats de richesse et d'honneur.

Ingo suivant sa trace, obtiendra mesme gloire ;

Fera benir aux siens son illustre memoire ;

Et par sa pieté, ce roy devotieux,

Passant d'un regne à l'autre, ira regner aux cieux.

Tout bien de sa nature estant communicable,

De la vertu d'Ingo, ce prince remarquable,

Viendra celle d'Halstan qui luy succedera ;

Qui remplira sa place ; et qui l' imitera.

Ce roy fera des loix, si justes et si bonnes,

Qu'elles seront l' esclat et l' appuy des couronnes :

Et les princes bannis de leur propre sejour,

Trouveront un azyle au milieu de sa cour.

Le prince des Danois poursuivy par son frere,

N'aura plus en ce lieu la fortune contraire :

Et la bonté d'un roy qui sera son suport,

Sauvera ses debris, et deviendra son port.

De Philipe son fils la haute renommée,

Sera dans l' univers en tous endroits semée :

Bien avec ses sujets ; bien avec ses voisins ;

Dans un profond repos couleront ses destins :

Et ce monarque sage autant que magnifique,

Fondera puissamment la fortune publique.

En suite un autre Ingo, fils d'un si prudent roy,

Sera l'amour des bons, et des meschans l' effroy :

Et suivant en tous lieux la vertu paternelle,

On le verra briller d'une gloire eternelle.

Encore un autre Erric se fera voir fameux,

Imitera ces roys, et sera grand comme eux :

Et loin de s'enrichir en commettant des crimes,

Il n'exigera point des tributs legitimes ;

Il n'accablera point son estat oprimé ;

Se croyant assez riche, estant assez aymé.

Charles qui le suivra, de despoüilles conquises,

Ornera richement les superbes eglises :

D' Alvastre et de Saba les sacrez bastimens,

Seront de sa vertu d' eternels monumens :

Et leur magnificence, et leur belle structure,

Porteront sa memoire à la race future.

Erric prince paisible, Erric prince clement,

Sera veu sans colere, et sans ressentiment :

Et sa rare bonté, l'amour de ses provinces,

Luy fera tenir rang entre les meilleurs princes.

De Jean son successeur le naturel pieux,

De la terre dans peu le mettra dans les cieux :

Et sa grande splendeur à peu d'autres seconde,

Ne sera qu'un esclair sur la face du monde.

Aprés, un autre Erric, triomphant, abattu ;

Heureux, et malheureux, fera voir sa vertu :

Et par cette vertu, si grande et peu commune,

Il sçaura mesnager l'une et l'autre fortune :

Et tousjours resistant aux caprices du sort,

Apres divers combats il sera le plus fort.

On le verra passer de l'exil à la gloire ;

De la couronne aux fers ; et puis à la victoire :

Et par cent grands exploits signalant son pouvoir,

Ses rebelles sujets rentrer dans leur devoir.

Birger apres Erric possedant le royaume,

Ira bastir un lieu qu'il nommera Stokolme :

Et transferant de Birch, et son thrône, et sa cour,

En accroistra l' esclat en changeant de sejour :

Et fera renommer par mille voix publiques,

Et le lac de Meler, et les ondes balthiques.

Je voy, je voy d' icy, l'orgueilleuse Albion,

Insolente, superbe, et fiere nation,

Sous l'invincible bras de Chrystofle abattuë ;

Prince digne par là de plus d'une statuë :

Prince qui domptera son indomptable orgueil ;

Qui luy fera des flots un humide cercueil ;

Qui battra sur la mer sa flotte espouventée ;

Et chassera bien loin son audace affrontée.

Stenon, prince modeste, à son tour regnera :

En refusant le sceptre il le meritera :

Et d'une academie à peu d'autres esgale,

Il ornera son regne, et la ville d'Upsale ;

Aymera les beaux-arts ; domptera les Danois ;

Et trouvera sa place entre les sages rois.

Quatre regnes apres, le genereux Gustave,

Montera sur le thrône ; et prudent comme brave,

Abattra des tyrans le pouvoir orgueilleux ;

Aura par sa valeur des succés merveilleux ;

Des princes electifs abolira l'usage ;

Et d'un plus grand Gustave, estant le grand presage,

Apres avoir dompté cent et cent combatans,

Regnera plein de gloire, et regnera long-temps.

Par Erric apres luy la Suede regie,

Verra ce docte roy sçavoir l'astrologie :

Heureux si par cét art on luy voyoit prevoir,

Qu'il perdra quelque jour son thrône et son pouvoir.

Jean son frere à son tour, portera la couronne :

Je voy que des sçavans la troupe l'environne :

Qu'il est sçavant luy-mesme, et que par les beaux-arts,

Son renom glorieux volle de toutes parts.

Il affermit par là sa grandeur souveraine ;

Des doctes de son temps je le voy le mecene ;

Et le divin rayon qui m' esclaire aujourd' huy,

M'aprend que peu de roys seront plus grands que luy.

De Sigismond son fils je prevoy l' avanture :

Le ciel dans mon esprit en trace la peinture :

Enfin je voy quitter à ce prince craintif,

Le sceptre paternel pour un sceptre electif ;

Preferer la Pologne aux provinces gothiques ;

Et perdre un thrône apres, par ses fautes publiques.

Je voy Charles son oncle eslevé dans son rang,

Autant par ses vertus, que par les droits du sang :

Prince digne en effet, de la grandeur royale ;

Prince qui dans son temps n'aura nul qui l' esgale ;

Prince pour qui le sceptre est un indigne prix ;

Et le plus grand des roys, s'il n' avoit point de fils.

Mais comme le soleil par sa clarté premiere,

Obscurcit tout esclat, et toute autre lumiere ;

De Gustave Le Grand, les merveilleux exploits,

Effaceront un jour l'honneur de tous les rois.

Ce Phoenix glorieux qui viendra de ta cendre,

Passera de bien loin les hauts faits d'Alexandre :

Et lors que le destin le mettra sur les rangs,

Il destruira le bruit de tous les conquerans.

Je le voy, je le voy, d'une course subite,

Passer du fier Danois au plus fier Moscovite :

Contre les Polonnois faire divers combats ;

Les attaquer, les battre, et signaler son bras.

Je voy plus d'une reyne, et confuse, et jalouse,

Par le choix qu'il fera de son illustre espouse :

Du sang de Brandebourg la sage Eleonor,

Tirera des bontez dignes du siecle d'or :

Le monde luy devra le plus beau de sa gloire ;

L'objet de l'univers ; l'ornement de l'histoire ;

La vertu triomphante, et le vice abattu,

Et le vivant portrait de la haute vertu.

Invincible Alaric, je parle de Christine,

Fille d'un grand esclat, que le ciel luy destine :

Princesse incomparable en rares qualitez,

Et le plus haut degré de tes felicitez.

D'un prince palatin j' aperçoy la naissance ;

J' aperçoy sa conduite esgale à sa puissance ;

Et je voy de ses fils le courage et la foy,

Servir utilement la fille de ce roy ;

Signaler leur merite ; acquerir de l'estime ;

Faire briller leurs noms d'un esclat legitime ;

Et par mille vertus esgales à leur rang,

De ce vainqueur de l'aigle estre le digne sang.

Je voy son connestable imiter sa vaillance ;

La garde, grand en coeur aussi bien qu'en prudence ;

Digne fils d'un François illustre et genereux ;

Fils digne de sa charge, et d' estre autant heureux ;

Digne d'avoir tousjours la fortune prospere ;

Digne fils en un mot d'un fort excellent pere ;

Et pere encor apres d'un plus excellent fils,

Esclatant d'un merite, et sans pair, et sans prix.

Je le voy, je le voy mary d'une princesse,

Illustre en ses vertus ainsi qu'en sa noblesse :

Et son frere allié du noble sang de Spar,

Qui de la belle Ebba veut suivre le beau char.

Je voy, je voy Gustave, allié de la France,

Tenir par ses desseins l'univers en balence :

Et malgré tout l'empire, et cent peuples armez,

Estre le protecteur des peuples oprimez.

Je voy le grand Loüis, je voy le grand Gustave ;

L'un monarque puissant ; et l'autre heureux et brave ;

Mesler leurs bataillons comme leurs interests ;

Et couvrir de leurs camps, l'Ardenne et ses forests.

D'un ministre françois le merveilleux genie,

De ces deux conquerans formera l'harmonie :

Et le grand Richelieu joindra tousjours le sort,

Du heros de la France, et de celuy du Nord.

Je voy, je voy Gustave, arbitre de la terre,

Plus aymé que le jour ; plus craint que le tonnerre ;

Fier aux peuples armez ; doux aux peuples soûmis ;

Et reveré de tous, jusqu'à ses ennemis.

Je le voy, je le voy par sa valeur vantée,

Faire trembler le Tibre, et l'aigle espouventée :

Et je voy Rome encore au bruit de ses exploits,

Croire voir Alaric une seconde fois.

Je voy, je voy desja, sous le bras d'un Hercule,

Le Danube, le Rhein, la rapide Vistule,

Trembler comme le Tibre, et plongeant sous leurs eaux,

Aller cacher leur honte au milieu des roseaux.

Je voy du fort Volgast tresbucher les murailles,

Sous un bras animé par le dieu des batailles :

Et le fleuve Suvein, apres cent maux souffers,

De la main du vainqueur prendre ses premiers fers.

Apres, poussant plus loin sa valeur infinie,

Je le voy triompher de la Pomeranie :

Vollin, Camin, Stetin, en recevoir la loy ;

Et leur duc Bogislaus aux pieds de ce grand roy.

En suite vers Stagart, je luy voy tourner teste ;

Augmenter de ce fort, son illustre conqueste ;

Et par l'adroit mineur faisant sauter sa tour,

Imprimer de la crainte aux villes d'alentour.

De là, poussant plus loin les guerrieres alarmes,

Dambgarten et Rubnis, tomberont sous ses armes :

Et par une escalade emportant ce dernier,

Son brave gouverneur sera fait prisonnier.

En suite un chef romain, qu'on nommera Savelle,

Osant luy disputer une palme si belle,

Il deffera sa troupe, et le comblant deffroy,

Fera marcher apres la terreur devant soy.

De là passant l'Oder, et suivant sa victoire,

Le fort Griffenhagen le couvrira de gloire :

Et la place emportée avec un si grand coeur,

Fera voller bien loin le renom du vainqueur.

De là faisant marcher les troupes si vaillantes,

Neubrandebourg verra ses enseignes volantes :

Ouvrira ses portaux, et recevra le char,

Triomphant et pompeux de ce nouveau Cesar.

De là poussant tousjours ses hautes destinées,

Damin verra briller ses armes fortunées :

Et Savelle vaincu pour la seconde fois,

En luy rendant la place en recevra des loix.

Furstenvald, Zedenic, auront mesme avanture :

Et pour porter son nom à la race future,

Ce vaillant roy des Goths, aussi brave que fort,

Ira prendre d'assaut le celebre Francfort.

Je voy, je voy d'icy les troupes estonnées,

S' esloigner en fuyant des tours abandonnées :

Et pour n'attendre point ce demon des combats,

Se jetter dans le fleuve, et d'un haut pont en bas.

Je voy tomber dans l'eau ces troupes pesle-mesle ;

Pleuvoir parmy les flots une funeste gresle ;

Et je voy la riviere estaler sur ses bords,

Entassez l'un sur l'autre, hommes et chevaux morts ;

Machines, chariots, armes, drapeaux, bagages,

Spectacle espouventable aux plus fermes courages.

En suite vers Lansberg ce fameux conquerant,

Tel qu'un fleuve irrité qui triomphe en courant,

Traversant des marets jugez inaccessibles,

Fera voir sur ses murs ses armes invincibles :

Et dans les camps de Rep battant ses ennemis,

Ne trouvera plus rien qui ne luy soit permis.

De là vers Brandebourg faisant filer l'armée,

Et voller devant luy sa haute renommée,

Cette importante ville, au haut de ses ramparts,

Fera voir du vainqueur les fameux estandarts.

En suite vers Berlin faisant fondre l'orage,

Un des sept electeurs viendra luy rendre hommage :

Et dans Grisevald pris, confesser à genoux,

Qu' il n' est rien d' impossible à l' effort de ses coups.

Apres, par le secours de ce foudre de guerre,

Les ducs de Meklebourg rentreront dans leur terre :

Et par ses grands exploits leur valeur eschauffant,

Gustrau le recevra pompeux et triomphant.

De là traversant l'Elbe, et campant sur la rive,

On verra Tangermund sa premiere captive :

Ville qu'imiteront, et Verben, et Stendel,

Luy couronnant le front d'un laurier immortel.

De là dans une nuit esclatante de gloire,

Il aura sur Tilly sa premiere victoire :

Tilly vieux et grand chef, qui dans mille combats,

Aura pû signaler, et sa teste, et son bras :

Et l'invincible roy, dés la premiere atteinte,

Enlevant six quartiers le remplira de crainte :

Puis retournant au camp tout chargé de butin,

Il luy fera prevoir quel sera son destin.

Cependant ce vieux chef, honteux de sa disgrace,

D'un genereux despit ranimant son audace,

Viendra teste baissée avec ses bataillons,

Attaquer son vainqueur jusqu'en ses pavillons.

Je voy, je voy d'icy la sanglante meslée ;

Je voy de ce guerrier la valeur signalée ;

Valeur opiniastre, et pleine de chaleur ;

Mais je voy tout d'un temps, sa fuite et son malheur.

Je voy le grand Gustave aussi craint que la foudre,

Aux plus desterminez faire mordre la poudre :

Sortir comme un lion de ses retranchemens ;

En repousser bien loin les plus fiers regimens ;

Mettre tout en desordre, ou plutost tout en fuite ;

Montrer esgalement sa force et sa conduite ;

Paroistre esgalement capitaine et soldat ;

Et revenir couvert de poussiere et d' esclat :

Renvoyant l' ennemy que sa vaillance dompte,

Esgalement couvert, et de sang, et de honte.

Horn, et Tot, Baudisen, et le genereux Spar,

Secondant les efforts du courageux Weimar ;

Imitant la valeur de leur brave monarque ;

Donneront de la leur une fameuse marque ;

Et par leurs actions ils auront merité,

Que quelqu' un les consacre à la posterité.

Je voy, je voy d'icy le langrave de Hesse,

Et l' electeur de Saxe accomplir leur promesse :

Venir aux pieds du roy tous pleins d'affection ;

Et mettre leurs estats en sa protection.

Je voy, je voy d'icy la bataille fameuse,

Qui portera l' effroy jusqu'aux bords de la Meuse :

Je voy pres de Leipsic les bataillons meslez,

Faire comme à l' envy cent exploits signalez :

Cent escadrons rompus ; cent autres qui resistent ;

Mille guerriers tombez ; mille autres qui subsistent ;

Et parmy ce desordre, et ce choq furieux,

Le roy perçant les rangs ; le roy victorieux.

Hall, Teuffel, et Banier, genereux capitaines,

Signaleront leur nom en ces terres loingtaines :

Et dans un si grand jour ne perdant point de temps,

Se feront remarquer entre les combatans.

Liliheuc, Witemberg, Braa, Duvalt, Lilie,

Chefs par qui dans ces lieux plus d'un bataillon plie,

Le Comte De La Tour, et le brave Sthalench,

Le vaillant Konismarc, et le genereux Sleng,

Feront voir à leur roy dans ces fameuses plaines,

Qu'ils tiennent en leurs mains les victoires certaines :

Et que dans les perils il n'est point de lauriers,

Que ne puissent cueillir de si braves guerriers.

Enfin je voy Tilly, qui vainement travaille,

Abandonner son camp, et le champ de bataille :

Et je voy le vainqueur, apres ses grands efforts,

Marcher sur les drapeaux, les armes, et les morts.

Mais n' estant pas content d'une si haute gloire,

Il ira recueillir le fruit de sa victoire :

Prendre Leipsic et Hall ; attaquer Morisbourg ;

Et l'emporter apres aussi bien que Moersbourg.

De là ce conquerant passant en franconie,

Y fera redouter sa valeur infinie :

Et d'Erfurt sans combat se rendant possesseur,

S'y fera des sujets vaincus par sa douceur.

De là faisant marcher ses troupes parmy l'ombre,

La forest de Thuringue, aussi verte que sombre,

Ne l' empeschera pas, ayant marché trois jours,

D'arborer dans Mansfeld ses drapeaux sur ses tours.

La comté d' Henneberg, et plus de trente places,

Par la mesme valeur suivront les mesmes traces :

Et l'invincible roy, que l'univers craindra,

Tel qu'un autre Cezar, viendra, verra, vaincra.

De là, ce grand heros semblant avoir des charmes,

Sur les rives du Mayn ira porter ses armes :

Et de l'orgueil d'Austriche esteignant le flambeau,

Luy faire de Wursbourg un superbe tombeau.

A l' aproche d'un prince à qui rien ne resiste,

Vertheim et Rotembourg suivront la mesme piste :

Et Picolomini, chef adroit et vaillant,

Sur les bords de Tauber fuira cét assaillant :

Apres que par son bras ses troupes renversées

Et pleines de terreur, se verront dispersées.

Là son grand chancelier, qui le suivra tousjours,

Viendra joindre son maistre avec un grand secours :

Prendre part à ses soins comme à sa confidence,

Et signaler son nom par sa haute prudence.

Là le fier Bavarois, et le prince lorrain,

Seront mis en des-route, et perdront le terrain :

Et l'immortel heros que la gloire environne,

Aura plus d'un trophée, et plus d'une couronne.

Hanau prenant des fers de son illustre main,

L' esprouvera vainqueur aussi juste qu'humain :

Et le brave Haubald secondant son envie,

Portera ses drapeaux dans la Vetteravie :

Et faisant redouter les armes de son roy,

Gagnera cent lauriers pour son prince et pour soy.

Ce monarque abaissant les plus superbes testes,

Sur un autre Francfort estendra ses conquestes :

Et d'un autre electeur occupant tout l' estat,

Fera briller sa gloire avec un grand esclat.

De là poussant plus loin sa fortune invincible,

A qui rien ne resiste ; à qui tout est possible ;

Le Rhein, le fameux Rhein sentira ses efforts ;

Verra ce conquerant occuper ses deux bords ;

Affermir en ces lieux sa fatale puissance ;

Et passant sur ses flots, triompher de Mayence.

Trente forts importans en recevront la loy :

Ne devront leur salut qu'à leur prudent effroy :

Qui sans rien disputer à des troupes si fortes,

Leur fera sagement ouvrir toutes leurs portes ;

Leur fera sagement implorer les bontez,

Du vainqueur triomphant qui les aura domptez.

Les villes du Necar ; celles de la Moselle ;

Luy fourniront encor une palme nouvelle :

Et l'Elbe et le Veser, imitant le Necar,

Quatre fleuves fameux suivront alors son char.

Creusnach opiniastre en portera la peine :

On luy verra dompter sa resistance vaine :

Et j'y voy le soldat, tout chargé de butin,

Punir le vain orgueil de ce peuple mutin.

Je voy Tilly fuyant, perdre sa renommée ;

Traverser le Danube avecques son armée ;

Et le Danube alors vainement traversé,

Voir sur ses bords fameux, son orgueil renversé.

Je voy, je voy du Lech, le dangereux passage,

Estre un foible rampart contre un si grand courage :

J'y voy ce grand heros meriter son bonheur ;

Et Vrangle genereux s'y couvrir tout d'honneur.

Je voy, je voy Tilly tomber au bord du fleuve ;

Y donner de son coeur une derniere preuve ;

Et tenir en mourant son sang bien employé,

Par la gloire du bras qui l' aura foudroyé.

Cent villes pour le moins suivront son avanture :

Et Gustave admirable à la race future,

Meritant presque alors l'encens et les autels,

Couronnera son front de lauriers immortels.

Je voy ce conquerant, malgré la resistance,

Aller boire les eaux du grand lac de Constance :

Porter par tout la mort ; porter par tout l' effroy ;

Et toute la Baviere en recevoir la loy.

Je voy trembler Cologne et Treves qui frissonne :

Les mythres cederont alors à la couronne :

Oüy je voy ce heros combatre au premier rang ;

Mais tout couvert de gloire aussi bien que de sang.

Au camp de Norimberg, je voy cét autre Alcide,

Enfermer de Walstein la puissance timide :

Et je voy Torstenson, chef brave et plein de coeur,

Servir utilement son monarque vainqueur.

Des hauts murs de Strasbourg, je voy courber l'audace ;

Flechir devant ce prince ; en obtenir sa grace ;

Implorer sa clemence ; exciter sa pitié ;

Et n'avoir de salut que dans son amitié.

Je voy Prague en un mot, et toute la Boheme,

Luy ceder au seul bruit de sa valeur extreme :

Et de mille citez, je voy l'orgueil à bas,

Par l'effort sans pareil de ce dieu des combats.

Oüy prince, souviens-toy que je te dis à Cumes,

Que l'aigle, peu s'en faut, perdra toutes ses plumes :

Que l'empire esbranlé sera tout prest à cheoir :

Que Rome tremblera, de crainte de le voir :

Et que ce conquerant, ce foudre de la guerre,

Quand Rome aura tremblé, fera trembler la terre.

Mais lors que ce monarque achevant son destin,

Sera comblé d'honneur, et chargé de butin,

On le verra passer, triomphant, plein de gloire,

Dans les bras de la mort, des bras de la victoire :

Et le monde entendra la renommée en deüil,

Chanter en mesme temps, son char et son cercueil.

Dans les champs de Lutz en son ardeur eschauffée,

Trouvera son tombeau ; mais sous un grand trophée :

Il mourra glorieux, de noble sang noyé,

Comme un foudre s' esteint quand il a foudroyé :

Et triomphant alors de l'aigle et de l'envie,

La grandeur de sa mort esgalera sa vie :

Et par le grand esclat d'un renom immortel,

Son superbe tombeau deviendra son autel.

Mille et mille lauriers sur son illustre cendre,

Germeront du beau sang qu'on luy fera respandre :

Les vivants par un mort seront encor battus,

Et ce prince vaincra lors qu'il ne sera plus.

Un camp, un camp entier, estonnant par le nombre,

Deviendra l' hecatombe offerte à sa grande ombre :

Et cent et cent boucliers, et cent et cent drapeaux,

Pendront tout à l' entour du plus grand des tombeaux :

Et les fameux débris d'une puissante armée,

Porteront jusqu'au ciel sa haute renommée ;

Porteront son grand nom aux bouts de l'univers ;

Et le feront chanter dans mille et mille vers.

Les siecles parleront d'un monarque si brave :

Le temps espargnera la gloire de Gustave :

Luy qui devore tout sauvera son renom :

Et l'obscur advenir verra briller son nom.

Mais apres cette mort esclatante et celebre,

La suite des progrés n'aura rien de funebre :

Son destin invincible, apres luy durera :

Et sa bonne fortune encor triomphera.

Une fille, ô prodige ! Apres cette disgrace,

Occupera son thrône, et remplira sa place :

Battra les ennemis qu'il aura combatus :

Et prenant à la fois son sceptre et ses vertus,

Remplira comme luy la terre universelle,

Du bruit illustre et grand de sa gloire immortelle ;

Comme luy fera voir mille perfections ;

Et deviendra l'objet de mille nations.

Je voy, je voy l' esclat que le ciel luy destine ;

Que du grand nom de Christ, elle aura nom Christine ;

Et que cette princesse, incomparable en tout,

Charmera l'univers de l'un à l'autre bout.

Des rivages glacez que bat l'onde balthique,

Aux rivages bruslans où se noircit l'Afrique,

Quelque vaste que soit cette immense grandeur,

Ce soleil esclatant portera sa splendeur.

Je ne te diray point qu'on luy verra des charmes,

Contre qui tous les coeurs auront de foibles armes :

Et qu'en elle on verra les merveilleux accords,

Des graces de l'esprit, et des beautez du corps.

Je ne te diray point que l'illustre princesse,

Aura de Thomyris, et le coeur, et l'adresse :

Et que cette amazone, aupres d'un grand cercueil,

Domptera des coursiers le noble et fier orgueil.

Je ne te diray point que la juste cadence,

La rendra merveilleuse en l' agreable dance :

Et que l'agilité, la grace, et les apas,

La feront admirer, et marqueront ses pas.

Toutes ces qualitez, aymables ou vaillantes,

Perdront tout leur esclat par d'autres plus brillantes :

Et le ciel les rendra ses moindres ornemens,

Par ses grandes vertus, par ses grands sentimens.

Oüy, c'est dans l'art des roys, c'est dans la politique,

Que ce nouveau Phoenix se fera voir unique :

Son regne glorieux viendra de son sçavoir :

Et ce solide apuy fondera son pouvoir.

L'on verra son esprit plus grand que les affaires :

Elle gouverneroit tous les deux emispheres :

Et l'immense fardeau qui fit courber Atlas,

Quelque pesant qu'il soit, ne l' esbranleroit pas.

Ce modelle accomply des reynes et des princes ;

Cét esprit animant de toutes ses provinces ;

Ce mobile premier qui fera tout mouvoir ;

D'un ordre tout puissant tiendra tout en devoir.

On luy verra des yeux d'Argus ou de Lyncée,

Qui sçauront penetrer dans l' obscure pensée ;

Qui liront l' advenir au coeur de ses sujets ;

Et qui descouvriront leurs plus cachez projets.

Comme il faut qu'on pardonne, et qu'il faut qu'on punisse,

L'on verra sa clemence esgale à sa justice :

Et comme ces vertus la doivent couronner,

L'une et l'autre à son tour, punir et pardonner.

Elle aura des bontez, tendres et sans esgales :

Mais voyant l' equité dans les vertus royales,

Cette ame de l' estat, cette image de Dieu,

Tiendra tousjours ses pas dans un juste milieu.

Par ces deux qualitez, dans ses provinces calmes,

On la verra paisible à l'ombre de ses palmes :

Et l' heroïne enfin, dans ses peuples vainqueurs,

Comme reyne des Goths, sera reyne des coeurs.

Si la tempeste arrive, et si l'orage gronde,

Elle verra sans peur l' esbranlement du monde :

Et son coeur intrepide, aussi hardy que fort,

Tiendra le tymon ferme, et trouvera le port.

Comme elle sçaura bien, cette illustre princesse,

Que la crainte de Dieu commence la sagesse ;

Et que cette sagesse est le souverain bien ;

Elle craindra le ciel, et ne craindra plus rien.

De l'orgueilleux Danois l'audace reprimée,

Fera voller partout sa haute renommée :

Du hardy Polonnois l'injuste ambition,

Perdra le vain espoir de sa pretention :

Et l'aigle de l'empire à ses pieds abattuë,

Deviendra l'ornement de sa belle statuë :

Et sur sa riche base arrestant les regards,

La fera triompher de l'orgueil des Cezars.

Une solide paix ; une paix triomphante ;

Que la justice anime, et que la gloire enfante,

A la superbe Austriche imposera la loy,

Et luy fera finir l'ouvrage d'un grand roy.

Les princes exilez rentreront dans leurs terres :

Sa main arrachera les semences des guerres :

Et cette belle main, d'un sceptre imperieux,

Fera son caducée, et la paix de ces lieux.

Toutes les nations, mesme les ennemies,

Laissant en sa faveur leurs haines endormies,

S'accorderont ensemble à chanter ses hauts faits,

Et la France et l'Espagne en paroistront en paix.

La France, ce royaume aussi puissant qu'illustre,

De sa chere amitié croira tirer du lustre :

Et tous ses grands autheurs, et tous ses beaux esprits,

La rendront immortelle ainsi que leurs escrits.

Alors de son grand lac ornant la molle rive,

De l'ombre des lauriers à l'ombre de l'olive,

On la verra passer ; cultiver les beaux-arts ;

Et sa gloire et son nom voller de toutes parts.

La charmante musique, et la rare peinture ;

L'art du globe solide, et la belle sculpture ;

L'art qui sçait eslever les pompeux bastimens ;

Et celuy qui des cieux fait voir les mouvemens ;

Tous, tous iront servir la merveille des reynes ;

Et l'on verra Stokolme une nouvelle Athenes :

Sa cour estant la cour du second des Cezars,

On verra l'amazone entre Apollon et Mars.

Mais, ô miracle estrange, et dont je m' espouvante !

Tous ces fameux sçavans la trouveront sçavante :

Ils iront pour l'instruire, elle les instruira :

Et cét astre du Nord qui les esbloüira,

Tout couvert de rayons dés sa pointe premiere,

Brillera de l' esclat de sa propre lumiere ;

N'empruntera rien d'eux ; et tel que le soleil,

Ne tiendra que de luy cét esclat sans pareil.

On l'entendra parler le langage d'Atique,

Langage tout ensemble, et doux, et magnifique,

En termes aussi beaux, enchantant les esprits,

Que si dans le lycée elle l' avoit apris.

On l'entendra parler le langage d'Auguste,

Aussi facilement, aussi bien, aussi juste,

Que si le grand Virgile, ou le grand Ciceron,

Avoient repassé l'eau de leur faux Acheron.

On l'entendra parler le langage de France,

Avec tant de justesse ; avec tant d' elegance ;

Avec tant d' ornemens ; que ses plus grands autheurs

Seront ses envieux, ou ses adorateurs.

On l'entendra parler le langage d'Espagne,

Avec la gravité qui tousjours l'accompagne :

Et comme si le Tage, et sa superbe cour,

Avoient receu l'honneur de luy donner le jour.

On l'entendra parler cette langue pollie,

Dont alors usera la fameuse Italie :

Mais avec tant de grace, et de facilité,

Qu'on en verra le Tybre, et l'Arne espouventé.

On l'entendra parler tous ces autres langages,

Dont les peuples du Nord parlent sur leurs rivages :

Et par une eloquence esgale à ses grandeurs,

Estonner et ravir tous leurs ambassadeurs.

Mais des siecles futurs ouvrant les portes closes,

Et pour passer icy des paroles aux choses,

Son merveilleux esprit, que le ciel me fait voir,

Charmera l'univers par son profond sçavoir.

Je ne puis t'exprimer ses hautes connoissances ;

De cét esprit divin les divines puissances ;

Ses efforts ; ses progrés ; cherchant la verité ;

Et ses vives clartez dans cette obscurité.

Cette aigle de courage et de force pourveuë,

Jusques dans le soleil attachera sa veuë :

Jusqu'au centre du monde abaissera les yeux :

Et sçaura s' eslever des abysmes aux cieux.

Pour un si grand esprit, dont je fais la peinture,

Rien ne sera caché dans toute la nature :

Il verra l'univers de l'un à l'autre bout :

Comme il sera plus grand, il le comprendra tout :

Les solides raisons, et les raisons subtiles,

Seront pour cette reyne esgalement faciles :

Les causes, les effets, l'ordre, et l' enchainement,

Trouveront un miroir en son clair jugement :

Et la philosophie en elle regardée,

Semblera rejalir vers l' eternelle idée :

Semblera retourner par un vol tout divin,

A l' eternel principe où doit estre sa fin.

O princesse excellente ! ô princesse admirable !

Et peu s'en faut encor, ô princesse adorable !

Le ciel te fera voir seule semblable à toy ;

Une reyne autrefois fut escouter un roy,

Mais tous les rois devroient escouter cette reyne :

De son renom fameux la terre sera pleine :

Et les siecles suivans amoureux de son nom,

Retentiront encor de ce fameux renom.

Cette haute vertu par mille doctes plumes,

Verra de ses portraits dans mille beaux volumes :

Mais portraits qu'un Apelle auroit peine à tracer ;

Mais portraits que le temps ne sçauroit effacer.

Les muses à l' envy d'une main liberale,

Formeront de leurs fleurs sa couronne royale :

Et la reyne imitant leur liberalité,

Sçaura bien meriter son immortalité.

Quand l'astre qui du ciel fait tomber la richesse,

Ne feroit les metaux que pour cette princesse ;

Et quand son influence, en travaillant à l'or,

N' auroit point d'autre objet que d'emplir son thresor :

Quand ce flambeau du monde encor plus magnifique,

Redoublant sa chaleur sur la terre gothique,

Y changeroit le plomb, et le cuivre, et le fer,

En ces riches metaux, cachez pres de l'enfer :

Cette ame grande et noble, autant que genereuse,

N' assisteroit pas mieux la vertu malheureuse :

Et ce coeur liberal, et ce coeur sans pareil,

Donneroit autant d'or qu'en feroit le soleil.

Mais l'art de le donner redoublera la grace :

De sa rare bonté l'on y verra la trace :

Et l'air de son visage, et le ton de sa voix,

Avec un seul bien-fait obligera deux fois.

Je la voy, je la voy, cette illustre amazone,

Quitter souvent le sceptre, et descendre du throsne ;

Carresser noblement un sçavant comme un roy ;

S'abaisser jusqu'à luy ; l' eslever jusqu' à soy ;

Et sans considerer l' esclat qui l'environne,

Preferer ses lauriers à l'or de sa couronne.

Voila grand Alaric, qui n' as point de rivaux,

Le prix de ta vertu comme de tes travaux :

Voila l'illustre prix que le ciel te destine :

Sois donc vainqueur de Rome, et l' ayeul de Christine.

Je ne te parle point des roys qui la suivront :

Car bien que cent lauriers leur couronnent le front,

Donnant un nouveau lustre à la grandeur royale,

Tous les siecles futurs n'auront rien qui l' esgale :

Nul d' entre les mortels ne peut si haut voller :

Et t'ayant parlé d'elle, il ne faut plus parler.

A ces mots disparoist la sybille cumée, (de Cumes)

Comme on voit disparoistre une vaine fumée :

Le roy sort de la grotte, et cét affreux serpent,

A cercles redoublez l'un sur l'autre rampant,

Rentre dans la spelonque, et le passage est libre,

A l'immortel heros qui doit vaincre le Tybre.

Il sort donc tout ravy de l' esclat glorieux,

De cét astre du Nord que promettent les cieux :

Et rejoignant les siens aupres de la caverne,

Il visite en passant le fameux lac d'Averne :

Et charmé des hauts faits dont il est bien instruit,

Il arrive à son camp au retour de la nuit.

Comme un amant heureux, retrace en sa memoire,

Pendant l'obscurité l'image de sa gloire ;

Revoit avec transport ces tableaux retracez ;

Et songe avec plaisir à ses plaisirs passez.

Ainsi le grand heros remet en sa pensée,

Le prix que l'on promet à sa peine passée :

Et tant que la nuit dure il songe aux grands exploits,

De la belle amazone, et de ces braves rois.

Mais à peine le jour vint esclairer les plaines,

Et blanchir les sommets des rochers des syrenes,

Que faisant battre aux champs il changea de sejour,

Animé par l'honneur, et poussé par l'amour.

Son ame par les deux doublement enflâmée,

Luy fit voir en un jour les feux de son armée :

Où meslant troupe à troupe, et ravy de la voir,

La belle Amalasonthe eut son premier devoir.

Injuste et bel objet, dit-il à sa maistresse,

Je viens mettre à vos pieds les despouilles de Grece :

Et presenter ensemble au maistre de mon coeur,

Les armes des vaincus, et l' ame du vainqueur.

Mais apres ce devoir, exempt de toute feinte,

Permettez à ce coeur de vous faire sa pleinte :

Puis que ne l'ayant plus, et vous l'ayant donné,

Avec peu de raison vous l'avez soupçonné.

Ha divine beauté dont j' adore les charmes,

Que vous connoissez mal le pouvoir de vos armes !

Puis que vous supposez qu'on leur peut resister,

Et que vous adorant, un coeur vous peut quitter.

Ce crime imaginaire est un crime impossible :

Pour sentir moins vos coups il faut estre insensible :

Et ne pouvant aymer ny changer qu'en perdant,

Vous bruslerez tousjours le coeur le moins ardent.

Repentez-vous, madame, et rendez-moy justice :

Connoissez mieux Rigilde, et sa noire malice :

Car pour me retenir dans mes premiers liens,

Vos charmes tous puissans n'ont pas besoin des siens.

Des beautez d'Albion les charmantes atteintes,

Dit-elle en souriant, authorisent mes craintes :

Excusent mes soupçons ; et font croire aysément,

Que ce que j' ay pensé n' est pas sans fondement.

Toutesfois comme on croit plus aysément encore,

Les choses qu'on desire au coeur qui nous adore ;

Deussay-je me tromper en cét espoir menteur,

Je deteste aujourd' huy le charme et l'enchanteur :

Et sans plus me servir de l'art d'un meschant homme,

Triomphez de mon ame aussi bien que de Rome.

A ces mots Alaric transporté de plaisir,

Adjouste flâme à flâme, et desir à desir :

Et pour se couronner, et la voir couronnée,

Marche vers les Romains la prochaine journée.

Mais le premier des roys ainsi que des amans,

N'eut pas plutost marché vers ses retranchemens,

Que Rigilde adverty du succés de la chose,

Et du dernier effort où son bras se dispose,

Plein d'un ardent despit se dispose à son tour,

Ainsi que son despart de troubler son retour.

Quoy demons, leur dit-il, une fille appaisée,

Rendra Rome captive, et sa conqueste aysée ?

Empeschons, empeschons, qu'on ne triomphe icy ;

Il y va de ma gloire, et de la vostre aussi.

Ne considerons plus le sort d'Amalasonthe :

Ce grand evenement nous couvriroit de honte :

Tout l'univers a veu mes faits et vos desseins :

Et nous serions vaincus avecques les Romains.

Cét honneur est trop grand pour qu'un homme l'obtienne :

Sauvons donc nostre gloire en empeschant la sienne :

Et malgré la fortune, et malgré les destins,

Eslevons son tombeau parmy les champs latins.

A peine l'enchanteur que la colere anime,

Eut formé le dessein de cét illustre crime,

Que cent et cent demons, hurlant horriblement,

L' exciterent encore à ce ressentiment :

Et n'aspirant qu'au sang, qu'aux morts, qu'aux barbaries,

Luy glisserent au sein de nouvelles furies.

Comme les aquilons dans les flots enfermez,

Les poussent au-delà des bords accoustumez ;

Les grossissent d' escume ; et malgré le rivage,

S' eslancent avec eux où se fait leur ravage.

Ainsi les noirs esprits au sein de l'enchanteur,

Enflent le fier despit qui luy grossit le coeur :

Et le poussant encore, au meurtre, à la vangeance,

Vont et le font aller d' esgale violence,

Où Valere et Tiburse occupent leurs regards,

A regarder le camp du haut de leurs ramparts.

Que sert de vous cacher la disgrace advenuë ?

Les Goths sont les vainqueurs, et la Grece est vaincuë,

Dit Rigilde à ces chefs, et j'ay veu de mes yeux

En l'espace d'un jour, deux combats furieux.

Mais dans l'un et dans l'autre, ô douleur sans esgale !

Le Grec a succombé sous l'effort du vandale :

Le bonheur d'Alaric l'a chassé de nos bords :

Et sa flotte qui fuit est bien loin de nos ports.

Cependant ce vainqueur revient couvert de gloire,

Tout superbe et tout fier d'une telle victoire :

Et le salut de Rome enfin desesperé,

Ne sçauroit plus venir que d'un coeur asseuré.

Portons donc nostre nom aux deux bouts de la terre :

Allons, allons brusler leurs machines de guerre :

Sans elles Alaric ne sçauroit nous forcer :

Et si nous les bruslons, c'est à recommencer.

En traversant le camp des troupes ennemies,

J'ay veu presques partout leurs gardes endormies :

Gardes en petit nombre, et dont le peu de soin,

Fait bien voir que leur prince en est encore loin.

Prenons l'occasion que le ciel nous presente :

Sauvons Rome, seigneurs, à cette heure importante :

Et sans nous amuser en discours superflus,

Profitons des momens qu'on ne retrouve plus.

Faisons une sortie en deux diverses portes,

Esgales en vigueur comme esgalement fortes :

L'une pour occuper tous les Goths à la fois :

L'autre pour embraser ces machines de bois :

Et devant qu'Alaric puisse revoir ses tentes,

Faisons briller partout des flâmes esclatantes ;

Et qu'il ne trouve plus avant qu'il soit un jour,

Que les cendres d' un camp à son pompeux retour.

Sortons, sortons Tiburse, alors respond Valere ;

Et tous deux emportez d'une noble colere ;

Et tous deux animez par l'enfer qui les suit,

Vont remplir tout le camp, et de flâme, et de bruit.

Valere, grand soldat, comme grand capitaine,

Va faire son attaque à la porte Capene :

Tiburse à l'Esquiline attendant le signal,

Cache au pied de ses tours plus d'un flambeau fatal :

Et pour voir le succés de sa noble pensée,

Le premier pousse alors une garde avancée :

La presse ; la poursuit ; la renverse aysément ;

Et du camp ennemy voit le retranchement ;

Tâche de l'emporter, et d'en rompre les portes,

Par l'effort impreveu de ses fieres cohortes.

Comme durant la nuit le rustique lassé,

Et du chaud qu'il a fait, et du travail passé,

Se resveille en sur-saut au bruit d'un grand orage,

Qui menace en tombant son espoir du naufrage :

Tel s' esveille Wermond d'armes environné,

Au bruit du grand assaut par le Romain donné :

Il y court, il y volle, et les troupes vandales,

Qui parmy les combats rencontrent peu d' esgales,

Filent toutes au lieu qu'attaque le Romain,

Et desja le soldat y combat main à main.

Au clair et pasle argent des rayons de la lune,

Le fer estincelant brille dans la nuit brune :

Et chacun à l' envy redoublant ses efforts,

Mille coups, mille voix, retentissent alors.

L'un tâche d'arracher la forte palissade ;

L'autre se prend aux pieux, et monte à l'escalade ;

Celuy-cy le repousse ; et cét autre à son tour,

Dans cette sombre nuit luy desrobe le jour.

Il tombe renversé sur les rangs qui le suivent ;

Mais sans s' espouventer, ces fiers guerriers poursuivent :

Et sans s' espouventer, les invincibles Goths,

Ne donnent à leurs bras, ny tréve, ny repos.

L'attaque est vigoureuse autant que la deffence :

Cette sombre victoire est encor en balence :

Encore la fortune est dans le mesme point :

Et le destin douteux ne se declare point.

Mais durant qu'en ce lieu tout paroist indomptable,

Vers l'autre bout du camp un bruit espouventable,

S' esleve en un instant ; et cent et cent flambeaux,

Brillent et font briller le Tybre aux noires eaux.

L'alarme se redouble, et la troupe enflâmée,

Porte l' embrazement dans le parc de l'armée :

Desja le feu s'augmente ; et sur les pavillons,

Desja la flâme rampe, et court à gros boüillons.

Tiburse le premier, avec la torche ardente,

Lance de toutes parts la flâme et l' espouvente :

Et mille comme luy jettent de tous costez,

D'un feu qui n' esteint point, les funestes clartez.

Partout l' embrazement laisse de rouges pistes :

Beliers à front d'airain ; catapultes ; balistes ;

Tours ; eschelles ; pontons, bastis artistement ;

Fascines ; gabions ; tout brusle en un moment. (tas de bois/ ca

Le feu se communique, et va de tente en tente :

Il s' accroist par le vent, et sa fureur s'augmente :

Et le camp qui s'allume, et qui brusle partout,

N'est plus qu'un grand brasier de l'un à l'autre bout.

Le Goth espouventé veut tâcher de l' esteindre,

Mais plus sa main travaille, et plus il voit à craindre :

Le feu plus fort que luy, par l'obstacle s' accroist :

Plus il y jette d'eau, plus affreux on le voit :

La cire avec la poix, le souphre et le bithume,

Rendent inestinguible un feu lors qu'il s'allume ;

Et la chaude matiere avecques luy courant,

Devore toute chose, et se va devorant.

Mais Wermond qui de loin aperçoit l'incendie,

Desespere en son coeur que l'on n'y remedie :

Ne sçait que devenir, ny que faire en ces lieux :

D'un costé l' ennemy se presente à ses yeux ;

A travers ses ramparts se veut faire une trace ;

Et de l'autre la flâme en bruyant le menace :

Sous differens aspects la mort se montre à luy :

Et par plus d'un malheur il a plus d'un ennuy.

Toutesfois à ses maux opposant sa constance,

Et tachant de les vaincre avec sa resistance,

Il abandonne aux siens le soin de son fossé ;

Va vers l' embrazement ; et court au plus pressé.

Mais le vaillant guerrier à peine a tourné teste,

Que Valere qui voit la flambante tempeste,

Pour retirer ses gents de ce retranchement,

Fait sonner la retraite, et marche promptement.

Tiburse d'autre part satisfait en son ame,

De voir partout le camp le desordre et la flame,

Imite son rival, et retourne aux ramparts,

Qu' on dit estre fondez par le grand fils de Mars.

De tout le campement de la nombreuse armée,

Wermond ne voit plus rien que cendre et que fumée :

Et ne pouvant tenir ses desplaisirs secrets,

L'infortuné qu'il est, pousse mille regrets.

Ha malheureux, dit-il, quelle est ta destinée,

Et quelle ta fortune à te nuire obstinée ?

Quel compte de son camp pourras-tu rendre au roy,

Qu'il commit à tes soins, qu'il commit à ta foy ?

Comment pourras-tu voir ce vainqueur de la terre,

Apres avoir perdu ses machines de guerre ?

Apres avoir destruit par tes soins negligens,

L'espoir des longs travaux de tant de braves gens ?

Cache-toy, cache-toy, lasche que l'on surmonte :

Ou pour mieux faire meurs, de regret et de honte :

Mais l' interest du roy dans cette occasion,

Doit pourtant l'emporter sur ta confusion.

Il faut l'instruire enfin de la perte advenuë ;

Il faut qu'à ce grand roy ta faute soit connuë ;

Et qu'un prompt messager volle pour l' advertir,

Qu' il fit un mauvais choix quand on le vid partir.

Il le dit, il le fait ; et le courrier fidelle,

Porte au grand Alaric la funeste nouvelle :

Qui la reçoit en prince, et ferme, et genereux,

Et qu'on voit tousjours grand, heureux, ou malheureux.

La fortune à beau faire, il faut qu'elle succombe,

Dit l'immortel heros, il faut que Rome tombe :

Et nous sçaurons trouver encor d'autres moyens,

Pour abaisser l'orgueil de ses fiers citoyens.

Marchons, marchons soldats, adjouste ce grand homme,

Rome a porté des feux ; portons des feux dans Rome ;

C'est aux vainqueurs des Grecs à punir les Romains ;

Des lauriers sur la teste, et des palmes aux mains.

Le camp fait ce qu'il dit ; tout marche, ou plutost volle :

Desja se montre à luy le haut du Capitole :

Et du haut de ses tours le Romain estonné,

Voit revenir ce roy, pompeux et couronné.

Comme le moissonneur qui voit fondre l'orage,

Perd en le regardant, et couleur, et courage ;

L'observe avec douleur ; en sent mille frissons ;

Et juge qu'il va perdre, et campagne, et moissons.

Ainsi du haut des murs la jeunesse romaine,

Voit venir ce grand corps qui s' estend dans la plaine :

Et presage en son coeur, pleine d' estonnement,

De ses mauvais destins le triste evenement.

Elle entend cent tambours, elle entend cent trompetes ;

Elle voit cent drapeaux, de cent troupes deffaites ;

L'aigle traisne par terre, et cent et cent captifs,

La suivent enchaisnez, pasles, mornes, craintifs.

Sur son beau char doré, la belle Amalasonthe,

Traisne Eutrope attaché, le front baissé de honte :

Et le grand Alaric superbement monté,

La regarde sans cesse, et marche à son costé.

Trois fois le long des murs ce beau triomphe passe :

Le Romain qui le voit, par là voit sa disgrace :

Il destourne les yeux d'un objet esclatant,

Et ne sçauroit souffrir ce qui luy desplaist tant.

Mais comme le soir vient, la beauté sans esgale,

Est conduite avec pompe à la tente royale :

Alaric la luy cede, et cét illustre amant,

Se separe à regret d'un objet si charmant.

Le malheureux Wermond accablé de tristesse,

N'osant le regarder, se cache dans la presse :

Mais le roy le descouvre, et d'un ton obligeant,

Au lieu de l'accabler d'un reproche outrageant,

Le flatte ; le console ; et malgré sa deffaite,

N'impute qu'au destin la faute qu'il a faite.

Alors tout se retire, et dans le camp destruit,

Chacun le mieux qu'il peut, cherche à passer la nuit :

Attendant qu'à loisir les prochaines vallées,

Reparent de leur bois tant de huttes bruslées.

Cependant Alaric se couche et ne dort pas ;

Se releve aussi-tost ; se promene à grands pas ;

Pense, resve, medite, imagine en soy-mesme ;

Considere sa perte, et la connoist extrême ;

Voit cent difficultez à la bien reparer ;

Craint ; mais ne cesse pas en craignant d' esperer.

Or apres cent discours de sa raison subtile,

Enfin il se resoud d'affamer cette ville ;

De chercher les moyens de le faire à propos ;

Et d'espargner par là le sang des braves Goths.

A peine le soleil vint esclairer ses tentes,

Que faisant prendre aux siens leurs armes esclatantes,

Il enceint de plus pres les murs de toutes parts,

Et pousse des travaux jusqu'au pied des ramparts.

Il aproche les ponts qu'il a mis sur le Tybre :

Le superbe Romain n' a plus que l' air de libre :

Et sans un grand secours vainement attendu,

Il voit Rome perduë, et se juge perdu.

Valere voit d'abord ce que le heros pense :

Tiburse son rival en connoist l'importance :

Et tous deux pour tâcher de sauver le Romain,

Sortent de temps en temps les armes à la main.

Chaque jour, chaque nuit, leur valeur se signale,

Mais à cette valeur l'infortune est esgale :

Et tousjours repoussez, ils connoissent enfin,

Que la grandeur romaine est proche de sa fin ;

Qu' Alaric est plus fort que la ville n' est forte ;

Et que la pasle faim en ouvrira la porte.

Ce monstre cependant, des regnes tenebreux,

Vient marcher à pas lents dans ce peuple nombreux :

Sa force est sa foiblesse, et ce nombre est sa perte :

Rome tiendroit long-temps, si Rome estoit deserte :

Mais ce nombre excessif qui la doit secourir,

Perit en gardant Rome, et Rome va perir.

Comme insensiblement les vivres se dissipent :

Et bien que les demons les flattent et les pipent,

L'on voit parmy le peuple en vain solicité,

La crainte, le chagrin, et la necessité.

Rigilde toutesfois par sa feinte allegresse,

Leur parle d'un secours de Ravenne et de Grece :

Et flattant leur espoir, aydé par les demons,

Court du matin au soir par la ville aux sept monts.

Invincibles guerriers, leur dit ce meschant homme,

Illustres deffenseurs de la gloire de Rome,

Delivrez vos esprits de ces vaines terreurs,

Par l'espoir du secours de deux grands empereurs.

L'un fait armer la Seine, et l'autre le Bosphore ;

L'un est prest à marcher, et l'autre marche encore ;

Et l' hyver rigoureux precipitant son cours,

Avec tous ses frimats vient à nostre secours.

Desja de froids glaçons les Alpes herissées,

Font transir dans le camp les troupes harassées :

Et de ces longues nuits les importuns momens,

Rebutent le soldat dans ses retranchemens.

Un peu de patience acheve vostre gloire ;

Vous donne un rang illustre en l'immortelle histoire ;

Et vous fait meriter, sans l' employ de vos mains,

Le nom que vous portez, le grand nom de Romains.

Conservez donc ce nom de maistres de la terre :

L'empire universel despend de cette guerre :

Et perdant ou sauvant l'univers foible ou fort,

Le sort des nations despend de vostre sort.

Comme on voit les oyseaux dans un bois solitaire,

Attendre l'aliment que va chercher leur mere :

Et monstrer par leurs cris, lors qu'ils n'en peuvent plus,

Qu'il est temps qu'elle vienne, et qu'ils soient secourus.

Ainsi le peuple alors dans sa douleur amere,

Attend ce grand secours qui n'est qu'une chimere :

Esleve en mesme temps, et le coeur, et les yeux,

Et pousse chaque jour mille cris dans les cieux.

Mais cependant la faim, ce monstre impitoyable,

Fait desja dans ce peuple un ravage effroyable :

Il a desja brouté l'herbe de ses ramparts ;

Et ces corps affoiblis tombent de toutes parts.

Une eternelle faim les tenaille sans cesse :

Tout, tout leur paroist bon pour chasser leur foiblesse :

Et jusques aux poisons cherchant à se nourrir,

Pour vivre ils vont manger tout ce qui fait mourir.

La rage se meslant à leurs douleurs extrêmes,

Ils se mangent l'un l'autre ; ils se mangent eux-mesmes :

Et l'âge le plus foible en estant englouty,

L'enfant rentre en un lieu dont il estoit sorty.

La mere impitoyable en fait sa nourriture,

En donnant de l'horreur à toute la nature :

Dieu suspend du demon l'invisible pouvoir :

Rigilde mesme en meurt, avec tout son sçavoir :

Et les morts à grands tas dans les places publiques,

Ne sont plus des Romains que les tristes reliques :

Et par un mal si grand qu'on ne le peut guerir,

Rome qui n'est plus Rome est preste de perir.

Ces fantosmes affreux, ces squelettes horribles,

Paroissent à la fois, et foibles, et terribles :

Leur aspect toucheroit tout coeur sans amitié :

Ils causent de la peur comme de la pitié :

Et malgré tant de morts, et tant de funerailles,

Ces cadavres armez veillent sur les murailles.

Cependant le temps passe, et le nouveau printemps,

Revoit encore aux mains tous ces fiers combatans :

Et l'astre des saisons recommençant l'année,

Voit triompher la mort dans la ville obstinée.

Mais la belle Probé, dans ce commun malheur,

De la compassion passant à la douleur ;

Et de cette douleur à l'adresse subtile ;

Veut essayer de perdre, et de sauver la ville.

Elle va donc trouver Valere son amant :

Et d'un ton à la fois pitoyable et charmant,

Vous voyez, luy dit-elle, ô deffenseur de Rome,

Que son triste salut est au-dessus de l'homme :

Que le peuple romain, du ciel abandonné,

Court à son precipice en aveugle obstiné :

Que le secours des Grecs est sans nulle aparence,

Et que Rome est sans pain, comme sans esperance :

Qu' elle s' en va perir ; et qu'un sejour si beau,

Et qu'un lieu si fameux n'est plus qu'un grand tombeau.

Laissez-vous donc toucher à l' excés de ses peines :

Et puis que le ciel veut que nous portions des chaisnes,

Et que les Goths par luy couvrent les champs latins,

Cedons, cedons Valere à nos mauvais destins.

Je sçay que c'est ce soir que vos foibles cohortes,

Veilleront aux ramparts, et garderont nos portes :

Perdez-nous, sauvez-nous, l'un et l'autre est permis :

Et livrez une porte à nos fiers ennemis.

Alaric genereux conservera sa gloire :

Il sçaura bien user d'une illustre victoire :

Et parmy les combats il fait voir trop de coeur,

Pour estre impitoyable et trop cruel vainqueur.

Mais quand cette esperance encor seroit trompée,

La faim, la pasle faim est pire que l' espée :

Et mourir pour mourir, je tiens qu'aux malheureux,

Le coup le plus subit est le moins rigoureux.

Sauvez donc la patrie en avançant sa perte :

Rome va succomber ; Rome s'en va deserte ;

Rome perd la raison ; Rome presques n'est plus ;

Et ses fameux travaux demeurent superflus.

J'armé vostre valeur contre un grand adversaire :

Je la desarme encor, puis qu'il est necessaire :

J'excité vostre main à ses premiers combats :

Je la porte en ce jour à ne combatre pas :

Un chemin different en mesme lieu nous meine :

Je parle contre Rome, et suis tousjours romaine :

Et si vostre amitié daigne enfin m' escouter,

Vostre honneur scrupuleux n'a rien à redouter.

Qu' entens-je ? Respond-il, et quelle est ma disgrace ?

Probé ne songe plus qu'elle est du sang d'Horace !

Et l'illustre Probé, malgré mes actions,

Ne connoist plus le sang des vaillans scipions.

Moy trahir ma patrie, et rendre Rome esclave !

Moy qui sorts d'un ayeul, et si grand, et si brave !

Moy qui de la fortune ay mesprisé les coups !

Moy de qui les desirs s' eslevent jusqu'à vous !

Non non, madame, non, je n'en suis point capable :

Et vous ne proposez un dessein si coupable ;

Un dessein criminel par l'honneur combatu ;

Que pour tenter mon ame, et pour voir ma vertu.

Je ne desguise rien, dit la belle affligée ;

Je tiens la chose juste, et m'y crois obligée :

Et vous ne refusez ce genereux employ,

Que par le peu d' amour que vous avez pour moy.

Esprouvez cette amour, respond alors Valere,

(O divine Probé, sans raison en colere)

Par les plus grands perils que l'on puisse courir :

Commandez-moy plutost, de vaincre ou de mourir :

Ordonnez à mon bras, ô beauté trop aymée,

D'aller seul affronter cette puissante armée :

D'aller seul m'exposer à ce noble trespas :

Et si je ne le fais, dites, il n' ayme pas.

Mais de couvrir mon nom d' oprobre et d'infamie ;

Mais de livrer la ville à la force ennemie ;

Que je meure plutost, objet injuste et beau :

L'ombre de Scipion sortiroit du tombeau ;

Viendroit me reprocher ma honteuse avanture ;

Et me rendre execrable à la race future ;

Me redire l'amour qu'il eut pour son païs ;

Et pour les murs romains, et livrez, et trahis.

Je sens, je sens mon coeur, qui craint de vous deplaire :

Et craignant à mon tour qu'il ne veüille trop faire,

Je vous quitte, madame, et conjure les cieux,

De porter vostre esprit à me conseiller mieux.

A ces mots il la quitte, et son rival arrive :

Qui voyant cette belle aussi morte que vive,

Pressé de son devoir, et de sa passion,

Demande le sujet de son affliction.

Jurez-moy, luy dit-elle, avant que de l' aprendre,

Que Tiburse pour moy voudra tout entreprendre :

Je le jure, dit-il, par le ciel, et par vous,

Serment inviolable, objet charmant et doux.

A l'instant cette belle, aussi triste que fiere,

Ainsi qu'à son rival luy fait mesme priere :

Luy dit mesmes raisons ; commence à le presser ;

L'intimide ; l' esbranle ; et le fait balencer.

Il y resve ; il y pense ; et voyant qu'il l'irrite,

Puis que je l'ay promis, il faut que je m' aquitte,

Dit-il, et s'en allant sur le haut d'une tour,

Qui descouvre le camp, et les lieux d'alentour,

Il fait signe à la garde, et luy tire une fleche

Qui volle vers les Goths par cette antique bresche :

Il y pend une lettre, offrant d'ouvrir au roy :

Un soldat la releve, et signalant sa foy,

Il la porte à ce prince ; et ce prince admirable,

Y fait une response, et grande, et memorable.

Il l'attache à la fleche, et commence à marcher :

Il la tire luy-mesme à ce premier archer :

Mais avec ce billet d' eternelle memoire,

Alaric ne veut point desrober la victoire.

Tiburse qui le voit en demeure confus :

La honte de son crime, et celle du refus,

Luy rougissent le front ; mais pourtant il admire,

La grandeur de ce roy si digne de l'empire.

Cependant Alaric, dont l'esprit est perçant,

Juge que du Romain le danger est pressant :

Et voulant tout d'un coup mettre fin à la guerre,

Forme un nouveau dessein, et fait ouvrir la terre.

De mille pionniers il fait agir les bras :

Son camp voit ces travaux, et ne les comprend pas :

A la porte flamine il fait creuser la voûte,

Qui sous les fondemens la contient presque toute :

Mais voûte qui de chesne à son entablement,

Que vingt poutres debout soustiennent fortement.

Rien ne tombe d'en-haut ; tout demeure à sa place ;

Sur le solide bois que l'ouvrier entre-lasse :

L'on ne voit rien bransler, l'on n'entend rien gemir ;

Et l'immense fardeau ne fait que s'affermir.

Apres, en un instant la cave sous-terraine,

Par les ordres du roy de fascines est pleine :

Et comme tout est prest, cét immortel heros,

Met l'armée en bataille, et luy tient ces propos.

Invincibles guerriers que l'univers renomme,

Nous sommes au grand jour de la prise de Rome :

Le temps est arrivé qui nous doit couronner :

La gloire nous attend, nous n'avons qu'à donner.

Par un moyen facile, à peine imaginable,

Vous allez voir la bresche, et grande, et raisonnable :

Et si je juge bien, en ce moment fatal,

Les Romains affoiblis la deffendront fort mal.

Marchons donc braves Goths, que chacun me seconde :

J'abandonne au soldat les fiers tyrans du monde :

Il peut, s' il est vaillant, faire la son butin,

De toute la grandeur de l'empire latin :

En prendre la richesse ; en abatre les marques ;

Et mettre sous ses pieds l'orgueil de ses monarques :

Faire voller au vent, pour en vanger les cieux,

Les cendres des consuls, et celles de leurs dieux :

De temples démolis, s' eriger un trophée,

Sur la gloire de Rome à ses pieds estouffée :

Vaincre tous les Romains ; leur imposer des loix ;

Et triompher enfin de ces maistres des rois.

Mais genereux soldats, espargnez les eglises :

Gardez de violler les droits de leurs franchises :

Qu' elles soient un azyle à l' enfant innocent ;

A la vierge pudique ; au vieillard languissant.

Gardez-vous d'attirer la colere celeste :

Espargnez ces lieux saints, j'abandonne le reste.

Allons, mes compagnons, allons donc à l'assaut ;

Montons au Capitole, et triomphons plus haut :

Et sur ce lieu fameux que la gloire environne,

Allons prendre aujourd' huy l'immortelle couronne.

Le camp à ce discours tesmoigne son plaisir ;

Fait esclater l'ardeur de son noble desir ;

En frape ses boucliers ; et le soldat envoye

Jusqu'aux murs des Romains, cent et cent cris de joye.

L'amazone des Goths, et celle des Lapons,

Veulent en ce grand jour eterniser leurs noms :

Et tous les braves chefs avec le mesme zele,

Aspirent à gagner la palme la plus belle.

Le roy pour profiter de ce beau mouvement,

Fait descendre le feu dans l'obscur logement :

Et peu de temps apres cette puissante armée,

Voit sortir à grands flots une espaisse fumée.

Un bruit sourd et confus, la devance et la suit,

Et la flâme à son tour esclate apres ce bruit :

Tout le monde en suspends ne sçait ce qu' il doit croire ;

Lors qu'entre la fumée effroyablement noire,

L'on voit crouler la tour du faiste au fondement,

Et mesler sa poussiere à cét embrazement.

A cét objet affreux le vainqueur de la Grece,

Sur son illustre front redouble l' allegresse :

Donnons, dit-il, donnons, genereux combatans ;

Rome, Rome est à nous, marchons, il en est temps.

Il monte, ce heros, le premier à la bresche ;

Aussi fier qu'un lion ; plus viste qu'une fleche ;

Et le foible Romain le regardant venir,

Fait ses derniers efforts ; veut noblement finir ;

Et s' enflamant le front d'une noble colere,

Fait ce que dit Tiburse, et ce que dit Valere.

Braves chefs, qui pour Rome, en ce fatal moment,

Ainsi qu'ils ont vescu vont mourir vaillamment :

Du moins leur volonté s'y voit determinée ;

Mais cette volonté n'est pas la destinée :

Et leur sort different en ce moment fatal,

Avec valeur esgale, est pourtant inesgal.

D'abord ces deux guerriers, quoy que pleins de foiblesse,

Arrestent quelque temps le heros qui les presse ;

Disputent quelque temps encor leur liberté ;

Et font voir en ce lieu quelle est leur fermeté.

Mais Tiburse à la fin, par la terrible espée,

D'un redoutable coup voit sa trame coupée :

L'autre prest de le suivre alors est reconnu,

Par l'immortel heros qui du Nord est venu.

C'est assez, luy dit-il, combatu pour le Tybre :

Sois amy d'Alaric, heureux, content, et libre.

Le Romain à ces mots se jette aux pieds du roy,

Qui passe outre à l'instant, et le mene avec soy.

Alors les deffenseurs de la fameuse ville,

Voyant contre un heros leur effort inutile,

Recullent en desordre ; et le Goth qui les suit,

Imite en ce grand jour celuy qui le conduit.

Comme au bord d'un estang dont on lasche la bonde,

L'on voit confusément bondir onde sur onde ;

Se suivre l'une l'autre ; et si fort se presser,

Que presques rien ne passe, ou tout cherche à passer.

Ainsi des fiers soldats mille files pressées,

Sur la bresche de Rome estoient embarrassées :

Tous d'une esgale ardeur vers la bresche marchoient ;

Tous y vouloient entrer, et tous s' en empeschoient.

Mais comme de cette eau redouble la furie,

Lors qu' apres cét obstacle elle est dans la prayrie ;

Qu' elle la couvre toute ; et qu'on la voit partout,

Bondir et ravager de l'un à l'autre bout.

De mesme de ces Goths les troupes retenuës,

S' eslargissent apres dans les prochaines ruës ;

S'y mettent en bataille ; et marchent plus avant,

Avecques la terreur qu'ils font aller devant.

Le feu qui des maisons fait sa funeste proye,

N'eut jamais de tel jour depuis la nuit de Troye :

Et le flambeau fatal qui perdit Illion,

Semble estre ralumé dans cette occasion :

Car des palais tombez par la flâme allumée,

Volle confusément la poudre et la fumée :

Et le sang des Romains qui s'y mesle à grands flots,

Donne de la tendresse au coeur mesme des Goths.

Comme entre des rochers les ondes retenuës,

Font esclater un bruit qui monte jusqu'aux nuës ;

La flâme retenuë en ces palais destruits,

Esclate horriblement par mille estranges bruits.

Le soldat cependant, tout fier de sa victoire,

Pousse tousjours plus loin, et ses pas, et sa gloire :

Et tout brillant d'acier, et chargé de butin,

Il monte au Capitole ; il va sur l'Aventin.

Sur le mont Coelius il estend son ravage :

Au haut du Janicule il porte son courage :

Du fameux Vatican il passe au Quirinal :

Du superbe Esquilin il monte au Viminal :

Et sur le Palatin, d'un bras fort et robuste,

Il fait alors tomber le grand palais d'Auguste.

Alors se souvenant de l'ordre de son roy ;

De l'ordre souverain qui luy tient lieu de loy ;

Il porte le flambeau dans les superbes thermes ;

Il destruit les plus beaux ; il abat les plus fermes ;

Celuy du grand Trajan, et celuy d'Antonin ;

Le therme d' Agripine avec l' alexandrin ;

Le travail de Neron, le therme neronique ;

Accroist de son debris la ruine publique :

Et l'orgueil insolent de ces grands bastimens,

Tombe avec les Romains jusqu'à ses fondemens.

De là poussant plus loin la flâme qui devore,

Sur les arcs triomphaux elle triomphe encore :

Celuy qui de Romule accreut le haut renom,

A peine de ces feux peut garentir son nom.

L'arc du fameux Trajan, et celuy de Severe,

Tombent sous les efforts de l'ardente colere :

Les arcs de Gallien, et de Domitian ;

Du Tybre ; de Camille, et du vieux Gordian ;

L'arc qu'on nomme Corlite, et l'arc de Theodose,

A peine de ces feux sauvent aucune chose :

Et l'on ne voit debout que l'arc de Constantin,

Ouvrage conservé par son heureux destin.

Pour punir les plaisirs des peuples idollastres,

Le feu, le feu vangeur consume les theatres ;

Celuy du grand Pompée, et celuy de Scaurus ;

De Balbe, de Calbique, et du grand Marcellus.

L'on te vid choir alors, superbe Colisée,

Dont la haute mazure est encor tant prisée :

L'on te vid tresbucher, et ton faiste orgueilleux,

Cacha dans la poussiere un esclat merveilleux.

Le cirque de Maxime, et celuy des florales,

Perdirent en ce jour leurs beautez sans esgales :

Et l'on vid lors perir au champ de Tuberon,

Le cirque d'Alexandre, et celuy de Neron.

De là gagnant tousjours de nouvelles couronnes,

Le Goth infatigable abatit des colomnes :

La Trajane en tomba ; L' Antoninne en perit ;

La rostrate du feu la colere nourrit ;

Et le soldat passant dans les places publiques,

Fit tomber à leur tour les superbes portiques.

Ceux du fameux Auguste, et du sage Antonin,

De ce feu devorant devinrent le butin :

Celuy de la Concorde, et celuy de Neptune,

Adjousterent leur perte à la perte commune :

Et celuy de Mercure, et celuy de Venus,

Par ce fameux malheur devinrent plus connus.

Obelisques pompeux, que l'Egypte vid faire,

L'on vit ramper sur vous cette flâme si claire :

Et pres d'un mausolée, et dans le champ de Mars,

Vostre effroyable cheute occupa les regards.

L' obelisque du cirque eut la mesme fortune :

Et celuy du soleil, et celuy de la lune,

Comme du Vatican, tomberent enflâmez,

Avec le peuple fier qui les avoit aymez.

L'on vous vit tresbucher, colosses effroyables,

Dont les vastes grandeurs paroissent incroyables :

Simulachres de Mars, de Neron, d'Apollon,

De qui l'immense corps rempliroit un vallon :

Vous tombastes alors, masse enorme et superbe,

Et vostre orgueilleux front fut se cacher sous l'herbe :

Pour aprendre aux neveux, qu'il n'est rien de si grand,

Qui ne soit renversé lors que Dieu l' entreprend.

Estonnement des yeux, pyramides connuës,

De qui la vanité se cachoit dans les nuës,

Ce ne fut plus debout que le monde vous vit,

Et le courroux du ciel alors vous abatit.

Superbe naumachie, objet qui ravit l' ame,

L'on vit alors mesler vos eaux à cette flâme :

Et le ciel qui du Goth fit lors agir la main,

Punit les vains plaisirs du grand peuple romain.

Magnifiques tombeaux des maistres de la terre,

L'on vous vit en ce jour foudroyez sans tonnerre :

Et l'on vit vos debris estonner l'univers,

Malgré tant de lauriers dont vous estiez couvers.

Temples qui des faux dieux conserviez les images,

Au mespris du vray Dieu qui reçoit nos hommages,

La justice du ciel vous abatit partout,

Et le seul Pantheon put demeurer debout.

Tout brusle ; tout perit ; la ville cesse d' estre :

Le Romain est esclave, et le Goth est son maistre :

Enfin Rome est vaincue ; et son superbe front

Depose sa couronne, et rougit de l'affront :

Alaric en triomphe ; et son enseigne volle,

Et sur le Vatican, et sur le Capitole :

Et l'immortel heros, apres mille hazars,

Monte sur les debris du thrône des Cezars.

 

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