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Editions CARÂCARA

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ACHILLE EST DANS SA TENTE

récit


Muriel Calvet

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Préface de l'éditeur


    A l'aube et à l'est de notre monde occidental, on trouve l'Iliade et même si les érudits ont encore bien du mal à proposer une date de composition (entre 1000 et 700 avant J-C), un fait demeure : l'Iliade est le plus ancien texte de toute la littérature européenne.
    Au début de l'Iliade, un conflit oppose le chef des Achéens Agamemnon, et son meilleur guerrier Achille : dans une guerre dont le motif essentiel est de rendre une épouse infidèle - Hélène - à son époux spolié (même si l'on sait actuellement qu'Hélène n'est pas tant une femme qu'une émanation de la déesse assurant la fortune à qui la possède), il est normal que le conflit opposant Achille à Agamemnon s'agrège autour d'une femme, Briséis, la belle esclave.
    A l'orée de ce long poème, dans la neuvième année du conflit (où le nombre neuf a le sens d'une fin et d'un renouvellement), l'auteur du texte ci-dessous dégage un intervalle, un laps de temps d'ordre psychique : chacun poursuit son activité habituelle (les Myrmidons s'exercent, Agamemnon gouverne, les esclaves font leur pensum) mais soudain il y a place pour de nouvelles pensées.

    Réflexion sur le pouvoir, sur le sens que l'on donne aux sacrifices que l'on consent, sur l'inscription de sa vie dans l'Histoire des hommes, sur la possibilité d'un dépassement qui vous rend aussi surprenant, «imprévisible» que les dieux. Les raisons de l'un ne recoupent pas celles de l'autre, et respectueux de la leçon homérique qui évite le piège du manichéisme, l'auteur sait mêler l'intérêt immédiat, la pensée agissante, la recherche d'une raison supérieure. Agamemnon, malgré tous ses défauts, est le seul à pouvoir assembler des hommes autour d'un projet qui dépasse leurs intérêts cruels et médiocres ; Patrocle, malgré son impétuosité, respecte l'attitude réservée de son ami Achille, même s'il ne la comprend pas ; Ulysse comprend l'enjeu mais il préfère se taire ; Achille devine que si des modèles de vie supérieure n'existent plus, les hommes n'auront qu'à désespérer. Ce temps d'attente où les événements sont alors les pensées, trouve dans ce texte une puissante expression, au sens où le suspens est peuplé d'une intensité psychique constante.

    On notera enfin un rapprochement qui donne à ce texte un surcroît de valeur (a-t-il déjà été pensé?) : Troie et Agamemnon sont dans le même camp ! Troie c'est la ville assiégée, symbole du monde ancien qu'Achille doit renverser, que l'auteur qualifie de «vieille» ; Agamemnon, c'est l'ordre brutal, synonyme de tous les crimes auxquels l'homme est prêt pour obtenir ou garder le pouvoir. En s'opposant à Agamemnon, en s'opposant à Troie, Achille les assimile à ce même monde sans horizon. Ne joue-t-il pas de la lyre ?

    «Ils arrivèrent aux baraques et aux vaisseaux des Myrmidons,
    et trouvèrent Achille charmant son âme avec la lyre
    au son clair, belle, bien ouvrée, garnie en haut d'une traverse d'argent...
    Avec cette lyre, il charmait son coeur et chantait les exploits des guerriers.«
    (IX, 185 sq., trad. E. Lasserre)

    Nous remercions l'auteur pour ce très beau texte.


 

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Achille est dans sa tente

Achille est dans sa tente.

Il est ce milieu du jour accablant où tout dort, écrasé de chaleur. Mort quotidienne.

Achille joue de la harpe. Ses doigts frôlent les cordes, ses lèvres murmurent lentement les mots forts de la guerre, de la joie des dieux.

Achille attend, attend son heure, là, avec les siens. Il contemple, à mi-chemin de lui-même et du monde, il contemple Briséis, au cœur tendre, l’esclave aimée, la femme choyée, celle des délices, celle des soupirs. Briséis coiffe ses longs cheveux. Lenteur de son geste, regard concentré ailleurs, elle aussi, dans ce chant murmuré, prête à rejoindre près des dieux cet homme terrible, qu’elle sent là, dont elle devine le sourire, dont elle peut sentir la douce odeur, dont elle peut imaginer le regard à demi perdu, les yeux mi-clos sur sa douleur.

A côté, juste à côté, Patrocle aux belles boucles. Patrocle soupire, Patrocle rêve. Bercé par le chant familier, Patrocle dort.

Les yeux mi-clos, Achille joue. Les mots de la gloire, les mots de la victoire, coulent de ses lèvres. Il le sait, ils sont venus là pour vaincre. Il le sait, il est le meilleur des Achéens. Et il devrait le savoir aussi, il est une des victimes. Mais aujourd’hui, il joue pour lui, pour cette femme penchée vers son miroir, pour les heures de joie d’amour qui les attendent.

Achille est patient, la victoire viendra, par lui, de lui. Il a le temps.

Quand il pose l’instrument, la jeune femme le rejoint. Les yeux ouverts, sans un mot, ils s’allongent l’un contre l’autre. Il respire sa douce odeur, il pose sa main sur son coeur palpitant, il devine la goutte de sueur qui perle sur son front. Demain, tout à l’heure, le monde sera à nouveau là, lui le chef, elle l’esclave. Mais maintenant, il n’y a rien que le silence, leur silence, que leur proximité, qu’eux-mêmes en dehors de tout à tout jamais. Ils s’endorment.


Il est tendu, il est en rage, l’habile.

Il le sait, ce qui se prépare ne sera que malheurs pour les Achéens. Il a plaidé, il a proposé, il a essayé d’enjôler par de mielleuses flatteries. Il a échoué.

L’autre est resté buté, sûr de lui, haineux. L’autre prouvera qu’il est le chef suprême. Lui, Agamemnon, quoi qu’en pense le rusé Ulysse, il exercera ce pouvoir qu’il a payé du plus grand des sacrifices, et que les Achéens lui ont confié librement. Et tant pis si ce fou d’Achille ne peut s’y résoudre, il est le chef suprême, la Grèce entière dépend de son autorité. Achille pliera. Quoi, eux les Achéens devraient se courber devant ce type à demi-fou, ce poète, eux les Achéens devraient ignorer le désordre qu’il entraîne partout avec lui. Et pourquoi ?

Ah, l’indispensable, celui sans qui la guerre ne pourrait être gagnée. Croyance de bonnes femmes. Ils sont tous là, les plus grands guerriers. Achille un de plus seulement, mais un qui veut être le seul, l’être à part, un à qui la Grèce devrait accorder d’être hors des lois. Les autres viennent au conseil, parlent, écoutent, les autres sont grecs. Mais Achille, il ne va pas honorer de sa présence une réunion du conseil, ou s’il vient c’est pour énoncer en quelques termes concis ses diktats divins et quitter aussitôt les lieux.

Non, lui Agamemnon fera respecter l’ordre, celui sans lequel aucune société n’est possible. Achille est un danger, que les imbéciles le prennent pour un sauveur, crétins crédules.


Ulysse rumine. Ulysse se tait. L’hydre de l’Erreur. Aveugle, toute puissante, triomphante. Rien à dire. Ulysse sait reconnaître la défaite de l’Esprit. Chaque guerre est en fait cette guerre. Chaque guerre est d’abord notre guerre, est d’abord cette guerre. L’espoir à la bouche tordue, le vain espoir d’être autre chose. Agamemnon, une outre gonflée de ce vide qu’est la recherche ignoble de la reconnaissance. Il n’est pas un chef, c’est cela qui est dangereux, c’est pour cela qu’il faut absolument qu’il collectionne les marques de soumission, vains trophées qu’il ne peut gagner de sa seule autorité et qu’il doit donc extorquer.

Les autres ? Pour les plus sages, comme lui-même, des comptables. Combien de morts seront nécessaires, de combien de cadavres devront se repaître les dieux avant de sceller le destin des générations à venir ? La Grèce. Avant de lui donner son acte de naissance, combien ces dieux cupides vont-ils exiger de sacrifices ? Quand seront-ils repus du spectacle de la douleur et laisseront-ils les hommes régler leurs propres affaires ? Ulysse ne peut pas le deviner.

Pour les pauvres fous, il s’agit de Gloire, de Destin, il s’agit de se transformer en héros. Tuer pour grandir.

Et Achille ? Ah, Achille. Il est ailleurs. Trop fort, trop grand, trop malheureux. Infelix. Achille est comme un dieu, imprévisible, tout puissant, dangereux, admirable. Achille est comme un homme, amoureux, vulnérable.

Ulysse aime Achille. D’un amour secret, isolé, impuissant.


Agamemnon réfléchit. Il va jouer un coup décisif ; il ne peut pas perdre. Entre lui et le pouvoir, un seul homme. Il faut l’éliminer. Le tuer, impossible. Personne ne défierait Achille, personne n’oserait en avoir même l’idée. Un seul adversaire peut débarrasser les Achéens de ce fou, le Troyen. On pourrait envisager un contact secret, oui, un lieu fixé où Hector serait sûr de tomber sur Achille, un duel et … et ?? Rien de certain quant à l’issue et beaucoup de risques à prendre pour le chef de tous les Achéens. Non.

Agamemnon agite la main, un esclave accourt. Le roi donne ses ordres.

Achille est un bestiau, il n’a pas de tête. Il ne se contrôlera pas, il se mettra hors la loi. Qu’il tue un ou deux émissaires et c’en est fini car lui, Agamemnon, après le sacrifice qu’il a consenti, ne tolèrera pas l’outrage. Les Achéens devront se débarrasser d’Achille ou alors accepter de ne plus avoir de commandement en chef, de n’être que des bandes de guerriers jetés sur ce rivage côte à côte, sans dessein, sans stratégie, sans ordre. Le roi sait qu’on ne l’apprécie guère, mais il sait aussi comme eux, qu’il est le seul capable de réunir pour un projet, sous une autorité, ce peuple qui sans cela, n’est qu’un archipel de tribus.

Agamemnon et Ulysse seuls peuvent clore leur regard sur le moment présent et voir se lever le paysage futur. Eux seuls savent lire dans les yeux des hommes le possible allié ou le futur traître. Mais Ulysse, suffisamment politique, suffisamment cruel pour diriger, Ulysse ne l’a jamais souhaité. Ulysse est un second, la première place il n’en veut pas. L’ombre lui convient mieux.

Agamemnon, lui l’a voulue cette place. Se tenir debout, seul, devant les troupes figées en un salut respectueux, et les bandes deviennent l’armée d’une nation.


Le camp s’ébroue. Les esclaves reprennent les tâches quotidiennes. Achille est sorti, il a pris quelques lances et a rejoint les Myrmidons pour les manoeuvres. Ils lancent les javelots, courent les reprendre, relancent. Ils le feront jusqu’au soir. Achille les observe, corrige d’un mot tel geste, telle place dans la troupe. Après cet exercice un autre, le combat. Il les jettera dans un corps à corps impitoyable ; même l’entraînement est féroce. On ne joue pas à la guerre. Ici comme demain devant les Troyens, on se bat. Le chef passe autour des groupes, crache des mots furieux, frappe du plat de son glaive celui qui serait prêt à s’avouer vaincu. Ils le savent, il peut tout aussi bien les tuer. Quand il le faut, quand la lassitude arrive, Achille lui-même prend part à la mêlée. Et alors, il faut l’affronter ou mourir. Celui qui tenterait de fuir, de se soustraire à l’épreuve, Achille le tuerait. Se battre contre lui, c’est ce que redoute chaque Myrmidon, c’est pourtant ce qui arrive ou arrivera à chacun d’eux. Leur chef les connaît tous, un par un, et dans la mêlée, il réussit toujours à isoler pour un combat singulier un de ceux qui jusque là avait eu le bonheur d’éviter l’épreuve. Ces combats paralysent le reste de la troupe qui doit quand même poursuivre l’entraînement.

Il est arrivé à Achille, pourtant engagé en pleine lutte avec un autre, d’assommer d’un revers un des Myrmidons qui s’était arrêté, tétanisé, pour le contempler. Le Myrmidon avait survécu, par chance. Le chef ne s’était jamais préoccupé de prendre de ses nouvelles. Mort ou vivant, il avait commis une erreur fatale à un soldat. On ne s’arrête pas au milieu du combat. Ou on meurt.

On hurle, on frappe, on vomit des insultes, on tue. Le cri d’Achille terrifie ses propres guerriers. Le cri d’Achille c’est la fureur de la terre entière, c’est la joie féroce de dévaster, c’est la fin de toute illusion de salut pour l’adversaire. Quand il crie le monstre est là.

A l’entraînement celui des Myrmidons engagé dans l’exercice ne tente qu’une seule chose : ne pas rester paralysé, feindre de pouvoir ignorer la fureur, la haine, la puissance de mort contenues dans ce cri, faire comme s’il ne s’agissait que du cri d’un homme, continuer à lever le bras, bouger le bouclier, attendre au ralenti la fin que le monstre soudain apparu devant lui, voudra bien choisir. Les hommes survivent, mais ils savent tous qu’ils n’ont survécu que grâce à ce bref et improbable instant où Achille a accepté de redevenir le capitaine en chef, ils ont tous vu dans son regard combien ce retour, il l’a fait à contrecœur, ils sont tous rescapés. Après cela il est vrai, aucun Troyen, aucun homme ne peut les effrayer.

Les autres Achéens les regardent de loin, personne ne les approche. L’ombre d’Achille les recouvre. Comme lui, ils n’appartiennent pas tout à fait à ce monde. Au camp les troupes fraternisent, les chefs aussi. On a des amis, on se distrait, les frontières entre les divers groupes sont effacées par moments, une communauté commence à tisser ses liens. Ils ne peuvent rester comme cela, les uns à côté des autres, mutiques, sourds, aveugles, indifférents. Les hommes se parlent, les chefs vont d’une tente à l’autre. Même les hommes d’Agamemnon recherchent le contact. Les Myrmidons, passent, glissent, ombres furtives. Personne ne les aborde. Personne ne pénètre dans le camp d’Achille. Ce n’est pas interdit, aucun Myrmidon n’a jamais refusé l’entrée à un autre Achéen. Personne n’a jamais essayé d’entrer. Ulysse est le seul qui visite Achille sous sa tente, quelques rares fois.


Le soleil descend, la plaine devant Troie commence à être désertée. Bientôt le camp sera éclairé des feux allumés par les esclaves. Demain peut-être le combat.



Les soldats sont entrés dans la tente en silence, ils ont entouré Briséis. Ils n’ont pas beaucoup de temps, Achille peut surgir. Vite prendre l’esclave et s’enfuir. Patrocle, à peine éveillé, a fixé incrédule, le chef du détachement. Vite, l’autre a récité la leçon. Il agissait par ordre du commandement général, il appliquait les ordres formels d’Agamemnon, lequel avait obtenu des Achéens assemblés qu’on lui délivrât l’esclave Briséis en compensation de celle qu’il avait dû rendre à son père pour complaire au devin Calchas. Agamemnon avait encore une fois sacrifié ce qui lui appartenait pour le salut des Achéens. La peste ne ravagerait plus le camp, Apollon serait apaisé par le sacrifice accompli par le chef de tous les Achéens. La décision était celle du conseil. Agamemnon avait le droit à une esclave et puisqu’il avait dû rendre la sienne, il avait choisi la seule esclave d’égale valeur, Agamemnon et le conseil voulaient assurer Achille que… Patrocle s’est avancé, les yeux étincelants. Il n’a pas ses armes, son esclave les nettoie dehors. Mais tel qu’il est, il fait reculer les autres. L’épée levée, pas à pas ils ressortent tirant par le bras la jeune femme effrayée.

L’affront terrasse Patrocle. Il reste là un moment, inerte, stupéfié. Puis il arrache ses armes à l’esclave et court rejoindre Achille dans la plaine. Il court, il court emporté par la rage, l’humiliation. Cette outre gonflée d’Agamemnon a osé. Ils vont le tailler en pièces, lui et son minable de frère. Achille le tuera. Achille n’acceptera jamais un ordre aussi venimeux. Bien sûr de toutes les esclaves la seule que pouvait choisir cette ordure, c’était Briséis. Briséis, l’aimée. Comment avait-il su le prix qu’attachait Achille à cette femme ? Avait-il deviné ? Qui l’avait renseigné ? Son esprit retors avait-il suffit à lui souffler ce coup bas ? Il haïssait Achille, il le haïssait suffisamment pour cela. Patrocle avait dû parfois baisser le regard devant la férocité des échanges entre le tyran et son roi. Achille trop souvent se laissait emporter par le mépris que lui inspirait la médiocrité de cet homme vain, vain de pouvoir, vain d’honneurs factices. Homme misérable, homme sans contact avec les dieux. Un chef, ça ! Mais prendre Briséis, mais dépouiller Achille. Patrocle court. Vite le rejoindre, vite l’avertir, assembler les Myrmidons et …


Ils ont traîné la femme au pied du tyran. Ils l’ont jetée comme une chose sans prix, et ils attendent les ordres du roi. Agamemnon pose sur elle son auguste regard. Ainsi, c’est elle, l’esclave préférée, l’élue. Intéressant, mais comme tout ce qui concerne Achille, inexplicable. Peu importe, elle est là, dans sa tente, en sa possession. Certes, le roi n’est pas tout à fait satisfait. Il a envoyé les gardes suffisamment tard pour qu’Achille soit revenu de l’entraînement, suffisamment tard pour qu’il soit là au moment de l’enlèvement, suffisamment tard pour qu’il l’empêche, en en tuant quelques uns. Ils se pavanent tous, fiers d’avoir exécuté un ordre aussi dangereux, et ils ne devinent pas combien il aimerait voir ici leurs cadavres. Mais soit, ainsi vont parfois les desseins des dieux. Briséis est là. Achille, l’orgueilleux, Achille, le divin Achille est vaincu, plus de trophée de guerre, plus de belle esclave puisque le commandant en chef de l’armée grecque l’a ainsi voulu. Au fond peut-être même en est-il mieux ainsi. Achille absent, Achille qui n’a pas su protéger son bien, Achille défaillant, Achille comme un autre homme. Et si Achille veut Briséis, c’est de lui, Agamemnon qu’il l’obtiendra.

Il croit savoir exactement ce qu’il faut faire. Pas question de toucher à la femme, par exemple, car c’est une monnaie d’échange. Intacte, il peut la rendre si l’autre se soumet. La garder au secret, voilà la bonne stratégie. Que personne ne puisse deviner son sort, et au moment voulu, par un effet de sa toute puissance, la jeter devant les Achéens. Si Achille la veut qu’il la reprenne. Lui, Agamemnon n’est pas âpre au gain au point de disputer une esclave, si un homme libre, un roi peut y être aussi servilement attaché.

Il croit savoir, l’imbécile.

Il mourra pris dans le filet de ses propres manigances, enserré dans ses certitudes, noyé dans la haine vraie qu’il a engendrée.


Achille est dans sa tente. Il n’a pas repris sa harpe. Il est assis en silence. Il n’a rien dit, rien. Il a écouté Patrocle, pas un seul mot n’est sorti de sa bouche. Ni une question, ni une menace, ni un soupir.


Achille contemple une plaine, un camp, une femme, sa dernière plaine, son dernier camp, sa dernière femme. Tout ce à quoi il avait accepté de donner sa vie, sa force, sa tendresse. Là, il allait mourir. Là il ferait triompher les Achéens et il mourrait. Et que la vie était belle et que cette femme était parfumée de la douce saveur du bonheur ! Et comme il était jeune et prêt à vivre encore des années et des années ! Mais il mourrait, bientôt. Cela il l’avait su avant même d’arriver dans la plaine et quand il avait débarqué de son vaisseau, il avait reconnu l’endroit. Oui, ce serait ici même, sur les ruines des ambitions troyennes qu’il aurait détruites, que lui serait tué. C’était cela son destin car il était Achille. Invincible et pourtant mortel. Né pour une gloire immortelle et une vie trop brève. Humain et tombé vivant dans les mains des dieux. Il suffisait qu’il lève maintenant son bouclier, qu’il prenne son glaive et tous les Troyens sauraient que leur destin était scellé. Né pour souffrir. Trop grand, trop fort. Et les dieux impitoyables lui avaient donné le meilleur. Le meilleur de la guerre, le meilleur de l’amitié, le meilleur de l’amour. Il n’avait pas à les remercier. Ils l’avaient choisi.

Aujourd’hui, ces mêmes dieux le moquent encore une fois. La Grèce à venir, ou sa vie à lui. Tu peux choisir, Achille. Oublie les Achéens, leurs ambitions, le monde à naître, oublie et tu vivras, longtemps, aimé, respecté, ignoré. Les Achéens resteront ce qu’ils sont, des tribus de féroces bergers. Et toi, Achille, le fils respecté et craint du roi ton père. La vie est là, tout près. Il suffit de renoncer au combat, de renoncer à aimer infiniment. Il suffit de se plier à la loi des hommes. Il suffit d’oublier le divin en soi. Et viendront, une femme, une descendance, une œuvre d’homme qui aura tissé le fil à suivre des générations à venir. Celui qui dira mon père, le grand roi Achille, le sage Achille.

Ça ou la poursuite de la démence. Moi, je le sais, j’ai été choisi par les dieux pour donner naissance à un monde nouveau, dans la fureur d’un enfantement cosmique, dans la mort acharnée de la vieille humanité. Moi, je le sais, je suis le fou des dieux. Écartez-vous. Là où est Achille, personne ne peut être.

Et le vieux tyran lui avait pris Briséis. Terrifié par ce qui allait s’enfanter là, il avait décidé d’entraver le don des dieux. D’amener les Achéens sur ce rivage pour qu’ils repartent, défaits, mais sous sa loi. Et les Achéens avaient accepté de se réfugier sous ce sceptre branlant plutôt que de tenter l’aventure divine. La guerre, mais sans le risque du chaos. La guerre, mais pas la folie de la mort.


Moi, Achille j’aime la vie, l’odeur de la rosée le matin, la douceur des collines de mon île, l’éclat des vagues sur les rochers, la chaleur du foyer quand la nuit tombe. Moi, Achille, je veux bien vivre. Je veux bien être cet homme vaincu mais délivré et tant pis s’il faut que ce roi stupide apprenne, au fil des jours de combats à venir, que personne jamais ne me prendra ce qui m’appartient sans grand dommage pour lui et pour les siens. Car même privé du destin des dieux, je suis meilleur qu’eux tous, car sans la fureur d’Achille, ils ne viendront pas à bout du vieux monde.


Achille est dans sa tente. Il a déposé ses armes. Derrière les murs de la vieille Troie se lève l’Espoir.


 

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