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Le Mahâbhârata : un modèle épique substitutif pour l'Europe ?

 

Guy Vincent

Conférence donnée le 31 mars 2001 dans le cadre des journées d'étude de l'ARI (Association de Recherche sur l'Inde, Dep. des Sciences de l'Antiquité, Maison Méditerranéenne des Sciences de l'homme, 5 rue du Château de l'Horloge, Aix-en-Provence).

Résumé : Il s'agit de simuler une expérience : quelles auraient été nos épopées européennes si le Mbh avait été le modèle de référence au lieu du modèle homérico-virgilien ? Problème d'attraction différentielle. Trois parties traitent de notre relative distance ou proximité par rapport à l'épopée indienne : le monde gréco-romain a pu avoir connaissance du MBh si bien que l'Enéide de Virgile sert peut-être déjà de vecteur à la diffusion du modèle mahâbhâratique ; l'appartenance du sanscrit à l'Indo-européen et la méthode dumézilienne dessinent de fortes ressemblances entre l'oeuvre homérique et le Mbh, en particulier les "retours" des héros, le cap Malée, et la mort des Pândava et le mont Meru ; la dernière partie pose que l'épopée est un genre mal défini par la critique littéraire car, à suivre la MBh, comme modèle, on obtient que le contenu d'une épopée est de nature encyclopédique et que la spatialisation épique est un dynamisme contraignant d'éjection, explicatif de l'héroïsme et du merveilleux que l'on perçoit traditionnellement dans l'épopée. Ces trois perspectives invitent à donner au Mbh une place dans les théories littéraires actuelles.

Bibliographie :

J. Goody, Entre l'oralité et l'écriture, Paris, Puf, 1994.
L. Kesteloot, B. Dieng, Les Epopées d'Afrique noire, Paris, Karthala-Unesco, 1997.
J. Lallemant, "Une source de l'Enéide : le Mahâbhârata" in Latomus, 1959, tome XVII, fasc. 2.
B. Sergent, Genèse de l'Inde, Paris, Payot, 1997.
Ch. Vielle, Le Mytho-cycle héroïque dans l'aire indo-européenne, thèse, Louvain, 1996.
D. Madélénat, L'Epopée, Paris, Puf, 1986.
G. Vincent, Traité de phénoménologie littéraire,(modèle sémiophysique de la Littérature),Paris, Publisud, 1996.


Le Mahâbhârata : un modèle épique substitutif pour l'Europe ?

 

C'est sans doute tardivement que l'Europe a eu connaissance de la plus grande épopée du monde indien, à savoir le MBh. Mais l'intérêt croissant pour les épopées que l'on observe actuellement pour l'ensemble épique mondial, grâce aux études par exemple de J. Goody sur le délicat partage entre littératures écrites et littératures orales, grâce aux recensements de L. Kesteloot sur l'immense réservoir d'épopées que constitue le continent africain, l'amenant à rêver d'une "ceinture épique formée de tous les spécialistes qui travaillent sur les épopées africaines mais aussi avec les médiévistes français, les indianistes qui étudient le MBh et le Ramâyana, les spécialistes de l'Edda islandais, sans oublier les hellénistes qui restent fidèles à Homère" (Les Epopées d'Afrique noire, Paris, ed. Karthala-Unesco, 1997 p. 426), grâce aussi aux découvertes de G. Dumézil sur le passage du mythe à l'épopée, invite à penser que les études consacrées à l'épopée pourraient gagner à prendre comme appui référentiel le Mbh. Cet intérêt croissant s'observe à de nombreuses publications accordant au genre épique des attributs définis qui valent pour une série de textes dont les procédés stylistiques sont identiques. Or, même si nos connaissances se sont donc augmentées de l'apport de nombre de récits épiques non-européens, trop de chercheurs, timides à l'égard de ces littératures lointaines, demeurent dans le cadre épique fondé sur le modèle gréco-latin. En effet, nos littératures nationales quand elles ont voulu se doter d'une épopée, ont reproduit les oeuvres d'Homère ou de Virgile. Du coup nous avons cru que l'épopée se définissait d'une certaine façon.

L'idée de cet exposé est donc la suivante : si nous substituions au paradigme homérico-virgilien le Mbh, ne serions-nous pas mieux à même de comprendre l'épopée ? On se prend à imaginer aussi ce que la tradition européenne épique aurait été si le Mbh avait été la base de référence des écrivains européens. Que ce soit Dante, Le Tasse, ou Milton, Klopstock, ou Camoens, ou Hugo, comment ne pas penser soit que leurs créations en auraient été affectées soit - et c'est plus essentiel - qu'ils ont été épiques chaque fois qu'ils oubliaient leur modèle pour instinctivement revenir à ce dynamisme épique que le Mbh rappelle à notre attention. Nous postulons que cette substitution permet un renouvellement des études épiques et de leurs grilles d'analyse.

Ainsi, puisque nous devons établir un rapport de proximité avec le MBh, tout au moins puisque nous cherchons de quoi nous le rendre plus familier et interne à notre culture, nous évoquerons trois raisons qui pourraient fonctionner dans ce but. La première s'ancre dans la première expérience que des européens eurent de l'Inde et de ses épopées, à savoir les grecs de l'Antiquité, voyageurs ou soldats d'Alexandre le Grand, ou informateurs divers de l'Empire romain. En deuxième raison, il suffira de rappeller que le sanscrit appartient à la famille des langues indo-européennes et que l'adoption de la méthode comparative dumézilienne permet objectivement de découvrir des ressemblances entre épopées occidentales et orientales de cette même aire indo-européenne. La troisième s'appuiera sur les mécanismes constitutifs du Mbh qui, si nous les exportons, donnent des clefs pour rendre intelligible le phénomène de création d'une épopée. Nous conclurons en exprimant le voeu d'être entendu, c'est-à-dire que pour le Mbh s'ouvre enfin une ère d'analyse littéraire.

 

Ière partie : (le problème de l'oralité et de l'écriture)

On ne sait rien de la date de composition du MBh. Le témoignage de Dion Chrysostome, rhéteur sophiste du Ièr s. ap. J-C, affirmant dans son discours "Sur Homère" (discours 53) qu'il existait en Inde une épopée chantée, a été récusé par L. Renou écrivant " rien de décisif n'est à tirer du témoignage de Dion Chrysostome, suivant qui il existait au premier siècle de l'ére une épopée indienne traduite d'Homère " (L'Inde classique, 1947, p. 400-401). On a pu croire que cette "épopée indienne traduite d'Homère" faisait allusion au Mbh parce que les grecs trompés par une ressemblance avec leurs épopées ont cru qu'Homère avait donc été traduit en langue indienne. C'est cette hypothèse que L. Renou refuse. Pourtant reprenons le texte de Dion Chrysostome. Ce dernier fait d'abord remarquer que de nombreux indigènes ou métis connaissent des vers d'Homère tant la célébrité du poète est grande même dans de lointains pays ; puis il ajoute : "par exemple, il est dit que même chez les Indiens la poésie d'Homère est chantée, où ses vers ont été traduits dans leur propre langue et sonorité." Il conclut alors par ce paradoxe que si les Indiens méconnaissent certaines de nos étoiles comme le Chariot, "ils ne sont pas sans expérience des souffrances de Priam, des lamentations et des plaintes d'Andromaque et d'Hécube, de l'héroïsme d'Achille et d'Hector". On peut alors se demander ce qui a bien pu donner aux grecs ce sentiment de ressemblance : il est fort improbable qu'Homère ait été traduit en sanscrit mais il est plus facile de penser qu'une connaissance de l'histoire du Mbh très partielle a donné l'impression que cela correspondait à la guerre de Troie. En effet, regardons de façon toute superficielle le choix des personnages cités : Priam, roi de Troie est connu pour avoir eu 50 fils et 50 filles, là où, dans le Mbh, le roi Dhritarashtra, également roi, engage ses 100 fils au combat ; Hécube, femme de Priam, n'est pas sans ressembler à Gandharî, femme de Dhritarashtra, toutes deux assistant à la mort de leurs enfants ; Andromaque, épouse d'Hector, peut correspondre à l'épouse de Duryodhana bien qu'elle soit citée (mais non nommée) seulement au moment où sur le champ de bataille elle voit le cadavre de son époux et de son fils ; le combat d'Hector et d'Achille peut évoquer la lutte entre Duryodhana (aîné des 100 fils) et Bhîma (un des cinq héros du Mbh). Des correspondances superficielles certes mais suffisantes pour qu'un voyageur grec envisage une similitude entre lliade et Mbh. Dans ce cas, le témoignage de Dion Chrysostome n'est pas aussi négligeable qu'il y paraît. Premier contact global en somme.

Un autre témoignage venant du géographe Strabon (1er s. av J-C) au livre XV, 67 de sa Géographie, livre consacré à l'Inde, est intéressant : Strabon pour souligner l'adresse des Indiens cite l'amiral de la flotte d'Alexandre, Néarque: "les Indiens écrivent leurs lettres sur des toiles apprêtées ; or ce renseignement contredit l'assertion d'autres historiens, que les Indiens ne font pas usage de l'écriture" (trad. Amédée Tardieu, 1880, t.3). Ce qui est traduit par "toile apprêtée" est le grec "syndôsi kekromenais" signifiant "fine toile de lin obtenues sur un métier à tisser". Tel est un des problèmes essentiels des études épiques : l'épopée se fonde-t-elle sur l'oralité ou sur l'écriture? Comment ces immenses ensembles versifiées - le Mbh comporte environ 200 000 vers - ont-ils été composés, retenus, augmentés ou récités ? Que ce soit d'ailleurs pour nos chansons de geste ou les poèmes homériques, jusqu'aux chants recensés en Serbie par M. Parry et A. B. Lord, longtemps ont alterné les avis. Pour J. Goody, ethnologue anglais, professeur à Cambridge, spécialiste de ces questions (Entre l'oralité et l'écriture, Puf, 1994, ch. 3 et 4), étudiant la transmission des Veda, l'oralité s'inscrit aussi à l'intérieur d'une société dont certains pratiquent l'écriture. Le texte est souvent écrit à l'origine, mais, pour sa récitation, on le transforme pour le rendre mémorisable et on le continue aussi de commentaires explicatifs. Il y a, en fait, très peu de sociétés totalement orales et, même si très peu de gens savent écrire et lire, les auteurs usent de l'oralité pour diffuser leurs productions écrites là où nous sommes habitués à l'idée inverse que l'écrit permet la divulgation.

J. Goody fait remarquer que l'on peut apprendre sa table de multiplication sans savoir écrire mais cela ne signifie pas que la table de multiplication n'a pas été d'abord écrite, comme l'on peut composer un sonnet de tête sans que l'on puisse contester que le sonnet est une forme née de l'écriture. Nous pourrions penser à notre propre tradition des fables. L'auteur invente grâce à l'écriture des parties formulaires stables faciles à être récitées. Mais il le fait souvent aussi pour contrôler le savoir qui dépend d'une transmission qu'il est seul à pouvoir assurer. Cela consolide sa position sociale.

Ainsi, on retrouve pour l'Inde les enjeux d'un débat, non plus classique portant sur l'antériorité de l'oral sur l'écrit (ou l'inverse) mais renouvellé en ces termes : comment et quand un récit écrit a-t-il été métamorphosé en récit oral? Alors il faut comprendre le témoignage de Strabon sur l'ingéniosité des indiens : certains savent écrire et le font sur des supports fragiles car ils préfèrent transmettre leur savoir par la récitation en adaptant leur savoir à l'oralité. Là où leurs sages affirment avoir entendu leurs textes sacrés (shruti), J. Goody propose : "le temps n'est-il pas venu de voir dans les Veda des "textes" plutôt que des "énonciations""? Et cela vaut pour les épopées. Une autre proximité se dessine. Le cas de l'Inde n'est donc pas sans éclaircissement pour nos épopées occidentales. Les plus réussies ne sont-elles pas, comme La Légende des siècles de V. Hugo, celles qui se chargent de valeurs orales?

Hypertextualité : Le but d'une épopée est de se vouloir première, originelle, de raconter une Origine mais il est vite apparent qu'une épopée s'inspire toujours d'une épopée antérieure. Un curieux rapprochement cette fois-ci entre Rome et l'Inde, plus exactement entre l'Enéide de Virgile et le MBh, illustrerait cette proposition. Il s'agit d'un article paru dans la très sérieuse revue Latomus, article datant de 1959. (tome XVII, fasc. 2) dont l'auteur est J. Lallemant. Cet article n'a peut-être pas eu toute l'audience qu'il fallait. Une note de Mythe et épopée de G. Dumézil le signale. L'auteur rappelle que, déjà en 1883, un certain Eugène Lévêque soutenait, à l'aide de nombreux exemples pris à la littérature antique, que la littérature de l'Inde avait été connue en Occident (cf. Les Mythes et légendes de l'Inde et de la Perse dans Aristophane, Platon, Aristote, Virgile, Ovide, Paris, 1883; opinion reprise aussi par J. Filiozat (cf. "La Doctrine des brâhmanes d'après saint Hippolyte", Rev de l'Hist. des Rel. 1945 n°130, p. 58-91).

J. Lallemant compare donc les six derniers chants de l'Enéide avec les livres V à X du Mbh pour y découvrir d'étranges correspondances.

a) Enée doit pour s'installer dans le Latium affronter le violent Turnus fils de Latinus un roi vélléitaire, comme le héros du Mbh se heurte à son cousin de caractère emporté Duryodhana dont le père est le faible Dhritarâshtra. Or si l'on admet bien que Virgile a imité le modèle homérique, on s'aperçoit que les chants X, XI, XII de l'Enéide s'achèvent tous à la mort d'un chef du camp de Turnus, ce que l'Iliade ne fait jamais tandis que les chants VI, VII, VIII, IX du Mbh se terminent eux aussi par la mort d'un ennemi.

b) D'autre part, la mort de Turnus au livre XII est si semblable dans ses éléments à celle de Duryodhana que l'idée d'imitation peut s'établir. Ainsi, vaincu sur le champ de bataille, Turnus se jette dans le Tibre, aidé par sa protectrice divine Juturne, puis rendu honteux par un compagnon, revient se battre contre Enée qui le blesse à la cuisse ; Turnus implore pitié mais Enée le tue pour voir sur lui les dépouilles de Pallas, guerrier cher au coeur d'Enée. Dans le MBh, le mauvais Duryodhana s'enfuit du champ de bataille où sont morts ses guerriers, se réfugie au fond d'un lac grâce à une protection magique, est encouragé par trois combattants à revenir affronter Bhîma dont la massue lui casse les deux cuisses : le bon Yudhishthira, frère de Bhîma, a pitié de lui si on ne lui rappelait qu'est mort son neveu bien aimé Abhimanyu tué par l'infâme Duryodhana. Duryodhana est donc tué. A cet épisode, J. Lallemant ajoute celui de la mort de Pallas (Enéide XI) qu'elle compare à la mort d'Abhimanyu : tous deux sont de jeunes gens tués lâchement ; un éloge funèbre prononcé par le père intervient chaque fois, ce dont on ne trouve point de modèle chez Homère.

c) Il y a aussi une méthode de combat inconnue aux héros d'Homère qui consiste à faire pleuvoir une pluie de traits que l'on retrouve dans le combat d'Enée contre Mézence ((En. X) qui rappelle beaucoup les scènes de bataille du MBh.

d) Mais il y a surtout cette comparaison de l'armée de Turnus avec le Gange aux vers 30-31 du chant IX qui surprend : "déjà dans la plaine ouverte s'avançait toute l'armée Turnus est au centre. Ainsi le profond Gange se gonfle silencieusement quand ses eaux sont grossies de sept paisibles rivières" (- trad. Bellesort - "ceu septem surgens sedatis amnibus altus/per tacitum Gangues"). Les scholiastes sont embarrassés quant à ses sept rivières et imaginent le delta du Gange parce qu'ils ignorent le récit de la descente du Gange venu du ciel, tombant dans le chignon du dieu Shiva et dont le livre VI du MBh déclare : " alors la rivière divine, Gangâ au triple cours, quittant le monde de Brahma, s'étendit pour la première fois et apparut en sept courants : la Vasvokasârâ, la Nalinî, la pure Sarasvatî, la Jambûnadî, la Sitâ, la Gangâ et le Sindhu, la septième." (VI, 7, 44-45 - ed. Poona - "tatra tripathagâ devî prathamam tu pratishtitâ/ bramalokâd apakrantâ saptadhâ pratipadyate / Vasvokasâra"). Les textes se répètent trop pour parler d'une simple coïncidence alors que les termes semblent se répondre : septem/ saptadhâ : altus (profond comme haut)/tripathagâ (au trois cours céleste-terrestre-souterrain): surgens (surgissant)/pratipadyate (apparut); per tacitum (avec calme)/ pratishtitâ (établie, étendue, s'imposant). Bien d'autres aspects sont cités dans cet article méconnu qui se termine en se demandant comment Virgile a pu être informé du Mbh. Outre les contacts commerciaux entre Rome et l'Inde, outre les ambassades indiennes envoyées à Auguste que l'histoire certifie, J. Lallemant y voit l'intervention d'un ami intime de Virgile, Cornelius Gallus, préfet d'Egypte en 30 av. J-C. Les Romains reprenaient alors la politique des Ptolémée qui eurent à coeur de doter la bibliothèque d'Alexandrie de nombreuses traductions. Y aurait-il eu alors une traduction grecque du Mbh, que Virgile aurait eue en main grâce à son ami? On ose rêver. Mais il ressort de cette enquête que l'Enéide n'est pas sans points communs - fortuits ou non - avec l'épopée indienne. L'épopée est toujours un hypertexte se faisant entre épopées ou se présente vite comme tel.

Ces trois exemples de proximité éventuelle ne sauraient clore la question ; nous les considérons comme des préambules à une redéfinition de la question épique.

 

IIème partie: (La méthode dumézilienne appliquée au Malée)

Laissons ces témoignages antiques et considérons maintenant comment la méthode comparative dumézilienne place le Mbh au coeur des études portant sur les épopées du monde indo-européen. Les découvertes de G. Dumézil reposent sur l'idée que s'il est avéré qu'il existe une famille de langues appelées indo-européennes, il est sensé de penser que des peuples parlant une même langue à l'origine ont dû conserver des représentations communes du monde. Toute son enquête est donc orientée vers le répérage de ces éléments communs au sein des plus anciens textes de ces peuples. Nous ne discuterons pas ici de la trifonctionnalité assez bien connue et admise mais de la méthode dumézilienne que d'autres chercheurs actuels partagent comme D. Dubuisson, B. Sergent ou Ch. Vielle. Il s'agit de trois audaces : la première est de dire qu'une bonne comparaison se fait entre trois termes (plutôt que deux comme l'enseigne la littérature comparée); la deuxième est de dire que le mythe, racontant la geste des dieux, a survécu transposé dans l'épopée (les héros reproduisent à un niveau humain ce qui s'est passé à un niveau divin) ; ce qui implique comme troisième audace que les épopées, plus récentes quant à la composition que les textes sacrés - comme les Veda -, enseignent cependant plus sur les antiques croyances que les textes sacrés. Voilà de quoi donner de l'importance aux épopées.

Ainsi, très simplement pouvons-nous dire que dans le Mbh, le combat des dieux contre les démons (identique à celui des dieux olympiens contre les Géants) se retrouve reproduit par la lutte entre les bons Pândave et les mauvais Kaurava ; d'ailleurs les cinq héros Pândava sont tous issus d'une incarnation partielle et trifonctionnelle d'un dieu, et leur unique épouse Draupadî représente l'équilibre cosmique qui a besoin pour exister des trois fonctions représentées par ces cinq époux.

Grâce à ce cadre interprétatif et à cette méthode, le Mbh, en raison de son immensité narrative, redonne sens à des épisodes de mythes celtes, à des récits du Caucase ou à l'Iliade et à l'Odyssée. C'est ce que tend à prouver la récente thèse de Ch. Vielle intitulée Le Mytho-cycle héroÏque dans l'aire indo-européenne, Louvain, 1996, et dont rend compte de façon élogieuse B. Sergent dans Génèse de l'Inde, Payot, Paris 1997 ou dans Celtes et Grecs, Paris, Payot 1999.

Donnons quelques exemples rapides de similitude : Ch. Vielle observe

a) combien l'origine de la guerre de Troie est similaire au motif allégué dans le MBh : Zeus a commis trois fautes fonctionnelles comme Indra, la déesse Terre se plaint dans les deux cas d'être surchargée du poids excessif des hommes trop nombreux.

b) Draupadî aux cinq époux vaut pour Hélène dite "au trois mariages", voire aux cinq (elle fut enlevée par Thésée, épousée par Ménélas, ravie par Pâris, obtenue par Déiphobos, gardée par Protée). Duryodhana, le chef des mauvais Kaurava, est l'équivalent de Pâris que souvent l'on nomme en grec Duspâris (le préfixe "dus" dans les deux langues signifie "mauvais").

c) Achille affronte Memnon, fils de l'Aurore comme Arjuna, un des cinq Pândava, affronte Karna, son demi-frère, fils du Soleil. La correspondance s'appuie sur des équivalences dans le domaine des Ossètes. Il faut lire l'ensemble de la démonstration. Et comme le signale B. Sergent l'étendre au monde celte et latin où un mythe raconte comment le soleil (objet à l'origine et non dieu) retenu prisonnier par les aurores impose la présence d'un héros pour le délivrer. Savitri en Inde, Celtchar en Irlande, Képhalos en Grèce, sont ces héros qui "impulsent" le soleil sur sa route comme l'épopée gréco-indienne rappelle qu'Achille et Arjuna tuent un représentant de l'aurore qui bloque le lever de l'astre. Le mythe est devenu récit épique. Car le mérite essentiel de ces travaux est de replacer l'épopée dans un cadre mythique et cosmique des plus explicatifs.

d) Mais surtout le Mbh ne cesse de dire que la guerre entre les Pândava et les Kaurava est une fin du monde (une fin de yuga) et la fin de l'épopée est constituée de trois événements majeurs : un sacrifice du cheval (livre XIV), rituel très ancien consacrant la suprématie de Yudhishthira le chef des Pândava, un incendie dévorant le champ de bataille ou Kurukshetra (X, ch.8, ch.14, ch.21 ; I, ch. 216; III, ch. 84 ; V, ch. 47), un raz de marée engloutissant la ville du dieu Krishna ( XVI, ch. 6 à 9), trois événements annonçant que les temps sont achevés (pralâya: dissolution, corruption). Or cette grandeur dramatique de fin du monde s'applique à l'Iliade, même si nous ne la lisons plus par suite de siècles de lecture humanisante ou parce qu'elle échappait déjà aux grecs eux-mêmes. Pourtant le cheval de Troie sonne la fin des Troyens et la victoire des Achéens, l'incendie de la ville le feu de la fin des temps, et le raz de marée qui engloutit le mur des Achéens à la veille de leur départ ajoute à cette ambiance de désastre cosmique. On voit par là combien la lecture du MBh met à jour des traits plus anciens des épopées homériques. Et ces auteurs concluent sur l'existence d'une épopée commune au monde indo-européen, une sorte de "pré-Mbh" et de "pré-Iliade".

Poursuivant cette perspective, nous aimerions proposer une comparaison entre les livres XVII et XVIII du Mbh et les chants III et IV de l'Odyssée. Le chant XVII du Mbh est appelé Livre du grand départ (mahâprasthânikaparvan), le XVIII est le Livre de la montée au ciel (svargârohanaparvan). Ce sont les livres les plus courts de l'épopée au point qu'ils paraissent des ébauches en attente d'un développement qui n'a pas eu lieu. Il s'agit de la fin des cinq héros Pândava, qui abandonnent leur royaume accompagnés de leur épouse Draupadî et d'un chien, et décident de faire le tour du monde (pélerinage). Puis après avoir traversé une mer de sable ils gravissent le mont Méru, la montagne sacrée et mythique de l'Inde. Axe du monde, située sous l'étoile polaire, d'une hauteur vertigineuse, demeure des dieux, elle est souvent représentée comme une sorte de pyramide inversée. A tour de rôle, ils tombent épuisés et meurent ; à chaque fois Yudhishthira, l'aîné des Pândava en donne la raison: d'abord Draupadî parce qu'elle préférait Arjuna, ensuite Sahadeva et Nakula, les jumeaux, parce qu'ils vantaient leur intelligence et beauté, puis Arjuna pour avoir dit qu'il détruirait en un jour ses ennemis, enfin Bhîma pour se vanter de sa force et pour avoir trop aimé manger. Seul reste donc Yudhishthira et le chien : le dieu Indra l'invite alors à monter dans son char celeste pour gagner le ciel mais le héros refuse d'abandonner ce chien qui a été si fidèle. Le dieu admiratif pour son sens du devoir lui avoue que le chien était sa dernière épreuve et l'accueille alors dans son ciel. Pourtant une autre épreuve attend le héros : au paradis d'Indra (chant XVIII) il trouve nageant dans le bonheur tous ses ennemis, Duryodhana en tête. Il refuse de rester là où ne sont pas ses frères et épouse et amis. On le conduit alors dans un lieu funeste, empli de cris et de mauvaises odeurs. Là sont ses frères et amis. Mais les dieux se rendent dans cet enfer , le dieu Dharma en tête qui est son père et qui avait pris l'aspect du chien fidèle. Tous remontent au ciel. Ce séjour était une façon de les purifier pour avoir autrefois dû mentir au cours du combat.

Ch. Vielle suggère de trouver dans l'histoire du chien son pendant dans l'Odyssée où Ulysse, de retour à Ithaque, n'est reconnu que par son vieux chien. Mais cela peut, à juste titre, paraître bien ténu si l'on ne regardait les fameux "retours" de l'épopée homérique. L'Odyssée est l'histoire du retour (nostos) d'Ulysse quittant Troie pour rentrer chez lui. On sait aussi qu'il existait pour chaque héros une épopée contant leur retour. ces épopées ont été perdues mais l'Odyssée en dit un mot. Au chant III, Télémaque obtient de Nestor, ancien compagnon d'Ulysse et chef d'expédition comme lui, des informations sur le retour difficile de certains chefs achéens : Agamemnon qui meurt le jour de son retour assassiné par son épouse, Ménélas, son frère qui est détourné vers la Crète, et l'Egypte, et lui-même Nestor qui eut la chance d'un bon vent après avoir hésité à Lesbos de la route à suivre ; seuls aussi Néoptoléme, le fils d'Achille, Philotecte et Idoménée sont rentrés sans encombre. Au chant IV , le roi Ménélas révèle à Télémaquece que lui a dit le dieu Protée quant au retour des rois : Ajax est mort près des roches Rondes, emporté par un rocher qui s'est détaché et l'a entraîné dans sa chute en mer ; quant à Ulysse il est retenu prisonnier par une déesse.

Nous nous trouvons donc en présence de quatre "retours" difficiles : Agamemnon et son frère Ménélas, Ajax, Ulysse. Nestor paraît avoir eu un retour plus commode. Un autre point commun aux retours d'Agamemnon, de Ménélas et d'Ulysse est la désignation du cap Malée "montagne abrupte" ("row aipu" III-284). Ce cap situé au bout de la Grèce apparait à tous comme aisément identifiable. Mais comme le remarque V. Bérard, en note de son édition aux Belles Lettres, il est incompréhensible qu'Agamemnon ait eu à passer ce cap s'il va à Mycènes. Le texte lui paraît incohérent. A y regarder de plus près, on s'aperçoit aussi que les roches Rondes ou Gyrées, là où meurt Ajax, ne sont guère géographiquement identifiables (on propose le sud de l'Eubée) et pourraient bien être une façon de désigner aussi Malée. Quant à Nestor, il nous est dit qu'il hésite à Lesbos entre deux routes périlleuses, là où se trouve aussi un cap Malée. Le problème est que le cap Malée a une telle existence géographique et réelle que cela nous illusionne. Il est vrai que les retours se faisant par voie maritime, un cap vient aussitôt à l'esprit. Pourtant, dans le cas d'Ulysse, le cap Malée correspond à son entrée dans l'au-delà, dans ce cycle d'aventures où il affronte monstres et dangers (les Lestrygons, les Cyclopes, Charybde et Scylla, etc.), thèse que G. Germain autrefois défendait (cf. Genèse de l'Odyssée, Puf;1954), avant que les positions actuelles de l'école ethno-historique représentée par A. Ballabriga ne s'imposent (cf. A. Ballabriga, Les Fictions d'Homère, L'invention mythologique et cosmographique dans l'Odyssée, Puf, 1998). Il y a donc lieu de donner un autre statut à ce cap Malée.

Pouvons-nous alors l'identifier au mont Méru, à cette montagne mythique où meurent les cinq Pândava? Accepterons-nous de comparer ces quatre retours difficiles à la fin des cinq Pândava? Plusieurs indices devraient nous y amener. De quoi modifier notre idée du sens de l'Odyssée grâce au Mbh.

Commençons par le mot grec "nostos" que l'on traduit par "retour" : le verbe "neô" qui en est la racine a toujours voulu dire "aller, s'en aller". En lieu et place de "retour" il s'agit plutôt de "disparition" ! La meilleure traduction serait "voyage" comme il apparaît dans de nombreux emplois du mot dans les textes grecs (cf. Eschyle, Agamemnon, v. 811-812). De même le mot "Malée" semble appartenir à une racine signifiant la "montagne" comme on le retrouve dans de nombreux toponymes (Malans en Suisse, Mallnitz en Autriche, Malborn dans la Forêt noire, Malriff dans le Queyras français; le mélèze, ce sapin alpin, serait de cette racine : E. Benveniste voyait même dans l'étrusque "mulu" ce sens d'élévation; et peut-être aussi les monts Malabar dans l'Inde du sud conserverait cette racine). Avant d'être un cap, Malée est une montagne.

De plus, rien ne nous oblige à placer le Malée au bord de la mer. Car il existe un lieu-dit "Maléatis" (cité par Xénophon, Helléniques, 6, 5) au pied des montagnes de l'Arcadie, au centre du Péloponèse. La conjonction de cette indication avec la question de l'emplacement des Monts Atlas donne peut-être la clef. En effet, comme le fait remarquer B. Sergent, à propos des dix travaux d'Héraclès, les colonnes d'Atlas, avant d'être à l'extrême occident, étaient centrales : "sans doute en Arcadie", écrit-il (Celtes et grecs, p. 91/"Mythologie et histoire en Grèce ancienne", Dialogues d'Histoire Ancienne, 5, 1979). V. Bérard estimait, lui aussi, le mont Atlas (axe du monde) comme une montagne d'Arcadie, patrie on ne peut plus légendaire quand on connaît le développement qu'en fera Virgile (le tableau de Poussin où deux bergers lisent sur un tombeau"Et in Arcadia ego" c'est-à- dire "moi aussi, la mort, j'existe en Arcadie" nous met sur la bonne voie; cf. E. Panovski, Deux exemples d'enquête iconographique, Paris, Nrf, 1987). Si l'Arcadie fut dans la Grèce archaïque le centre du monde, sa montagne Malée, nommée aussi Atlas, a de fortes chances d'avoir les mêmes valeurs symboliques que le mont Méru des Indiens. On comprendra qu'elle soit la limite entre le monde des vivants et des morts.

Ce qui arrive aux cinq chefs achéens, c'est donc leur entrée dans l'au-delà et non le retour chez eux. Comme les cinq Pândava, ils meurent et pénètrent dans l'autre monde. Pour Agamemnon c'est évident ; pour Ajax aussi ; quant à Nestor, il est dit "roi de Pylos," c'est-à-dire "roi de la porte", certainement des Enfers (la critique homérique a, depuis longtemps, noté combien le royaume de Nestor, pacifié et en-dehors du temps, équivaut à un royaume divin; son extrême vieillesse et sagesse le confirment en un sens). Mais nous reviendrons sur Nestor. Il reste donc Ménélas et Ulysse. Ce sont les deux seuls héros dont le nostos nous soit conservé : une centaine de vers pour Ménélas, plusieurs chants pour Ulysse. Ménélas est dérouté de sa route, se perd en Egypte, revient à Sparte couvert de richesses et muni de son épouse Hélène. Sa vie s'y passe dans le bonheur et la quiétude. Cette harmonie est renforcée par le double mariage de son fils et de sa fille le même jour. Et quand le souvenir du temps passé revient, Hélène verse un breuvage qui lui fait oublier ses peines d'antan. Télémaque le quitte avec des cadeaux précieux. Fiction utopique d'Homère ou indice que ce roi vit dans un des paradis qui attende les héros après la mort, ce que le sanscrit nomme "loka" (les mondes divins)? La vie décrite aux champs élyséens y ressemble beaucoup.

Ulysse donne encore plus de prise à l'analyse. Outre son voyage dans le monde du couchant peuplé de monstres et de sirènes, on note que son retour à Ithaque a pour noyau le meurtre des prétendants courtisant son épouse. Toute la scène est si réaliste que l'on ne peut imaginer qu'il soit de l'autre côté du Malée, dans l'autre monde. Pourtant si l'on veut bien comparer maintenant ces "retours" à la fin des cinq Pândava, un éclairage nouveau est permis. Il faut savoir que les cinq Pândava sont classés selon les trois fonctions de l'analyse dumézilienne ; l'aîné Yudhishthira représente la souveraineté juridique et religieuse (il est juste, avisé, prudent) ; Arjuna représente avec son frère Bhîma la force guerrière soit impétueuse soit brutale ; les jumeaux Nakula et Sahadeva sont liés à la fonction agricole, celle de la fertilité (ils sont beaux et riches). Ch. Vielle et B. Sergent sont d'avis que parmi les héros grecs, Achille vaut pour Arjuna (Achille est mort, son nostos est déjà fait) et Yudhishthira pour Ulysse (tous deux réfléchis et sensés). L'identification des riches frères Agamemnon et Ménélas avec les jumeaux Nakula et Sahadeva a été aussi proposée, à bon escient (voir Dumézil). Pour Bhîma, nous proposons donc Ajax, lui aussi guerrier brutal et sans mesure. Quant à Nestor, on le nomme dans l'Odyssée "le vieux maître des chars" (gerénios ippota) ; il habite Pylos ; cela n'est pas sans évoquer le cocher d'Arjuna, à savoir Krishna, roi divin de la ville occidentale Dvâraka, c'est-à-dire la porte comme l'évoque le nom de Pylos en grec. Cette ville s'engloutira avant la fin des Pândava. Le rapprochement de Nestor et de Krishna est peut-être prometteur mais nous ne le traiterons pas ici.

Nous avons donc un groupe complet : aux cinq Pândava et leur cocher, cinq héros et leur vieux conseiller Nestor. Mais prenons l'histoire que conte le MBh comme fil d'Ariane pour l'aventure d'Ulysse. Yudhishthira auquel nous l'associons monte au ciel et voit avec horreur ses vils cousins et ennemis festoyer ; refusant de les rejoindre, il préfère l'enfer où gémissent ses frères et leur épouse. Que voit Ulysse rentrant chez lui ? D'infâmes prétendants festoyant sur son bien. Où a-t-il revu certains de ses compagnons comme Achille, Agamemnon, Ajax (les deux Ajax semblent se superposer) sinon aux Enfers (cf. chant XI) et fort malheureux ? Il n'y avait pas Ménélas ni Hélène à l'époque aux prises avec les artifices de Protée. Le Mbh nous donne une succession qu'inverse l'Odyssée, qui conserve quelque strate très ancienne d'une narration indo-européenne. Yudhishthira apprend que ses cousins ne sont au ciel que pour peu de temps et qu'à son tour, une fois purifié, il ira avec ses frères au ciel d'Indra. Ulysse, en un sens, fait de même : il chasse les âmes des prétendants aux enfers, libère Ithaque, que l'on peut voir comme une sorte de paradis céleste (pensons aux jardins de son vieux père), et tels Nestor, Ménélas, ou Achille, Ajax ou Agamemnon qu'il faut maintenant imaginer heureux aux champs élysées, vit d'une vie de bienheureux. En fait, il faut imaginer leurs royaumes comme accrochés à la montagne sacrée. Là les hommes n'y connaissent pas les rames et les prennent pour des pelles de boulanger.

Bien d'autres aperçus seraient possibles mais ce que nous voulons dire c'est que le Mbh redonne un sens à l'épopée par excellence européenne, l'Odyssée ou l'Iliade. Il y a eu un stade d'histoires communes antérieures à la dispersion des indo-européens et il est amusant de considérer combien le travail homérique s'apparente à une déformation réaliste sur un fond mythique qui s'effaçait.

 

IIIème partie : (définir l' "épique")

 

Le dernier aspect qui nous retiendra concerne l'avantage que l'on obtiendrait, pour étudier l'épopée ou pour en écrire, à prendre pour modèle de référence le MBh. Notre culture européenne a pour premiers textes conservés l'Iliade et l'Odyssée ; elle leur a rendu un hommage continu soit par un contact direct soit par le biais d'oeuvres s'en inspirant. Le cas de Virgile est emblématique de ce rapport : l'Enéide dans ses six premiers chants est une odyssée (celle d'Enée), dans ses six derniers une Iliade (combats pour fonder une ville). A partir de cette oeuvre majeure, pourrait-on dire, la culture européenne a conçu l'écriture épique comme une imitation (ou rivalité) d'une errance et d'un combat. On connaît cette définition encore plus généreuse de R. Queneau : "tout roman est une odyssée et une iliade". Mais dans notre tradition épique, des épisodes hérités de Virgile doivent apparaître : l'amour réciproque et malheureux - celui d'Enée pour Didon reine de Carthage -, la descente aux enfers pour y glaner une vision prophétique dont Dante fera l'essentiel de la Divine Comédie, la mort d'un jeune guerrier innocent seront des passages obligés à imiter. Certes, notre schéma ignore les chansons de geste quoique rien ne prouve que l'épopée latine n'ait pas laissé des traces dans certaines d'entre elles. et c'est vrai aussi que l'Enéide n'est pas la seule épopée antique : Stace, Lucain, Prudence ou Claudien devraient être entendus afin de pouvoir nuancer notre propos. En fait, il y a surtout un autre modèle qui fait concurrence, c'est celui de la Jérusalem Délivrée (1594) de Torquato Tasso. Les Lusiades de Camoens (1572) auraient pu jouer ce rôle aussi. Mais Le Tasse a connu un succès jusqu'au milieu du XIXème s. que l'on note par le nombre de traductions, tel que son influence n'est pas vaine pour expliquer des épopées savantes de l'âge baroque et classique comme Alaric ou la Rome vaincue de G. De Scudéry, la Henriade de Voltaire, ou le même le Paradis perdu de Milton à l'inspiration plus biblique. Cela tient aussi au fait que Le Tasse sut théoriser ses conceptions aristotélitiennes (cf. Discours du poème historique, Paris, Aubier, 1997).

Mais comprenons que nos conceptions de l'épopée sont marquées par l'existence de ces textes et qu'un modèle homérico-virgilien culturellement s'impose quand nous pensons l'épopée. Devant le Mbh, nous pouvons estimer que nos catégories sont maladroites alors qu'en adoptant celles du monde indien nous pourrions mieux saisir ce qu'il y a d'épique chez ces auteurs (en dépit d'eux-mêmes, aimerait-on dire). Bon nombre de nos questions s'avéreraient inutiles. Partons seulement de deux "modes d'être" du Mbh et tentons d'en tirer la leçon. Observons nos réactions intellectuelles.

a) L'immensité : le lecteur européen est désemparé par l'étendue de cette épopée : environ 200 000 vers (à titre de comparaison l'Iliade en a 15 693 vers et l'Odyssée 12 137). Il lui faut donc penser que le texte comporte des interpolations, un noyau central et des ajouts successifs, différents stades de rédaction, une multitude d'auteurs (aux avis divergents), etc. En effet, rien n'assure une datation précise, des philosophies différentes et des cultes opposés sont observés. La discussion alors à l'infini s'ouvre. Mais imaginons que l'épopée se veuille dès le départ une totalité, imaginons que l'on cherche à tout dire dans une oeuvre. Il ne s'agit plus comme problématique de se demander ce qui est premier puis deuxième ou troisième, mais de se dire comment on fabrique une encyclopédie. Telle est la première leçon : l'épopée a une visée encyclopédique mais là où nous avons adopté pour nos encyclopédies un plan alphabétique ou thématique, le mode de rangement est autre, fondé sur la narrativité dont l'Europe a oublié les vertus au profit de l'analyse. 200 000 vers est-ce beaucoup pour faire le tour des connaissances d'une époque donnée? Comment construire une structure suffisamment ample pour que chacun y puisse abriter son savoir, comment ouvrir des niches où déposer le contenu d'un enseignement, comment unifier tous ces apports sous une langue commune et compréhensible de tous ? Car l'épopée va dans la rue et au-devant des gens. C'est un savoir dédié aux hommes et accommodé à leurs soucis.

On nous dit alors que son auteur fut Vyâsa. Se peut-il qu'il ait inventé non pas l'ensemble (quoique V. Hugo et Voltaire totalisent chacun plus de 150 000 vers ; donc écrire 200 000 vers est possible au cours d'une vie humaine ) mais qu'il ait prévu des développements futurs, ces places à occuper dont il inventait l'existence? En interrogeant le texte ainsi, le critique ne considère plus les ajouts comme des pièces disgracieuses mais comme le jeu normal de l'épopée, à la façon dont certains auteurs écrivent à deux ou à plusieurs. Le nom de Vyâsa est expliqué par un verbe signifiant "arranger" ou "compiler", mais aussi "étendre" : activités toutes encyclopédiques qui veulent que l'on insère des textes et que l'on songe à des prolongements. Bien loin de là, nous préférons exclure ce qui se rapporte moyennement à l'intrigue ou au thème centraux alors que l'oeuvre est conçue pour ces apports. Qui viendrait à retirer de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert les textes qu'ils n'ont pas écrits au nom d'un noyau central? Toute la structure épique est dans ces autorisations d'entrées et dans l'invitation expresse à greffer des annexes.

Dans le Mbh, plusieurs moyens d'insertion sont employés : un pèlerinage fait par les héros à un moment d'accalmie, par exemple, est l'occasion de connaître en chaque lieu saint les aventures de sages, de divinités ou de rois ayant trait à ce lieu saint ; une série de questions du héros principal ou du dernier survivant que l'on pose à un sage érudit sont une autre occasion d'introduire des connaissances variées ; Arjuna ne se souvient plus de la leçon de Krishna lors la Bhagavat Gîtâ et Krishna recommence différemment un exposé philosophique (l'AnuGîtâ du chant XIV). Bien d'autres moyens sont mis en oeuvre. Les insertions sont inhérentes au MBh.

D'autre part, tout n'est pas prétexte à des prolongements : il faut des situations de blocage, des endroits où le récit ne peut plus avancer ; alors le prolongement, c'est-à-dire se focaliser sur un personnage autre que les protagonistes, intervient comme issue à ce blocage du récit. Donnons comme exemple de ces blocages au chant XV la mort du roi aveugle Dhritarâshtra : la guerre est finie, le royaume est bien gouverné par Yudhishthira, mais tous se remémorent le temps des crises et en sont affligés ; le vieux roi pleure ses fils. Le récit est dans une situation de blocage : il n'y a plus rien à raconter si ce n'est en faisant de la mort du vieux roi une nouveauté eschatologique. C'est l'option choisie : il meurt après avoir vu sur le Gange le défilé des ombres des guerriers tués vivant dans le bonheur, il meurt en rejoignant le dieu dont il est l'incarnation (solution nouvelle car jusqu'à présent les guerriers allaient au paradis d'Indra et ne fusionnaient pas avec leur dieu).

Ainsi insertion et prolongement sont des nécessités du récit épique. Le seul réel travail est d'unifier ses récits venus d'horizons divers ou de les maintenir dans une unité quand ils se développent parallèlement au texte. Travail stylistique fondé sur des répétitions formulaires, sur l'emploi d'une même métrique. C'est ce qui nous surprend le plus, que la géographie ou la politique soient versifiées, que des sciences objectives ou philosophiques soient mises en poème. Mais c'est le rôle du "responsable" de rédaction de donner une convergence à des articles d'origine variée. A ce sujet, évitons de penser que les formulaires ne sont que clausules de vers et sont uniformes. Une étude stylistique révèle bien des surprises. Elle est rendue possible par le fait que l'on peut télécharger tout le MBh sur Internet grâce au travail de J. Smith et lancer la recherche que l'on désire sur l'emploi de certaines expressions. Ce que l'on obtient est significatif du soin du narrateur. Nous n'en donnerons ici qu'un bref aperçu : au chant XVII, par ex., quand meurent les cinq héros et leur épouse, trois groupes de formules (épithètes nombreuses) se constituent : le premier est fait des expressions qu'utilise le conteur pour parler des héros, le deuxième de celles qu'utilisent entre eux ces héros pour s'appeler, le troisième de celles qu'emploient les dieux pour parler aux héros. A aucun moment les trois groupes sont identiques (Yudhishthira est appelé "le meilleur des Bhârata" par le conteur, puis "roi" par ses frères, "roi des rois" par les dieux). On voit le soin apporté par le texte en un chant final (ébauché seulement, semble-t-il). Les formules ne sont pas forcément de simples artifices, elles construisent l'unité du récit épique et non pas son uniformité.

Si nous adoptons ce point de vue qui impose de chercher dans le récit épique ce qui peut le continuer et l'augmenter, notre regard sur les épopées peut changer. Notre tradition européenne a aussi chez les plus grands ce souci de totalité : Dante en serait un bel exemple, comme V. Hugo, ou E. Pound. Des épopées scientifiques comme L'Atlantiade de Népomucène Le Mercier (1812) trouve aussi leur raison d'être. Le véritable poète épique ne s'en tient pas à un récit historique mais s'accorde le droit des débordements personnels ou aliènes. Or comme nos poètes n'y ont vraiment été autorisés, le mieux est d'imaginer que l'ensemble des épopées européennes n'en fait qu'une, d'autant qu'elles se répondent et se signalent l'une à l'autre. Tel serait notre MBh.

b) L'espace :

Le second mode d'être du Mbh qui nous paraît utile à l'étude de l'épopée répond à une exigence spatiale. Il est connu que l'Inde a privilégié plus le temps que l'espace. La res extensa est de l'ordre de la pensée européenne. Cependant, même si le Mbh est assez indifférent à la description des lieux, à une géographie quelconque ou à un réalisme descriptif, comme d'ailleurs toute épopée, il n'en reste pas moins que les actions définissent un espace dynamique dont la portée est capitale et exportable aux autres épopées.

L'espace central du Mbh est le fameux "kurukshetra", le lieu où la terrible bataille se produit. Cet endroit a déjà été le théâtre dans les temps antérieurs du massacre de tous les guerriers. Mais c'est plus qu'un centre, c'est un vortex qui attire tout à lui. En effet, puisqu'il faut "tout" dire, l'image de rassembler renvoie à un geste simple celui des deux bras ou des deux mains amenant tout vers un centre. Cette première image est celle d'un encerclement mais elle renvoie aussi à une dépression où tout s'engloutit, un pôle d'attraction augmentant son aire. La construction d'un espace dynamique est essentielle pour que l'épopée fonctionne : tout s'y engloutit, tout s'y ramène. Un processus se met en place. C'est le lacet de la mort dont se sert Yama, c'est le vortex où tout aboutit comme le kurukshetra.

Les conséquences de cette réalité sont importantes. Ce processus doit avoir une fin : à force d'amasser et de compacter se forme une pyramide, à force d'engloutir et de compacter se perce un trou sans fond. L'image est la même : tout est resserré (contraintes s'accroissant) et des distorsions se produisent (élévation ou disparition des êtres et des choses). Ce double phénomène est lui-même dédoublé : à l'élévation (les héros sont de plus en plus héroïques) s'ajoute l'éjection: au sommet du cône, ils s'échappent soit en apothéose ou s'effondrent par une chute (le champ de bataille); et s'il s'agit du vortex, le trou n'étant qu'un cône inversé, il y a effondrement (les héros sont de plus en plus contraints par le malheur) et sorties hors du puits selon des issues heureuses (évasions vers un des mondes ou lokâh supérieurs) ou malheureuses (néant, atomisation en vue du samsâra ou réincarnation). Comment s'agence ce double phénomène, sinon par les fins qui se ressemblent (apothéose et issues heureuses, chutes et disparitions) ? L'oeuvre les développe, elle les fait alterner ou les utilise ensemble d'autant que le processus peut comporter en son sein des sous-processus antérieurs.

Il faut garder à la mémoire constamment cette image d'un espace attracteur et de distorsions s'ensuivant. L'épique réside là. Ce que l'on nomme souffle épique, amplification, merveilleux y trouvent leur raison d'être. On dit souvent que le merveilleux est typique de l'épopée. Ce qu'il faut étudier, c'est plutôt comment le merveilleux se met en place et n'apparaît pas comme un artifice malheureux. Or, puisqu'il y a resserrement, que l'espace se concentre et que les formes sont si contraintes qu'elles se dressent (comme de l'argile entre les doigts serrée forme des jets et des pics), les actions humaines seront amenées à être héroïques, grandioses, exceptionnelles. Rien d'anormal à cela. L'espace de base impose son dynamisme. Pour le voir, il suffit que notre attention se porte aux conséquences, sur l'expression de la conséquence : "tout est si contraint et resserré que ", telle est la formulation à étudier. Dans le Mbh, le merveilleux est fondé sur le fait que la proposition de comparaison est aussi celle qui introduit une proposition de conséquences : "yathâ" signifie "de même que" et "de telle sorte ". Beaucoup de phénomènes décrits sont d'abord de l'ordre de la croyance : tel héros est comme un dieu ; mais aussi telle action est si puissante que Le Merveilleux va résider dans la conséquence choisie : l'action a une conséquence sur un autre plan.

Prenons pour exemple l'épisode de la vision des guerriers sur le Gange (Chant XV, 40-41). Scène remarquable par sa beauté : toute une foule sur les bords du fleuve attend la tombée de la nuit pour voir surgir leurs parents, frères, époux et fils morts à la guerre : " L'illustre Vyâsa, le Grand Ancien, entra dans les eaux pures du Gange et convoqua les mondes. Les guerriers Pândava et Kaurava, les rois valeureux, étaient, en effet, dispersés et habitaient toutes sortes de séjours. Alors un grand tumulte se fit dans les eaux, comme autrefois entre les deux armées des Kuru et des Pândava. Et derrière Bhîshma et Drona, par milliers, tous les rois et leurs soldats surgirent des eaux du fleuve Tous portaient des vêtements divins, tous des bracelets étincelants. Ils étaient sans haine, sans orgueil, sans colère ni courroux. Tout le peuple regardait cette multitude joyeuse d'hommes et de femmes enivrée de bonheur, cette armée en marche, comme une étoffe multicolore." Le vieux roi aveugle et son épouse sont dotés d'une vision divine pour ne rien manquer du spectacle. Enfin il est permis aux veuves de rejoindre leurs époux (ce qu'elles font en s'enfonçant dans le fleuve) : 41 "Une à une, ces femmes nobles et vertueuses, entrèrent dans l'eau. Libérées, elles obtinrent les mondes de leurs époux, Rayonnantes d'une beauté divine, ornées de parures divines, portant guirlandes et vêtements divins comme leurs époux."

Le facteur du Merveilleux transforme une scène de nécromancie (sur le miroir des eaux, surgissent les ombres ; un sacrifice des femmes ou satî, ces veuves que l'on tue sur le tombeau de leur époux, est peut-être à la base de cette cérémonie) en une féérie lumineuse. L'épopée transforme l'horreur et le laid en objets esthétiques par le biais de ce principe d'émerveiller. L'opposition est la suivante : sur le rivage, des gens assis dans la nuit et la détresse, sur le fleuve un défilé lumineux d'êtres heureux. Mais la joie de ces derniers est si forte qu'elle provoque une action héroïque (l'envie de les rejoindre, en défiant la mort). Ils vivent de façon si divine que l'on désire les rejoindre. On retrouve ce principe du Merveilleux : à la base une comparaison (ici, implicite - les guerriers sont comme des dieux -) qui inclut une conséquence (si divins que) : les femmes et d'autres rejoignent leurs disparus aimés. Le Merveilleux est dans cette opération de transformation : à une situation de détresse correspond une issue grandiose. L'espace sert ce projet : les bords du Gange, la nuit, le fleuve, le monde se réduit à rien pour des milliers de veuves et de mères. Une sorte d'apothéose (élévation) est offerte.

Appliquons ces quelques résultats à nos épopées et nous constaterons que l'espace y est souvent aussi un encerclement autour d'une ville (Cf. Troie), les cercles de l'Enfer chez Dante, les orbes des cieux chez Milton, etc. Observons le merveilleux dans la mort de Roland à Roncevaux: le héros meurt sur un mont, par éclatement d'une artère, seul au milieu d'ennemis trop nombreux et pour permettre de le venger le soleil retarde sa course : processus de resserrement, d'éjection, de tension. Les héros du Mbh meurent sur une montagne, et l'un d'eux monte sur un char céleste. Dans l'Iliade, la retraite d'Achille sous sa tente provoque un resserrement autour du camp des Achéens à l'origine de comportements humains héroïques et d'interventions divines démultipliées. Un renversement aura lieu et ce sera la ville de Troie qui, à son tour, sera le centre du vortex destructeur.

L'espace est un dynamisme contraignant dans les épopées. L'oublier c'est ne pas comprendre la nécessité du merveilleux et de l'amplification.

 

CONCLUSION :

Il y a de fortes raisons à nos yeux pour privilégier une utilisation du Mbh dans les études littéraires, de façon à renouveler les exemples dont se servent les théoriciens et les critiques, d'autant que l'épopée connaît ces derniers temps un renouveau d'intérêt. Notre époque manifeste un goût accru pour les encyclopédies, les synthèses et les compendiums. On ne peut que regretter l'absence du MBh dans les références employées alors que cette oeuvre est une somme dont les concepts sont très lisibles. Mieux qu'un recensement comme le proposent certains livres sur l'épopée, il faut se tourner vers la constitution de l'épopée. D. Madelénat considère que l'épopée est morte dans nos sociétés et ne survit qu'à titre d'avatars ironiques ou de cycles romanesques. Le constat s'avérerait exact si et seulement si l'on s'est assuré que le dynamisme épique est mort. Cela vient du fait que l'on est tenté de réduire l'épopée à des guerres globales, à une "implacable nécessité", à la "monotonie du rythme", à l'"impassibilité du narrateur", au "dessein providentiel du héros" à peine individué (Cf. Madelénat, L'Epopée, Puf, 1986, p. 246).

Le Mbh amène à d'autres conclusions :

ce n'est pas le conflit qui domine mais comment retarder le conflit de façon à insérer mille et un aspects du monde réel et imaginaire,

ce n'est pas le style qui fait l'oeuvre mais la conciliation et la naissance de plusieurs styles (la fable, le théâtre, l'exposé didactique, le conte, l'historiographie, cohabitent et s'y constituent),

ce n'est pas l'emploi du Merveilleux et de l'excessif mais la transformation du système métaphorique en un système conséquentiel .

Il y a peut-être plus de répétitions dans le roman, ce genre tout-puissant de nos sociétés que dans l'épopée à condition qu'on la conçoive "mahâbharatiquement" : à l'instar de la lumière qui, quel que soit l'indice de réfraction du milieu traversé, choisit le chemin qui minimise son temps de parcours, il existe une clarté épique qui en traversant nos milieux psychiques en révèle et définit la grandeur humaine.

 

A Aix-en Provence, le 31 mars 2001

G-r V.


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