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"LE VOYAGE POLAIRE D'ULYSSE d'après une très ancienne relation d'un voyage polaire"
in
Stimmen der Zeit
Monatschrift für das Geistesleben der Gegenwart Octobre 1925

Herkenrath Roland

Traduction
G. Schaufelberger

PREFACE DE L'EDITEUR

Parmi les nombreux passages énigmatiques que comporte l'Odyssée, l'un des plus célèbres est bien celui où Homère déclare (Odyssée, X, 81-86):

Le septième jour apparut la citadelle de Lamos,
Télépyle des Lestrygons, où le berger qui rentre
Salue celui qui sort, et celui qui sort lui répond;
Là, en ne dormant pas, un homme aurait double salaire,
Tantôt paissant les bœufs et tantôt les moutons brillants. 85
Car les chemins du Jour sont près des chemins de la Nuit.
(trad. Ph. Jaccottet)

Que comprendre de cette succession entre le berger qui rentre et le berger qui sort, de ces chemins du Jour et de la Nuit ? Que faire de ce nom Télépyle dont le sens est "la porte au loin"?

Déjà, au XIIème siècle après J. C., l'érudit byzantin, l'archevêque Eustathe de Thessalonique proposait comme explication que les bergers faisaient paître les ovins le jour et les bovins la nuit, de façon à éviter les taons (Commentarii ad Homeri Odysseam, Lipsiae, Aug. Gothl. Weigel, 1825, tome II);

De son côté, notre auteur, Roland Herkenrath, voit dans ces vers la première preuve d'un périple dans le Grand Nord, au large de la Scandinavie, là où le soleil ne se couche pas au solstice d'été: si l'on ne dort pas, mener une double activité est donc possible. Il n'est pas le premier à émettre cette opinion mais il est intéressant de considérer quelles sont les périodes où les poésies homériques connaissent une interprétation géographique : de la fin du XIXème s. jusqu'à la veille de la seconde guerre mondiale, ce type d'interprétation a cours. Le grand spécialiste de l'Odyssée, V. Bérard, lui-même appartient à cette période : il mentionne l'article de R. Herkenrath mais, quant à lui, place le pays des Lestrygons entre la Corse et la Sardaigne. Les tenants d'un voyage d'Ulysse en Atlantique Nord partageront le point de vue de R. Herkenrath, même si en lieu et place de la Scandinavie, l'Islande est nommée, ou l'Ecosse (cf. A. Bombard, in Les Grands navigateurs, Paris,1976, p.188-216, reprenant la thèse de G. Pillot, Ulysse et le code secret de l'Odyssée, Paris, 1969). Il est vrai que Pythéas le Massaliote à la fin du IVème s. avant J.C. navigua très haut vers le Nord, parlant de la mer qui devient glace et de régions où "la nuit devenait très courte ... de sorte que très peu de temps après son coucher, le soleil se levait de nouveau" (Geminos, Introduction aux phénomènes, VI, 3-23). Mais cela est bien postérieur à Homère, et de la relation que Pythéas fit de son voyage, il ne reste que les citations qu'en font Geminos ou Strabon . Or Géminos de Rhodes (Ier s. av. J .C.), auteur d'un traité d'astronomie mathématique, cite alors le grammairien Cratès de Mallos (IIème s. av. J .C.) persuadé qu'Homère désigne les jours et les nuits polaires dans ces vers énigmatiques ou quand il parle des Cimmériens. En somme, R. Herkenrath reprend la thèse de Cratès de Mallos (dont il se sert d'ailleurs). Il faut ajouter que Cratès de Mallos fut le directeur de la Bibliothèque de Pergame qui rivalisa avec celle d'Alexandrie; deux écoles d'exégèse et de publication des textes homériques existent, celle d'Aristarque ou école d'Alexandrie, au commentaire surtout philologique et critique (expurgeant le texte de ses interpolations, le divisant en 24 chants, sévère pour les formes grammaticales douteuses) et celle de Cratès ou école de Pergame, persuadé de l'infaillibilité d'Homère (édition plus conservatrice, défendant l'authenticité de tous les passages qu'Aristarque élimine). En fin de compte, cette division entre deux conceptions du texte homérique s'est pérennisée, on la retrouve par delà les siècles, et R. Herkenrath pourrait être dit de l'école de Pergame.

Roland Herkenrath ne s'engage pas sur un itinéraire précis mais il note qu'Homère se fait le porte-parole de quelque témoin des journées sans nuit du Nord européen. Or le poète maintient visiblement la description d'un paysage méditerranéen au sein d'un climat sub-arctique et arctique (celui des Lestrygons, de Circé, des Cimmériens, du pays des morts). Il faut donc supposer deux récits : un récit ancien traduisant ces échanges que la Méditerranée mycénienne a connus avec la Mer Baltique pour l'ambre et avec l'Atlantique pour l'étain, et dont l'archéologie se porte garante) et un récit plus moderne : Homère incorpore des données du récit ancien sans trop se soucier des incohérences (la plus frappante est celle où Ulysse, abordant sur l'île de Circé, dit ne plus savoir où le soleil se lève et se couche, et quelques vers après voit se lever l'aube et courir un cerf !).

De sa lecture du chant X à XII, allant de l'épisode des Lestrygons jusqu'au retour d'Ulysse chez Circé après la consultation des morts, on retiendra aussi une ébauche de comparaison entre Ulysse et Jason, tous deux grands navigateurs (mythiques). Tous deux, à l'entrée d'une mer inconnue, s'arrêtent sur une île escarpée possédant une source qui porte dans les deux cas le même nom d'Artakia ("celle de l'Ours"). Ce nom évoque la Grande Ourse, permettant de naviguer vers le Nord (l'Etoile polaire est à proximité, dans la Petite Ourse), annonce l'adjectif "arctique". Voilà une correspondance intéressante, peu relevée.

Cela nous amène à rappeler la dimension imaginaire du texte odysséen. Nous sommes à un endroit de passage, là où le Jour et la Nuit sortent par la même porte (les deux bergers les personnifient). C'était l'opinion de G. Germain (Génèse de l'Odyssée, Paris, 1954). Et même A. Ballabriga, plus porté à renvoyer le texte à la colonisation par les grecs de la Méditerranée, admet que, dans la représentation mentale de l'époque, le Grand Nord était assimilé au lieu où l'Est et l'Ouest se recouvraient (un lieu topologique, si l'on veut, paraissant unique alors qu'il est le résultat d'un pli ou recouvrement, comme si les deux pointes du levant et du couchant, en raison du caractère circulaire du disque terrestre, étaient raccordées): "au nord de l'espace égéen il est un point limite où le soleil à la fois se couche et se lève" (Les Fictions d'Homère, PUF, Paris, 1998, p. 141). C'est pourquoi la Colchide, lieu de la toison d'or que poursuit Jason, se trouve être assimilée au Nord et non à l'Ouest, dans l'imaginaire de l'époque: tout ce qui est aux confins (au-delà du fleuve Océan) tend à se regrouper au Nord et à définir un lieu de passage entre Est et Ouest (par où les directions et les rayons du soleil se redéploient). Le sillage du bateau d'Ulysse n'est pas loin de celui du bateau de Jason. Le texte homérique, d'ailleurs, le dit: seule la nef Argô sut passer les roches errantes ; ces dernières n'étant pas à situer à l'entrée du Bosphore mais dans ces terres septentrionales où l'Est et l'Ouest se rejoignent: "La Circé de l'Odyssée est située dans une sorte de pôle nord qui donne accès aussi bien aux voies maritimes du Pont Euxin (Mer Noire) qu'à celles de la Mer Tyrrhénienne" (Ballabriga, op. cit. p. 162).

La différence de méthode entre les érudits du XIXème s. et nos contemporains apparaît ainsi: là où R. Herkenrath (et d'autres) est en droit de supposer un texte plus ancien (un Urtext) se cachant derrière un plus récent, A. Ballabriga (et d'autres) distingue un plan historique agissant sur des données mythiques éparses : au VIème s. av. J. C. un puissant mouvement de colonisation lié au renversement des rois et à la prise du pouvoir par des tyrans utilise les poèmes homériques pour justifier son expansion (les Homérides ou aèdes ré-écrivent ces textes de façon à satisfaire la demande d'anoblissement de ces tyrans : avoir un ancêtre cité dans l'Odyssée est valorisant) ; de même, d'autres modèles cosmogoniques apparaissent : on quitte les deux modèles mythiques suivants : celui où le soleil se lève et se couche, puis voyage sous la terre, et celui où il s'arrête en un point regroupant l'extrémité occidentale et orientale ; on adopte alors un modèle géométrique, celui d'un disque plat où le soleil n'a plus à voyager par en-dessous, sur le bord duquel il diffuse sa lumière à droite puis à gauche (ce dernier modèle se rapprochant mieux de celui du soleil s'arrêtant, se trouve mis en valeur par les Homérides).

Que l'on adopte la méthode des érudits du XIXème s. ou celle de nos contemporains, on observe que deux plans se construisent : un plan historique et un autre théorique. Mais la ligne de démarcation passe entre ceux qui donnent au texte d'Homère un arrière plan archaïque et ceux qui le pensent récent, entre ceux qui font remonter le texte au plus haut (XIIème s. av. J. C, , voire plus si l'on adopte l'idée d'un modèle indo-européen) et ceux qui le font descendre au temps de la Grèce pré-classique (VIème s. av. J. C.). Parmi les analystes du texte, c'est une autre division, en plus de celle d'Alexandrie et de Pergame. Comment expliquer alors que le texte réponde aussi bien à ces "malversations" (tiraillements vers l'interpolation fautive ou l'infaillibilité, vers le haut ou vers le bas) en tous sens qu'il subit ? Il se peut (et ce serait notre position) que le récit soit "plastique", à savoir ouvert aux déformations, d'autant plus que son caractère est mythique. Un mythe a cette superbe capacité à s'adapter à une grande variété de situations, selon les époques, à s'inscrire dans l'Histoire dont il aide à faire surgir les traits marquants. Nous en serions, nous herméneutes en tous genres, les victimes heureuses.

La Rédaction

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"LE VOYAGE POLAIRE D'ULYSSE
d'après une très ancienne relation d'un voyage polaire "(1)

par R. Herkenrath

(article paru dans Stimmen der Zeit
Monatschrift für das Geistesleben der Gegenwart - Octobre 1925)

Notes

Dans l'Odyssée d'Homère, nous rencontrons quatre passages, jusqu'ici inexpliqués, qui, en les comparant entre eux, nous donnent de fermes raisons de penser qu'Homère a fait faire à ses héros un voyage polaire et qu'il a utilisé pour cela les données d'une très ancienne relation d'un voyage polaire. Il s'agit des "insertions" suivantes, comme nous les appellerons: Chant X, 82-86 (insertion 1); Chant X, 190-192 (insertion 2); Chant XI, 13-19 (insertion 3); Chant XII, 3-4 (insertion 4). Leur teneur sera donnée en lieu et place. Nous chercherons à nous orienter autant que possible d'après le texte traditionnel, et nous nous demanderons à la fin, au vu des explications données, si ces quatre insertions sont à attribuer à Homère, ou non.

Cette étude suit ses propres voies et son propre but. Elle ne se justifie pas au moyen des autres tentatives d'interprétation dont aucune n'a saisi le lien unissant ces quatre insertions: soit elles n'ont tout simplement pas pensé aux conditions arctiques, soit elles n'ont pas tenu compte de la cohérence difficile à appréhender du texte. L'explication proposée ici se justifiera d'elle-même.

Commençons par traiter l'insertion 2 (X, 190-192), un passage très étrange. Pour nous mettre sur la voie, voyons d'abord les circonstances dans lesquelles il se produit. Dans ses aventures précédentes, Ulysse avait été attaqué par les Lestrygons cannibales, y avait laissé onze de ses douze navires avec leurs équipages et avait pu sauver d'extrême justesse son navire et ses gens. Ils abordent sur une plage inconnue et, effrayés et épuisés d'avoir dû ramer en hâte, ils restent là sans bouger deux jours et deux nuits, enveloppés dans leurs manteaux. Le troisième jour, le héros se ressaisit; il escalade une hauteur pour regarder autour de lui. Ils sont sur une petite île; en son centre de la fumée monte d'une forêt - comme on verra plus tard, de la demeure de la magicienne Circé. Un grand cerf, tué sur le chemin du retour, redonne courage aux compagnons. Mais ce n'est que le matin suivant, qu'Ulysse ose les convoquer à un conseil. Il s'agit d'envoyer des hommes en reconnaissance: une mission effrayante, les expériences précédentes et particulièrement chez les Lestrygons leur ayant apporté tellement de malheurs. Leur chef cherche à les convaincre par son discours:

Amis, nous ne voyons où sont (ni) l'ombre ni l'aube, 190
Où le soleil brillant pour les hommes va sous la terre
Ni où il reparaît; examinons donc au plus vite
S'il demeure une issue: pour moi je n'en vois pas.
En effet, en grimpant sur une roche haute,
J'ai vu une île couronnée par la mer infinie. 195
Elle est basse, et j'ai aperçu une fumée
En son milieu, parmi des bois et d'épaisses chênaies

"Je ne vois pas d'autre issue - telle fut sa pensée secrète - que de nous renseigner auprès de ce foyer." Les compagnons le comprennent; car:

En entendant ces mots, chacun sentit son cœur se rompre:
Ils pensaient aux exploits d'Antiphatas le Lestrygon,
Aux violences du valeureux Cyclope mangeur d'hommes 200.

Seule une raison particulièrement sérieuse pouvait rendre nécessaire un nouvel essai: elle est donnée dans les vers 190-192. Son sens général est clair: "Nous avons complètement perdu le cap, - veut dire Ulysse - et dans cette mer qui s'étend à l'infini autour de l'île, il n'y a aucun amer vers lequel nous pourrions nous diriger." Mais, que nous dit exactement le texte ? Cela ne peut pas être une espèce de locution proverbiale, du type "Je ne connais ni dieu ni maître", Cela pourrait éventuellement être le cas pour la première partie, "Nous ne voyons où sont (ni) l'ombre ni l'aube", mais cela est totalement exclu, vu l'explication qui suit immédiatement: "Où le soleil brillant va sous la terre, ni où il reparaît". Regardons de plus près les mots employés: comme on le sait, Homère ne connaît que deux directions dans le ciel, l'est et l'ouest - "l'ombre et l'aube" comme il est dit ici. Elles sont définies, comme nous le disent les vers 191 et 192, par les deux points où le soleil se lève et où il se couche. À partir de ces deux points et de la ligne qui les relie, on peut en fait définir toutes les autres directions. Cela vaut aussi naturellement pour la navigation. Si, en pleine mer, ces deux points disparaissent par suite d'un temps très couvert, disparaît également toute possibilité d'orientation. Et c'est bien ce que dit Ulysse. Il leur était déjà arrivé, de perdre leur orientation, comme par exemple en arrivant de nuit dans le pays des Cyclopes; ils ne savaient plus le chemin du retour, mais avec la venue de l'aube, ils étaient au clair sur les directions célestes. Mais ici, ils n'en savent plus rien. Ils sont tous désemparés, même l'"ingénieux" Ulysse. Il est donc absolument nécessaire de demander des explications à Circé. C'est là le sens du texte, et c'est justement ce sens qui lui fournit une raison importante de développer l'action. En effet, Ulysse divise l'équipage en deux parties, l'une conduit par lui-même, l'autre par Euryloque, et laisse le sort décider lequel partira en reconnaissance. Les vers 190-192 sont donc bien en liaison avec ce qui va suivre: Ils fournissent une base sûre, incontournable, aux développements ultérieurs.

Mais il est également évident que la suite du récit du poète ne correspond pas au sens du texte tel que nous venons de l'établir. Tout de suite avant, le héros disait, à la première personne (185-188):

Le soleil se coucha, le crépuscule vint 185
et nous nous étendîmes sur la frange des brisants.
Lorsque parut la fille du matin, l'aube aux doigts roses,
Je réunis mes gens et je leur déclarai:

Et le jour avant, les brûlants rayons du soleil avaient poussé au ruisseau le cerf qu'il allait tuer. Ils devaient donc pouvoir s'orienter au soleil: l'exact contraire des vers 190-192 ! Il nous faut reconnaître cette contradiction sans réserves, mais la laisser de côté pour le moment. Simplement noter ceci: même si, comme nous l'avons supposé au début, le poète lui-même a introduit ces vers 190-192 dans son poème, ils ne viennent pas de son invention poétique ni de sa propre imagination. Nous ne devons pas le croire capable d'avoir forgé de lui-même de telles contradictions. Leur contenu doit lui avoir été inspiré en quelque sorte de l'extérieur et il l'a inséré pour une raison particulière. Il faudra d'abord montrer ce qu'il en est.

Mais pour le moment, nous sommes devant une autre énigme: comment pouvons-nous comprendre qu'ici, sur Aiaiè, les voyageurs, dénués de toute possibilité d'orientation, ne reconnaissent plus ni l'Est ni l'Ouest ? Le poète nous donne un indice précieux, environ cent vers auparavant (insertion 1), quand il nous parle des Lestrygons (X, 82-86)

... où le berger qui rentre
Salue celui qui sort, et celui qui sort lui répond;
Là, en ne dormant pas, un homme aurait double salaire,
Tantôt paissant les bœufs et tantôt les moutons brillants: 85
Car les chemins du Jour sont près des chemins de la Nuit.

Le poète nous dit en plaisantant que le berger, qui rentre généralement tard, pourrait reprendre les troupeaux du gardien de vaches qui se lève de bonne heure, ressortir, et ainsi gagner double salaire. Les chemins de la nuit et du jour sont si proches, parce que le chemin - la durée - de la nuit est si court que tout de suite la course du jour reprend. Le grammairien Cratès de Mallos (2ème s. av. J-C.) a déjà compris, et tous les commentateurs en sont d'accord, qu'Homère décrivait ici les courtes nuits d'été des hautes latitudes nord, dont il devait avoir certaine connaissance. Cette indication n'a aucun rapport avec le cours du récit, mais elle sert parfaitement à éclaircir le sens des vers 190-192 sur Aiaiè, et semble, dans l'intention du poète, destinée à y préparer. Ce serait du vrai art homérique ! Mais comment donc ? Ici, nous devons partir du fait bien établi qu'Homère a imaginé un voyage d'Ulysse dirigé vers le nord ouest. Nous devons supposer aussi que le héros a continué vers le nord, depuis la Télépyle des Lestrygons jusqu'à Aiaiè. Ce qu'il nous dit de Télépyle, que les nuits d'été sont courtes, correspond à une contrée située au sud du cercle polaire. Si nous plaçons Aiaiè au nord du cercle polaire, Ulysse arrive en un endroit où règne un jour ininterrompu, le jour polaire. Cela nous ramène à ce dont il se plaint devant ses compagnons aux vers 190-192: pendant la durée du jour polaire, qui croît avec la latitude, le soleil se déplace autour de la terre, sans se coucher ni se lever, un peu au-dessus de l'horizon. La conséquence en est qu'on ne peut plus distinguer l'est de l'ouest et que, comme les étoiles sont obscurcies par la lumière du jour, il devient impossible de s'orienter. Un autre moyen serait de disposer d'amers, mais Ulysse n'en voit aucun, seulement la pleine mer. Si le poète nous dit avec les vers 82 sq. que les voyageurs sont arrivés dans les contrées du nord aux très courtes nuits d'été, il nous explique avec les vers 190 sq. qu'ils ont atteint les latitudes des jours ininterrompus, avec la conséquence que, par suite du manque de coucher et de lever de soleil, ils ne peuvent plus s'orienter. Ces deux insertions ont sans aucun doute un caractère d'indication géographique, sauf que la seconde a été introduite en même temps dans le récit. Ce caractère commun, on pourrait presque dire extérieur, de simple indication géographique est aussi mis en lumière par le fait que la description des paysages ne semble pas en être influencée. Elle ne correspond pas aux hautes latitudes, mais plutôt à la patrie du poète, avec ses conditions climatiques complètement différentes. À Télépyle (insertion 1), il y a une route sur laquelle les Lestrygons mènent des charrettes lourdement chargées des montagnes à la ville, et sur Aiaiè (insertion 2), le cerf paît dans d'épaisses broussailles et la magicienne verse aux compagnons transformés en porcs des glands, des faines et des fruits rouges de cornouiller. Cela ne fait qu'ajouter aux contradictions signalées plus haut entre ces insertions et les descriptions du poète dans la suite du récit. Et c'est justement à cause de leur caractère décousu que nous les avons nommées "insertions".

Mas l'île d'Aiaiè présente encore une autre particularité, qui est décrite dans la quatrième insertion (XII, 3-4). Ce qui est dit dans ces vers paraît également incompréhensible sinon encore plus inconcevable que la deuxième insertion: "on ne pourrait trouver là ni est ni ouest". Cela ramène en fait au même sens, parfaitement clair. Écoutons-les dans leur contexte. Au onzième Chant, Ulysse a rejoint l'Hadès depuis Aiaiè, au douzième, il revient de nouveau à l'île. Il raconte lui-même:

Quand le navire eut quitté les eaux du fleuve Océan,
Il retrouva la houle de la mer aux larges voies
Puis l'île d'Aiaiè où l'aube, fille du matin,
A ses demeures, son séjour (ses danses (2)), où le soleil a ses levers (3),
Arrivés là, nous échouâmes le bateau dans le sable 5
Et mîmes pied à terre sur la frange des brisants.
C'est là qu'on s'endormit en attendant l'aube divine.

Que les compagnons d'Ulysse sommeillent sur la plage en attendant la clarté du jour (5-6), c'est à dire l'aube qui pourtant a ses demeures sur cette île (3-4), et tout de suite après que l'aurore aux doigts roses apparaisse (8), que plus loin le soleil, qui a ses levers sur cette île (4), s'y couche un peu plus tard (31), toutes ces contradictions ne nous surprennent plus: elles sont semblables à celles qui ont déjà été introduites par l'insertion 2 (X, 190-192). Mais ici s'ouvre un autre abîme, infranchissable, entre l'affirmation du poète que c'est sur cette île que se trouvent les demeures de l'aurore et les levers du soleil, et l'hypothèse irréfutable du même poète, hypothèse qui se base sur les insertions 1 (X, 82 sq) et 2 (X, 190 sq), à savoir que le navire d'Ulysse s'est fourvoyé au nord ouest, dans les hautes latitudes. Le poète a-t-il lui-même perdu ses facultés d'orientation, qu'il confonde l'est et l'ouest ? Ce passage a résisté jusqu'ici à toute tentative d'explication. Et pourtant ce que le poète décrit ici est une réalité, étonnante certes, mais qui apparaît vraiment dans la zone polaire. Mais ceci, de façon bien compréhensible, n'a absolument pas été compris par le poète.

Rappelons-nous que durant le jour polaire, le soleil reste si proche de l'horizon qu'on dirait qu'il se lève. " Les levers (antolai) du soleil", le pluriel convient donc parfaitement. Cela semble enfantin. Mais quelle possibilité restait-il à l'"homo homericus", qui n'avait aucune idée de la rotondité de la terre et l'imaginait comme un disque plat, quelle possibilité lui restait-il sinon de prendre cet étonnant phénomène arctique pour un incessant lever de soleil ? De même, il voit là les demeures (oikiai) et les danses (choroi) du matin naissant. Un long crépuscule est bien le signe de la zone polaire: il y est chez lui, il y ouvre le bal. Selon toute vraisemblance, il s'agit ici de la lumière nordique que le poète aurait assimilé à l'aurore, dont elle a les couleurs. D'une manière poétique et juste, il nomme joliment les aurores boréales et les rayons changeants et mouvants de la lumière nordique "les danses de l'aurore". Ce serait bien une tentative d'explication naïve, presque enfantine, correspondant au degré de connaissance de son époque. Sûrement, il pensait aux longs crépuscules de ces régions. C'est pourquoi, dans le grand nord, Helios pratique et joue ses levers, c'est pourquoi Eos y a ses demeures et y danse. Mais cela n'empêche pas le soleil de produire chez nous, dans les zones tempérées, par ses levers et ses couchers, nos journées de vingt-quatre heures; ni l'aurore de se réveiller chez nous une fois par jour à l'aube. Ces représentations cohabitaient pacifiquement dans l'esprit des hommes d'alors et chacune contenait sa propre part de vérité. Ils reconnaissaient d'autant moins le rapport interne entre ces deux phénomènes que cela les faisait buter sur une contradiction apparente. Le monde leur paraissait encore merveilleux; et tout particulièrement dans le domaine des contes où nous nous trouvons avec l'Odyssée.

Il est maintenant particulièrement utile de découvrir que les deux insertions qui se rapportent à l'île d'Aiaiè, la quatrième ici (XII, 3-4) et la deuxième (X, 190-192), se complètent pour une description complète du jour polaire et que leurs contenus se comportent comme la cause (XII, 3-4) et l'effet (X, 190-192). Ainsi nos hypothèses se confirment-elles mutuellement et il devient clair que le poète a placé ces deux passages l'un après l'autre.

Mais le poète ne connaît pas seulement le jour polaire sur Aiaiè, il connaît aussi la nuit polaire et la place pas très loin d'Aiaiè. Il en parle dans l'insertion 3 (XI, 13-19). En effet, Ulysse, favorisé par le vent du nord (X, 505: sq), traverse en un jour la mer et un bras du fleuve Océan qui fait le tour complet du disque terrestre, et aborde sur l'autre rive de ce fleuve, à l'endroit où s'ouvre l'entrée du monde souterrain:

Il parvint aux confins du profond cours de l'Océan.
Là se trouvent la ville et le pays des Cimmériens,
Couverts d'un voile de brouillard; sur eux, jamais,
Le soleil éclatant ne fait descendre ses rayons,
Pas plus quand il gravit les hauteurs du ciel constellé 15
Que lorsque à son zénith, il se retourne vers la terre;
Une funeste nuit s'étend sur ces infortunés.

Nous avons déjà attiré l'attention sur l'opposition entre les Cimmériens, c'est-à-dire "les hommes de l'obscurité", et les Lestrygons avec leurs courtes nuits, Mais plus grande encore est l'opposition avec le jour polaire sur Aiaiè. La proximité de ces trois lieux entre eux - pays des Lestrygons, île d'Aiaiè et pays des Cimmériens - prouve que la "funeste nuit" de ce dernier fait également partie des manifestations polaires. Mais ici, la description de la réalité est manifestement inexacte. Au lieu de dire tout simplement que les territoires du grand nord sont enveloppés d'obscurité une partie de l'année, le poète laisse les habitants d'une partie de ces contrées, les Cimmériens, tâtonner constamment dans la nuit et le brouillard. Avec ce décalage, il semble avoir exercé une licence poétique, pour le bien de son épopée. Il fallait bien qu'une nuit éternelle règne à l'entrée de l'Erèbe. On pourrait en conclure que le poète s'était représenté les courtes nuits des Lestrygons et le jour polaire d'Aiaiè comme des états permanents; mais ce n'est pas certain. Qu'il ait pris la précaution d'introduire les deux dernières insertions de façon qu'elles collent autant que possible avec la trame du récit, le beau cadre que cela fournit au voyage dans l'Hadès nous le montre. L'obscurité cimmérienne ombre la descente du héros, le lever d'Hélios et la ronde joyeuse d'Eos les saluent quand il remonte.

Si l'on voulait rechercher d'autres contradictions, on trouverait impensable que sur Aiaiè, l'ardeur brûlante du soleil pousse le cerf vers une source, alors qu'à un jour de distance, chez les Cimmériens, jamais un rayon de l'astre du jour ne passe. Mais, dans le domaine des contes, qui soumet à la raison les trouvailles poétiques ?

Voilà ce que nous avions à dire sur ces quatre passages. Si nous essayons maintenant de rassembler les résultats et d'en tirer les conclusions, on trouve une série de propositions. Tout d'abord, ces quatre insertions forment un tout, elles indiquent le nord et se complètent en donnant une description complète de l'état du soleil et de la lumière dans les contrées nordiques. Sur le plan géographique, elles se rapportent à trois lieux voisins et veulent montrer des phénomènes qui sont liés à la position géographique de ceux-ci. Bien évidemment, les indications sur les courtes nuits d'été chez les Lestrygons nous situent dans les hautes latitudes des contrées polaires. Par suite de la proximité de l'île d'Aiaiè et du pays des Cimmériens, les indications sur les phénomènes naturels dans les insertions correspondantes doivent aussi désigner le nord. Et effectivement, ces passages, qui sans cette hypothèse seraient incompréhensibles, deviennent clairs, mot pour mot: ils fournissent ensemble une image complète étonnamment exacte des phénomènes lumineux arctiques. La première insertion nous montre les courtes nuits d'été, la deuxième et la quatrième le jour polaire avec ses multiples particularités, la troisième la nuit polaire. Elles ont en commun la même étonnante contradiction entre leur contenu et les autres descriptions du paysage de la même contrée. Ces insertions peuvent être comparées à des blocs erratiques qui se tiennent solitaires sur une verte prairie, parmi des pierres sculptées. En d'autres mots, les conditions climatiques de ces endroits, telles que le poète les décrit, ne vont pas avec la position géographique que les insertions leur assignent. Celles-ci ne viennent donc pas du poète, mais du dehors. Il les a trouvées, pas inventées, et il les a laissées comme elles étaient, étrangères et contradictoires.

Mais, deuxièmement, le poète a imprimé son sceau en plaçant ces quatre insertions à un endroit convenable et en cimentant solidement la deuxième dans l'échafaudage du récit, de telle sorte que la leçon sur les conditions climatiques polaires semble être de lui. Et les informations qu'il donne servent à déterminer géographiquement le voyage d'Ulysse. Elles montrent clairement que ses escales sont chaque fois caractérisées par les phénomènes décrits. Après la première insertion, il se trouve dans un pays où les nuits sont courtes; selon la deuxième, après une longue étape éreintante à la rame, sur les rivages de l'île d'Aiaiè, où il rencontre le jour polaire; selon la troisième, il atteint, après un voyage d'un jour, accéléré par le vent du nord, le pays des Cimmériens où règne la nuit polaire; la quatrième le fait revenir sur l'île d'Aiaiè, avec son jour polaire. Une partie notable du voyage d'Ulysse, à savoir le Chant X (à part l'épisode d'Éole, X, 1-79), le Chant XI et le début du Chant XII (jusqu'au vers 146), se déroule dans les contrées polaires. La descente au monde souterrain y est introduite, car l'entrée de celui-ci se trouve au pays des Cimmériens. Le héros de l'Odyssée a donc accompli un voyage polaire.

Troisièmement, les connaissances apportées par ces insertions, qui permettent au poète de présenter Ulysse comme un voyageur polaire, lui sont parvenues de l'extérieur. Déjà leur altérité par rapport au texte qui les entoure nous le montre, tandis qu'elle exclut qu'elles aient pour origine l'expérience propre ou la libre invention du poète. On voit bien aussi combien le poète lui-même n'est absolument pas en état d'apprécier la portée de ces informations. En elles-mêmes, ces connaissances lui paraissent complètement attestées; il place la réalité qu'elles contiennent avec la même conviction que les conditions climatiques apparemment contradictoires qu'il décrit d'après son pays et qu'il met juste à côté. Ainsi les "levers du soleil" des hautes latitudes Nord Ouest et le lever du jour à l'est, dans sa patrie (insertion 4). Et les informations contenues dans les insertions étaient effectivement bien attestées; elles rendent, avec une exactitude et une précision ahurissante, les conditions réelles. Une seule différence: le décalage concernant le lieu et la durée de la nuit polaire des Cimmériens, à moins qu'il ne s'agisse d'une mauvaise compréhension de la source. Nous pouvons donc avancer avec certitude la proposition: les informations que le poète nous donne sur les contrées polaires reposent sur des connaissances sûres qui lui sont parvenues de l'extérieur.

Si nous cherchons maintenant par quelle route ces connaissances auraient pu parvenir jusqu'à la patrie du poète, nous sommes forcés d'admettre qu'il s'agit non pas d'une route terrestre, mais d'une route maritime vers le nord ouest. On a cru que les informations sur les courtes nuits d'été chez les Lestrygons étaient parvenues au monde grec par les Phocéens grâce au commerce de l'ambre jaune qui se propageait de contrée en contrée depuis la Mer Baltique. Mais ce point de vue ne tient pas, car cette information sur les courtes nuits chez les Lestrygons, n'est pas isolée, mais forme un tout étroit avec le contenu des autres insertions. Les informations de l'Odyssée sont trop précises et trop complètes pour pouvoir avoir été obtenues avec une telle précision et une telle perfection par cette route terrestre. Et puis, il n'y a aucune raison valable pour qu'elles aient été acquises sur cette route, car les rivages de la Baltique ne se trouvent pas assez au nord. Bien plus choquante est l'indication que dans le grand nord on ne pouvait plus distinguer nulle part l'ouest de l'est. Si l'on suppose, par contre, que des marins habiles avaient navigué sur l'Atlantique et pénétré dans les régions arctiques en suivant les côtes de la Norvège, alors tout s'éclaire de la façon la plus lumineuse. Pour des marins, c'était là une découverte et une expérience des plus importantes: ils devaient bien voir qu'ils perdaient, comme Ulysse, la possibilité de s'orienter dés qu'ils pénétraient au cours de leur voyage dans le jour polaire, au-delà du cercle polaire (Il semble que ce n'est que grâce à une relation de voyage reposant sur une expérience réelle, que le poète a été amené à répartir de façon si juste dans le récit les insertions concernant ces trois lieux, et qu'il a pu le faire). Mais, et c'est peut être la raison déterminante de notre hypothèse, cela explique clairement pourquoi le poète a placé le voyage d'Ulysse dans le lointain nord ouest: il pouvait donner à un voyage polaire des caractéristiques sûres, car ses informations provenaient d'un voyage polaire dans les mers du nord ouest. Selon toute vraisemblance, nous devons nous en tenir à cela.

Quatrièmement, le but du poète en introduisant ces insertions était la glorification d'Ulysse. En nous plaçant de ce point de vue, nous avons un aperçu sur la façon dont le poète a organisé l'œuvre grâce à l'utilisation et au traitement de ces passages. Ils lui rendaient pour la fabrication de l'épopée un trop grand service pour qu'il ait pu s'en passer. Son héros devait battre tous les records en esprit d'entreprise, en courage pur, en astuce inventive et en ténacité triomphante dans toutes les actions qu'un homme pouvait accomplir. Il l'a donc conduit, à travers toutes sortes d'aventures, jusque dans l'Hadès, à l'image d'Hercule lui-même, Comme celui-ci sur terre, Ulysse devait être l'homme qui, sur mer, fait le tour de la terre et de la mer jusqu'à l'Océan, le fleuve des confins, qui voit tous les pays et toutes les coutumes des hommes et résiste à tous les dangers menaçants. Le poète voulait ainsi transmettre une image du monde étendue et complète. Il possédait des informations sur les mers du grand nord et ses phénomènes étranges et des marins hardis étaient déjà parvenus jusque là. Il fallait que son héros entreprenne aussi cette aventure, il fallait qu'il aille là où le berger qui rentre salue celui qui sort, là où sont les levers du soleil et les demeures et les danses de l'aube, là où on ne peut plus distinguer l'ouest de l'est pour calculer sa route; là enfin où les Cimmériens sont enveloppés d'une nuit éternelle. C'est-à-dire dans le lointain nord ouest. Bien d'autres contes de marins pointent dans cette direction, qu'il aurait voulu raconter si les contrées où elles se déroulent n'étaient pas si floues. Il devait laisser ses héros être jetés par la tempête dans ce lointain nord ouest, parce que l'océan Atlantique était bien au-delà du trafic maritime de son temps, bien au-delà de ses limites, la Lybie et la Sicile, et que le poète lui-même était dans le noir en ce qui concerne les mers lointaines de l'ouest et du nord. Là, il pouvait arranger la scène de l'aventure suivant ses propres désirs et dérouler son récit sans contrainte ni contrôle. Et puis la mer jusqu'à la Colchide, située autrefois dans un Est lointain, s'était trop rapprochée pour les grecs de l'époque d'Homère pour que de nouveaux contes y trouvent encore leur place. Et le sud est était déjà pris, dans la même Odyssée, par le voyage de Ménélas.

Cela doit être la raison pour laquelle notre poète a également placé dans le lointain nord ouest l'expédition des Argonautes. Il leur fait toucher également les contrées polaires; présentons rapidement ce passage. À l'occasion du passage d'Ulysse au deuxième endroit dangereux, les Planctes, lors de son retour depuis Aiaiè, le poète raconte qu'aucun bateau ni aucun oiseau n'est encore passé sans dommage devant ces rochers: seulement la nef Argô aurait pu les doubler avec l'aide de Héra lors de son voyage de retour depuis Aiétès (XII, 69-72)

Un seul navire de la mer put jamais la doubler,
Argô la glorieuse, au retour de chez Aiétès. 70
Le flot l'aurait aussi jetée contre les grandes roches
Si Héra, qui aimait Jason, ne l'avait sauvée.

Le nom d'Artakia, que le poète a donné à la source proche de Télépyle, la ville des Lestrygons (Odyssée, X, 108), est le même que celui (4) de la source de Kysikos dans la Propontide (mer de Marmara), rendue célèbre par les Argonautes; cela montre, selon toute vraisemblance, que le poète pensait au voyage des Argonautes. On comprendra bien les intentions d'Homère au fait qu'il laisse la "glorieuse Argô", la vedette de la première et mythique aventure maritime de grand style, croiser la route de son Ulysse. Peut-être voulait-il signifier qu'Ulysse surpassait Jason en gloire; ce dernier n'avait pas atteint les vraies contrées polaires et n'était pas allé jusque chez les Cimmériens et dans l'Hadès.

Nous disons: Homère. Mais nous nous trouvons devant la dernière question: Est-ce que ces insertions font vraiment partie à l'origine de l'épopée. Devons nous les attribuer à Homère lui-même ? Nous pouvons et nous devons répondre affirmativement. Comment un poète ultérieur aurait-il pu trouver trois localisations convenant aussi bien à l'implantation de ces quatre insertions, alors que l'arrangement originel de l'œuvre ne les prévoyait pas ? Qui aurait osé les introduire, malgré les contradictions dans lesquelles il se serait trouvé avec leur environnement proche. Et, ce qui est encore de plus de poids, qui aurait pu réussir dans de telles circonstances à griffonner ces ajouts en différentes places, non pas sur un seul, mais sur de nombreux exemplaires, de sorte à falsifier l'ensemble des exemplaires transmis sans qu'il reste aucune trace de la version d'origine ? Cela est hautement invraisemblable. Finalement, il reste une seule question: Homère lui-même est-il responsable de ces contradictions ? Nous avons déjà montré que l'introduction de ces insertions représentait aux yeux du poète un grand avantage, presque une nécessité incontournable. Supposons qu'il se soit rendu compte de tous les inconvénients qui en résultaient, ce qui n'est pas évident: il aurait également vu l'impossibilité pratique d'un compromis. Il était ainsi placé devant le dilemme suivant: ou bien renoncer à son grand projet d'accroître la gloire de son héros par la plus hardie des navigations dans les plus lointaines des mers du nord ouest sur lesquelles il possédait des informations suffisantes, ou bien fermer les yeux sur les contradictions inconciliables. Et Homère a choisi la seconde, avec une naïve génialité.

Nous connaissons au moins une source de la description du voyage d'Ulysse. Mais ce serait une erreur de chercher sur nos cartes les lieux nommés par cette source, comme, par exemple, de considérer les Lestrygons comme une tribu germanique en Scandinavie. Suite aux recherches effectuées, Homère ne donne aucune raison positive pour cela.

Pour conclure, l'âge de la source. Puisque nous savons qu'Homère lui-même a utilisé ses informations, nous sommes autorisés à la faire remonter très tôt, en tout cas avant le huitième siècle avant Jésus-Christ. Il est difficile de déterminer avec certitude d'où lui venaient ces informations. Certainement pas du trafic maritime grec de son époque, il n'allait pas assez loin. La plus grande probabilité est qu'elle lui venait des Phéniciens qui, au douzième siècle avant Jésus-Christ, avaient ôté aux Crétois la souveraineté sur les mers et poussé leurs navigations pour l'étain et l'ambre jusqu'en Angleterre et dans les eaux de la mer du Nord et de la Baltique. Même au temps d'Homère, les Hellènes leur doivent beaucoup de connaissances et d'impulsion. Sous quelle forme ces connaissances se transmettaient-elles sur le sol grec ? Il faut plutôt penser à des chants scandés. S'il s'agissait dans cette très ancienne relation non pas d'un voyage au cours duquel ils se seraient égarés par hasard, mais de voyages maritimes d'exploration, peut-être répétés, alors ce qu'il en reste parle des réalisations audacieuses d'une époque qui ne peut se comparer en rien avec nos moyens modernes de navigation. Elles n'ont rien à envier en audace aux expéditions polaires de notre temps.

Roland Herkenrath S. J.

Notes:

(1) Pour les textes de l'Odyssée, nous nous servirons de la traduction française de Ph. Jaccottet, publiée au Club français du livre, Paris, 1955, réeditée par Maspéro en 1982 et par La Découverte en 2000. (NdT).

.(2) Ph. Jaccottet est le seul à traduire "khoroi" par "le séjour" (Il s'en justifie en disant que choroi = places de danse). Nous introduisons entre parenthèses la traduction de R. Herkenrath, "Tänze", soit "danses". (NdT).

(3) Nous avons légèrement modifié la traduction de Ph. Jaccottet, "où le soleil se lève", pour tenir compte du pluriel "antolai". (NdT).

(4) Kysikos est le roi d'une île à l'entrée du Bosphore ou Propontide: "c'est là qu'Argô aborda....le Beau Port l'accueillit dans sa course. C'est là aussi qu'ils détachèrent leur pierre-amarre trop petite et la laissèrent au-dessous d'une source, la source Artakia" Apollonios de Rhodes, Argonautiques, I, 954-957, trad. F. Vian, Les Belles Lettres, Paris, 1974. Artakia signifie " de l'Ours " c'est-à-dire "de la Grande Ourse" ou en somme "l'arctique, celle du Nord " (NdT).

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