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Le mirage : un non-dit de la Littérature et de l'Inde ?

Conférence

de

Guy Vincent

 

Conférence donnée le 16 Mai 2002 dans l'amphi Guyon dans le cadre des journées d'étude de l'ARI (Association de Recherche sur l'Inde, Dep. des Sciences de l'Antiquité, Université de Provence, 29 av. Robert Schuman, Aix-en-Provence).

Le mirage : un non-dit de la Littérature et de l'Inde ?

Souvent, de l'Inde, nos contemporains connaissent la notion de Mâyâ : l'illusion, l'image trompeuse, l'apparence. La réalité est mâyâ, une illusion que nos sens et nos désirs fabriquent. La BhagavâtGîtâ par exemple a ce distique (VII, 14) : " daivî hy esâ gunamayî mama mâyâ duratyayâ - en effet, cette divine illusion, constituée de tendances, faite par moi, est inaccessible ; mâm eva ye prapadyante mâyâm etâm taranti te - seuls ceux qui m'approchent traversent cette illusion ". Mâyâ pourrait se traduire par puissance divine d'illusion au sens où le dieu est l'auteur de cette réalité éphémère et illusoire. Mais parmi les illusions, il en est une qui se déclare comme telle et avoue sa réalité trompeuse : c'est celle du " mirage ". Un mirage est une mâyâ qui n'a pas besoin d'être déjouée et qui a l'honnêteté, aimerait-on dire, de se présenter comme illusoire. Alors nous nous sommes demandé s'il y avait des descriptions de mirage dans la littérature indienne et si la spéculation indienne avait fait cas de ce phénomène optique, vu le goût marqué de cette civilisation pour les ruses de " mâyâ ". On sait en Europe l'usage argumentatif que Descartes et d'autres penseurs firent du bâton trempée dans l'eau dont l'image est brisée.

Certes, le mirage est un phénomène qui a commencé à trouver son explication au XVIIIème s. avec les travaux de Gaspard Monge et dont on s'est soucié assez tardivement. Le mot même de mirage est introduit dans la langue en 1753 à l'Académie des Sciences de Paris, emprunt des savants au vocabulaire des marins : mirage vient de mirer (observer) et d'image, il fait fusionner le fait d'être vu et le fait d'être une représentation. Gaspard Monge fut officier de la Marine Royale et en tant qu'homme de science, il fit partie de l'expédition de Bonaparte en Egypte : outre ses talents de chimiste et d'ingénieur (il sut décomposer les éléments de l'huile et en tirer un produit utile à la poudre des fusils), on le voit s'intéresser à l'esthétique (il fut le président d'un comité d'évaluation des œuvres d'art conquises par les armées républicaines, en particulier de "Mona Lisa ") et aussi on l'emploie pour résoudre le problème des mirages que les soldats de Bonaparte dans les déserts d'Egypte voyaient. Je dois à Mme Ayoub de l'université de Laval (Québec) un résumé de la communication de Monge en l'an VII de la République (1799) au cours de laquelle le savant " attribue cet effet à la diminution de densité de la couche inférieure de l'atmosphère. Cette diminution dans le désert est produite par l'augmentation de la température qui est le résultat communiquée par le soleil aux sables… " Le succès du mirage tient peut-être à ce contexte oriental et de guerre lointaine menée par Bonaparte. Car, aussitôt connu et expliqué, le mirage devient un fait dont les écrivains s'emparent et dont la culture populaire s'amuse.

Une association se forme entre les termes " mirage-Egypte-Napoléon ". Elle est faite de " voyage " vers l'Orient, de " science " libératrice des illusions, d'" histoire " de civilisations disparues et des énigmes égyptiennes, de " légende napoléonienne ". Cela suffit largement à la propager. Nous prendrons pour exemple de ce succès la première épopée en l'honneur de Napoléon : il s'agit de Napoléon en Egypte, épopée en huit chants écrite en 1828, par deux poètes marseillais A. Barthélémy et J. Méry. Cette épopée leur valut la prison. Nous sommes au temps de la Restauration. Au chant V intitulé "Le Désert ", ces deux poètes nous décrivent un mirage vu par les soldats épuisés et assoiffés :

" Voilà que le Désert, aux voyageurs surpris,
Déroule à l'Orient de fortunés abris ;
Une immense oasis, dans les vapeurs lointaines,
Avec ses frais vallons, ses humides fontaines,
Son lac étincelant, ses berceaux de jasmin,
Surgit à l'horizon du sablonneux chemin.
Salut ! belle oasis, île de fleurs semée,
Vase toujours chargé des parfums d'Idumée !
Cette nuit, Bonaparte et ses soldats errans
Fouleront les sentiers de tes bois odorans,
Et sur les bords fleuris de tes fraîches cascades,
Sous la nef des palmiers aux mouvantes arcades,
Dans le joyeux bivouac qui doit les réunir,
Des tourmens du Désert perdront le souvenir.
Doux rêve de bonheur ! l'oasis diaphane,
Fantôme aérien, trompe la caravane ;
Les crédules soldats, qu'un prestige séduit,
Vers le but qui s'éloigne errent jusqu'à la nuit.
Alors, comme un jardin qu'une fée inconnue
De sa baguette d'or dissipe dans la nue,
L'île miraculeuse aux ombrages trompeurs
Se détache du sol en subtiles vapeurs,
Disperse en variant leurs formes fantastiques,
Ses contours onduleux, ses verdoyans portiques,
Et des yeux fascinés trompant le fol espoir,
Mêle ses vains débris aux nuages du soir.
Ils sont tous retombés sur leur lit d'agonie ;
Tous reprochent au ciel sa poignante ironie,
Et muets de stupeur, d'un œil désenchanté,
Contemplent du Désert la pâle nudité.

 

On notera combien l'emploi du mirage reste attaché à d'anciennes notions littéraires comme l'île merveilleuse qu'habite une fée mais il est déjà présenté comme une illusion inutile. C'est le sens moderne que va prendre ce mot. Cependant une chose est sûre : le mirage a existé bien avant que l'on sût le nommer et le comprendre. C'est pourquoi le projet de cet exposé réside dans cette enquête : dans quels textes antérieurs au XVIIIème s. peut-on trouver trace d'une description proche de celle que l'on peut faire d'un mirage ? Plus spécialement en Inde, si l'on peut. Il est vrai aussi que la réalité nous est souvent invisible parce que nous n'avons pas été prévenus de ce qu'il fallait y voir. Mais il serait étonnant que personne n'ait parlé des mirages, ne serait-ce qu'avec des mots approchants et inadaptés. En question annexe se demander quels endroits de l'Inde sont coutumiers de ce phénomène. Notre enquête a donc commencé par quelques détours nécessaires dans les dictionnaires, les traités d'optique et des témoignages divers.

Il faut savoir qu'un mirage est liée à des différences de réfraction de la lumière, et non de réflexion comme l'écrit parfois le Larousse du XIXème siècle. La réflexion renvoie les rayons lumineux, la réfraction les courbe selon des indices liées à la température et à la densité de l'air. Si le sol est chaud, l'air à proximité de ce même sol sera plus chaud qu'en altitude et les rayons traverseront différemment ses zones : ils seront déviés en s'approchant du sol, empêchés d'aller par le plus droit chemin comme le veut le principe de Fermat. Dans d'autres cas, la situation s'inverse : la mer est froide et l'air en altitude est chaud : pareillement les rayons se courbent en altitude cette fois. Quand ces rayons arrivent à notre œil nous ne voyons pas leur courbure mais nous rétablissons un tracé droit propre à toutes les images que notre œil fabrique. Que cette description très simple nous suffise et considérons seulement les types possibles de mirage.

Le plus connu est le " mirage inférieur ", celui du désert où l'on voit une oasis avec des palmiers se reflétant dans de l'eau. Tout un chacun, qu'il soit ou non tintinophile, connaît la mésaventure des deux Dupont(d) s'y précipitant et mordant désagréablement le sable. A noter que pour bien voir un mirage il faut être deux !

Un autre type de mirage est dit " le mirage supérieur " où l'on voit en mer un navire coque dans le ciel et mât en mer, naviguer ainsi inversé dans l'atmosphère. Dans ce type, il peut se produire que l'objet n'est pas inversé mais apparaît tel quel. Nous citerons le cas qui se produit régulièrement en octobre et début février (le 10 et 11 cette année) dans notre région lorsque le mont Canigou est visible du haut de Notre Dame de la Garde. Cette montagne des Pyrénées en raison de la courbure de la terre est pour Marseille à plus de 150 mètres au-dessous de la mer mais lorsque le soleil couchant l'éclaire, la courbure des rayons en transporte l'image jusqu'à Marseille. L'objet éloigné est donc avancé grâce au mirage et rendu visible malgré la distance. Certains parmi vous auront peut-être plaisir à rejoindre le groupe amoureux de l'observation du phénomène. Ce phénomène n'est pas à négliger : il a été montré par des historiens de la navigation et des physiciens que de tels mirages ont permis à des navigateurs de découvrir des terres : les scandinaves ont même donné un nom à ce phénomène ; ce sont les hillingars ou mirages arctiques donnant la vision de terres éloignées de plus de 300 kms. On peut évoquer le cas d' un certain M. Bottineau qui, en 1764, sur l'île de La Réunion, avait inventé un appareil capable de détecter des navires en mer à 1000kms. Nul ne se soucia de son invention qu'il essaya de faire connaître au ministre de la Marine de l'époque. Il mourut, emportant avec lui son invention dont le savant Arago, cinquante ans plus tard, essaya en vain de retrouver le procédé.

On connaît d'autres cas encore plus étranges de " mirages latéraux " : des colonnes d'air chaud inversent latéralement un objet ; sur le lac Léman, un bateau allant à droite est vu simultanément s'avancer vers la gauche.

On n'oubliera pas non plus les " fata morgana " (ou mirages attribuées à la fée morgane) comme celui que l'on voit à Reggio de Calabre reproduisant la ville de Messine. Dans ce cas, l'on voit des tours et des constructions architecturales étranges parce qu'à un point d'un objet répond un segment dans le ciel. Chaque aspérité est surélevée et accentuée verticalement.

On terminera par le " Novaya Zemlya " (du nom de l'ïle de Nouvelle Zemble, au nord de la Russie) qui fait apparaître le soleil bien après son coucher parce que l'atmosphère guide la lumière et la fait réfracter dans le ciel et sur la mer, comme à travers un tunnel, la conduisant ainsi sur de grandes distances. Le mirage n'est donc point un phénomène uniforme. Cela revient à dire que si des textes en parlent, cela sera de façon très variée. Cependant, les difficultés de reconnaissance s'avèrent nombreuses.

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Le premier témoignage littéraire rencontré fut pour nous celui de l'ïle de San Borondon. Un érudit espagnol du XVIIIème s. Vieja Y Clavijo, a soigneusement regroupé des témoignages durant trois siècles de personnes vivant sur les deux îles les plus occidentales des Canaries (La Palma et Hierro) affirmant avoir vu à l'ouest une île fort étendue et boisée, avec deux montagnes. Des expéditions furent montées pour aller la découvrir. En vain. Elle fut considérée comme l'île du moine irlandais saint Brandan, ou san Borondon, dont le voyage en mer fut un récit très populaire dans l'Europe médiévale. Le mirage - car c'en est un - est saisi grâce à un texte littéraire qu'il sert à nommer. Il est vu en fonction d'un récit très connu. Mais notre enquête n'était pas dans cette direction : nous nous proposions de voir si la littérature parlait de mirage et non si elle servait à nommer des mirages. Or, deux facteurs peuvent nuire à leur notation : l'intérêt porté au paysage est une donnée récente, née en Europe au temps de la Renaissance, intérêt balbutiant ou s'ébauchant auparavant ; l'intérêt pour les phénomènes célestes est propre à certaines époques. Ces deux facteurs se rencontrent ensemble parfois.

Ainsi, le savant Aristote dans le Livre III des Météorologiques (373 b) évoque le cas d'image sans consistance, aperçue parfois (la traduction anglaise de H.D.P. Lee publiée en 1962 in Harward University Press, Cambridge, nous a paru trop éloignée du texte ; voici donc notre traduction plus " serrée ") : " Toujours l'image semblait s'avancer à chaque pas ; on la voyait devant soi, on subissait cela parce que ce spectacle était réfléchi (anaklasthai) devers soi ; c'était, en tout point par suite de son évanescence (arrôstia), un spectacle si mince et si fragile que l'air proche était devenu un miroir (enoptron) et on ne pouvait le repousser - c'était un air dense et éloigné - ; c'est pourquoi quand des vents d'est soufflent, les promontoires paraissent être renversés (anespasmenai) sur la mer et beaucoup plus grands et des objets paraissent dans des brouillards (achlusin), par exemple au lever et au coucher du soleil et des astres, plutôt qu'à midi ". Aristote explique cela en pensant finalement que c'est la mer qui sert de miroir mais de la part de ce savant la notation est intéressante ; c'est la première apparition "scientifique " du mirage, avec une tentative d'explication. On note dans deux autres de ses ouvrages la même observation d'un agrandissement des objets situés au loin (Problèmes II et XXVI, 53) Cependant, l'attention humaine pour le ciel n'est pas toujours due à une volonté de l'observer, mais plutôt se fixe dans la croyance que des signes nous sont envoyés. C'est pourquoi l'historien Flavius Joseph, écrivain du Ièr s. ap. J-C, dans son livre La Guerre des Juifs ((Livre VI, ch.5, 3) nous fait part d'apparitions célestes de guerriers annonciateurs de grandes guerres : " avant le coucher du soleil des chariots et des troupes de soldats en armes étaient vus courir parmi les nuages et assaillir des villes ". Ces apparitions lui paraissent dignes d'être racontées et dignes de foi, préfigurant la destruction du Temple de Jérusalem par Titus. Pline l'Ancien au Livre II, 58 de son Histoire Naturelle écrit aussi : " Sous le troisième consulat de Marius, les habitants d'Améria et de Tuder (villes d'Ombrie) virent le spectacle d'armées célestes avançant de l'Est et de l'Ouest pour se combattre, celles de l'Ouest étant défaites. " Comme le fait remarquer André T. Young, astronome à l'Université de San Diégo (Californie) et auteur d'un relevé précieux de tels témoignages sur les mirages, il s'agit ici du mirage nommé fata morgana.

Ce que nous pouvons en déduire, c'est la façon dont la littérature a pu s'intéresser aux mirages : non en tant que paysages mais en tant que représentations de cités ou alors en tant que présages. Pistes utiles pour notre projet. Un article tiré du Journal Asiatique de novembre-décembre 1848, cette fois-ci portant sur la Chine, a pu confirmer cette hypothèse. Edouard Biot y écrivait ces mots :
" On sait que les chinois ont depuis longtemps observé et plus fidèlement que tous les peuples anciens les phénomènes accidentels qui surviennent dans le ciel…Les citations suivantes montrent qu'ils ont aussi remarqué depuis longtemps les effets de réfraction atmosphérique, généralement désignés par le nom de mirage. On trouve dans le Pen-tsao-kang-mou la mention d'un grand reptile de forme fabuleuse, appelé Chin, lequel peut produire, par les vapeurs qu'il exhale, des figures de tours et de murailles. " Ces vapeurs, dit le Pen-Tsao, apparaissent lorsqu'il va pleuvoir. Elles sont appelées Chin-Léou, les tours du Chin, et aussi Haï-chi, le marché marin " Edouard Biot note alors que ce passage a été reproduit dans des dictionnaires et l'Encyclopédie japonaise. Ainsi, dans le dictionnaire du jésuite Basile de Glemona, en latin cette fois ci, il est écrit : " Chin-chy fictitiae urbes, turres quae in mari repente apparent, et quae statim disparere asserunt " ( Chin-chy se disent des villes fictives, des tours qui soudain apparaissent en mer, et qui soudain disparaissent ) .Le père jésuite explique ce phénomène par un mirage de type fata morgana, propre à la côte sablonneuse de la Chine orientale à l'embouchure du Kiang et du Hoang-Ho. Or, Edouard Biot trouve dans un ouvrage du XIème s. intitulé Mong-ki-pi-than cette description : " dans le département de Teng-Tcheou, il y a parfois, au milieu de la mer, des nuées, des vapeurs, qui ressemblent à des palais, à des maisons, à des tours. On voit des murs et leurs parapets, des hommes et des drapeaux, des chars et des chevaux, rangés régulièrement. Ce phénomène est appelé marché marin. L'on dit qu'il est produit par les émanations sorties du corps d'un grand reptile nommé le Chin. " Les îles et la côte forment un canal favorable au phénomène de réfraction. Cet article offre un intérêt tout particulier à cause de sa mention d'un marché marin, c'est-à-dire d'une cité peuplée située dans le ciel et sise au milieu de la mer, comme si la mer avait investi l'espace de cette cité. Entre les rues et les tours, c'est l'eau qui a tout envahi et sert d'espace intermédiaire.

Une certitude s'impose : des textes, en des époques où l'on ne connaissait ni le mot de " mirage " ni la réfraction, ont noté à leur façon ce phénomène optique. Est-ce pour autant que l'on a su s'en servir, littérairement ou philosophiquement ? C'est alors que l'Inde intervient. Le premier usage indien renvoie sans doute à la littérature des présages. Plusieurs textes sanscrits sont des sortes de traités d'interprétation des signes et des présages (" omina " et " portenta " ), des clefs d'explication pour une collectivité. On construit des relations entre l'apparition d'un phénomène naturel (un halo autour de la lune, un tremblement de terre, des statues qui saignent, etc.) et un fait à venir intéressant la vie humaine (une guerre, une moisson, un changement de roi, etc.). On remarquera que ces signes et ces présages ne concernent en rien un devenir individuel, il ne s'agit pas de prédire l'avenir d'un héros ou d'un homme mais il s'agit d'événements valant pour tous. Nous prendrons comme exemple le Matsya Purâna ( in " Sacred Books of the India ", Allahabad, 1916); comme tous les Purâna cette œuvre, légèrement postérieure au Mahâbhârata, embrasse le savoir d'une époque en l'articulant autour de la célébration d'un dieu (en partie Vishnu dont le Poisson ou Matsya est un des avatara). Et parmi les savoirs envisagés, celui des présages trouve sa place. Deux passages peuvent avoir trait à des mirages.
Chapitre CCXXIX (20) : " Des vents froids, de la gelée, le cri grave des gazelles et des oiseaux, la vue d'apparitions et d'esprits, des voix parlant dans les cieux, l'invasion des horizons par des fumées obscures, le souffle d'un vent élevé, le coucher ou le lever du soleil à de grandes altitudes, sont de très bons signes durant la saison hivernale. " Cette liste est faite de phénomènes météorologiques étranges caractérisés par leur caractère aérien : il existe des signes comme des cruches qui se cassent toutes seules ou des naissances monstrueuses qui n'ont rien à voir avec le ciel. Ici, il faut retenir " la vue d'apparitions et d'esprits " comme l'altitude où apparaît le soleil à son lever ou coucher : le mirage, on le sait, déplace les objets et les rapproche, il surélève aussi. Comme il s'agit d'une topique fréquente dans ce type de littérature, on peut estimer que certains de ces signes empruntent leur réalité à l'existence repérée de mirages. Un autre passage sera plus explicite. Chapitre CCXXXII (7-8) : " Si un arc-en-ciel est visible au nord-ouest pendant la nuit et qu'il n'y a aucun nuage, si les horizons deviennent exceptionnellement rouges, et si les régions des Gandharva sont visibles, si l'on voit dans le ciel la cité des Gandharva…alors il y aura quelque trouble dans le pays… " Il faut savoir que les Gandharva sont des divinités des eaux vivant dans les nuages ; habituellement on parle de " cité des Gandharva " pour désigner des amoncellements de nuages dont l'aspect peut faire penser à quelque architecture. Dans cet extrait, on nous parle d'un arc-en-ciel visible la nuit ; or il existe une forme de mirage nommé " Novaya Zemlya qui correspond à la vue du soleil bien après sa disparition de l'horizon parce que la lumière se réfracte dans le ciel et contre le sol comme à l'intérieur d'un tunnel qui la guide jusqu'à de grandes distances. Le soleil est bien couché mais l'observateur le voit encore : arc-en-ciel ou horizon devenu rouge, par un temps très calme seraient une manière d'en rendre compte. Quant aux Gandharva, dire que leurs " régions sont visibles " n'a pas grand sens sauf si l'on dissocie les Gandharva des nuages et que l'on les associe à des vapeurs tout aussi créatrices d'architectures et typiques des fata morgana : des cités célestes sont visibles. Rappelons-nous que, souvent, dans les témoignages comme ceux qui émanent du rapport de l'érudit espagnol Vieja Y Clavijo concernant le mirage des îles Canaries, une confusion entre les mirages et les nuages : le mirage suppose un temps calme et une grande limpidité de l'air (le paragraphe cité dit bien " quand il n'y a aucun nuage ") mais il ressemble à des vapeurs. On le confond alors avec le nuage. C'est peut-être ce qui est arrivé quant aux " cités des Gandharva ". Il nous apparaît comme évident que d'autres textes décrivant des présages et des signes numineux comportent de telles descriptions assimilables à des phénomènes de mirage. Il existe, par exemple, un traité versifié de divination, écrit en sanscrit au XIème s. par Ballâlasena, l'Adbhutasagara (ou " Océan des Merveilles ") dont l'étude peut révéler des mirages. Le Sâma Veda est aussi à évoquer pour relater des faits étranges annonciateurs d'évènements en fonction de phénomènes optiques : leur lecture pourrait y discerner la présence de mirages éventuels.

Mais il convient aussi de se demander quelles régions de l'Inde sont propices à l'apparition des mirages. Régions où le sol est surchauffé, plages sablonneuses gonflées d'eau, bords de mer avec des îles au loin. Un voyageur anglais, Alexandre Burnes, dans ses Voyages à l'embouchure de l'Indus, à Lahore, … pendant les années 1831 à 1833, (Paris, 1835, trad. J.B. Eyriès), s'arrête à la presqu'île de Kouch (ou Ren de Cotch). Cette région vient d'être ravagée par un tremblement de terre, une inondation de l'Indus. Il y note la fréquence des mirages. Cette région se trouve à l'extrémité ouest de l'Inde et du Pakistan. Chapitre XVII, p. 337 :
" Nulle part le phénomène, nommé le mirage ou le sarab du désert (sarab est un mot persano-arabe), ne se voit mieux que dans le Ren. Les habitants lui donnent avec justesse le nom de fumée (dhouan). Vus d'une certaine distance, les plus petits arbustes prennent l'aspect de forêts, et lorsqu'on s'en approche, tantôt de navires à la voile, tantôt de vagues qui se brisent sur un rocher. Une fois j'aperçus un groupe de buissons qui ressemblaient à un quai avec des navires haut-mâtés, mouillés le long de ses flancs ; quand je fus plus près, il n'y avait pas de banc qui, par son voisinage des buissons pût expliquer l'illusion. Quand du Ren on regarde les collines du Cotch, elles apparaissent plus hautes, et enveloppées par les nuages, leur base étant cachée par les vapeurs. L'âne sauvage est le seul habitant de cette région désolée…leur taille ne dépasse pas celle des ânes ordinaires mais de loin ils semblent quelquefois aussi grands que des éléphants. Tant que le soleil luit, tout le Ren offre l'aspect d'une immense nappe d'eau… " L'auteur conclut alors en parlant d'illusion d'optique. A noter qu'il cite " sarab " le terme persano-arabe pour désigner le " mirage ", et " dhouan " le terme prâkrit qui correspond au sanscrit " dhûma " " fumée " alors que l'on trouve en sanscrit un autre terme " mrigatrishnâ " ou " soif de la gazelle " : métaphore imagée en somme, mais dont nous n'avons pu trouver de textes l'utilisant (le géographe Alexandre von Humboldt dans ses Carnets de voyage en a eu connaissance sans qu'il dise où l'on peut le lire). Nous ajouterons à ce compte-rendu de voyage que cette région, soumise à des tremblements de terre, à des crues de l'Indus comme au retrait progressif de la mer, est aussi la région où l'antique Sarasvatî avait son delta. Cette rivière sacrée, lieu de pèlerinages, a disparu mais son souvenir a été gardé comme d'un temps mythique de bonheur.

C'est dans cette région aussi qu'il faut situer la ville de Krishna, Dvârakâ, qui, à la fin du Mahâbhârata, est engloutie. C'est pourquoi cet épisode du Mahâbhârata, celui où la ville va disparaître, nous invite maintenant à une autre approche et à modifier notre lecture. Il s'agit du Livre XVI ou Livre des Pilons (Mausalaparvan) : le dieu Krishna vient de quitter ce monde, sa cité Dvâraka n'a plus de protecteur. Arjuna, le guerrier dont Krishna fut le cocher, se porte au secours de ses habitants qui sont les Vrishni et les Andhaka et voici comment lui apparaît la ville :
(XVI- 6 - 8 à 11) : " Il vit Dvârakâ comme une rivière : ses gouttes d'eau, c'étaient les Vrishni et les Andhaka, ses poissons les chevaux, ses bateaux les chars, le bruit de son courant celui des voitures et des chansons, ses monstres aquatiques les maisons et les temples, l'entrelacement de ses algues les bijoux ouvragés, ses méandres les enceintes robustes, ses tourbillons la foule des grandes rues et ses eaux calmes les carrefours, ses pêcheurs Râma et Krishna, ses filets les lacets de la mort. Elle ressemblait à la rivière des enfers, l'horrible Vaitaranî. Le sage Arjuna vit Dvârakâ, privée de ses guerriers Vrishni, infortunée, désolée comme un étang de lotus en hiver. " Le texte dit exactement " il vit Dvârakâ-rivière (tâm dadarsha dvârakâsaritâm) ayant pour eau les Vrishni, (vrishnyandhaka-jalâm) etc. ", sans le moindre terme de comparaison, comme si les deux réalités avaient fusionné. Ce que voit Arjuna est un présage, une image de ce qui va se produire sous peu. La ville va être engloutie. Mais cette description tient sa force d'un échange des régimes : les éléments terrestres sont changés en éléments marins.

On peut considérer que l'idée d'une telle métaphore est née moins d'un procédé d'inversion que par suite de la vue de mirages tels " le marché marin " dont parlent les textes chinois. La vision d'Arjuna accentue l'impression visuelle du mirage, elle la renforce et la pousse à son terme : le mirage est fluide, vapeur, bords incertains. C'est souvent par ce dernier trait que le mirage se reconnaît : ses bords sont incertains, et l'on sait l'expérience philosophique qui consiste à demander pourquoi une photographie représentant un lieu réel n'est pas ce lieu : la seule réponse possible pour différencier réel et représentation est dans l'existence de bordures ; or si les bords d'une photo sont formés par son cadre, les bords d'un mirage sont leur évanescence. Arjuna applique cette fluidité vaporeuse aux objets qu'il voit et cela les métamorphose et dilue. En ce sens nous pouvons dire que la Littérature se sert du mirage, des images éphémères et fluides que tout mirage donne pour présenter l'instabilité du réel. Nous retrouvons ici la notion de Mayâ qui ouvrait notre exposé. Le chant XV a d'ailleurs une visée eschatologique : le monde se résorbe peu à peu et l'emploi d'un mirage nous paraît non seulement judicieux mais plausible. Un mirage n'est pas seulement un double trompeur de la réalité, il a pour fonction d'en donner une image préfigurant sa dilution ou préparant son apparition : la réalité y est en un sens éclairée, le mirage y gagne d'être une clef ouvrant sur le réel.

En effet, nous ne pensons pas avoir donné un aperçu complet des mirages dans la littérature. L'enquête n'est qu'une proposition de sollicitude, nous souhaitons que l'on prête attention à l'usage littéraire ou philosophique des mirages. Bien avant que le mot existât, nos modestes relevés montrent que l'homme a tenu compte de ces phénomènes optiques. La littérature sanscrite nous est mal connue, ce sont des milliers de textes inconnus, à peine traduits. L'on sait que face à la nature, cette littérature a une grille personnelle de représentation, souvent maniériste à l'extrême comme on le voit dans toute cette poésie de cour si raffinée et si codifiée. On jugera cette forme de sensibilité artificielle dans l'ensemble sauf si l'on ne voyait par le détour des mirages qu'elle sait aussi prendre en charge des réalités naturelles soit pour des temps de crise (les signes météorologiques annoncent des évènements fastes ou néfastes) soit pour une méditation sur l'évanescence ou sur le pouvoir de métamorphose du monde : ce dernier est fait de trois tendances appelées " guna " : sattva ou lumière, rajas ou poussières, tamas ou ténèbres ; le mirage nous apparaît comme le composé idéal où ces trois tendances seraient à égalité. Sattva est la lumière réfractée, rajas les vapeurs s'élevant et dessinant des formes, et tamas les ombres qui les comblent.

Il serait dommage que les philosophes indiens n'aient pas su tirer d'un tel ensemble matière à exemple spéculatif. Nous pouvons leur proposer, à titre incitatif, ce texte de J. Lacan : "Je ne saurais trop vous recommander la méditation sur l'optique. Chose curieuse, on a fondé un système entier de métaphysique sur la géométrie et la mécanique, en y cherchant des modèles de compréhension, mais il ne semble pas qu'on ait jusqu'à présent tiré tout le parti que l'on peut de l'optique. Elle devrait prêter à quelques rêves, cette drôle de science qui s'efforce de produire avec des appareils cette chose singulière qui s'appelle des "images", à la différence des autres sciences, qui apportent dans la nature un découpage, une dissection, une anatomie" (J. Lacan, Les Ecrits techniques de Freud, La topique de l'imaginaire, Seuil, Livre I, 1975, p. 90.) J. Lacan, alors, propose l'expérience du bouquet renversé : un bouquet attaché sous un vase se reflétant dans un miroir concave apparaît à un témoin bien placé comme se tenant dans le vase et non plus dessous. L'imaginaire, le réel et le symbolique -autre types de guna en somme - sont à cet instant ligués pour que le " je " de la personne se constitue sans désordre psychique trop grave.

Et, bien loin de tout lacanisme, on se rappellera les réflexions de G. Deleuze (Pourparlers,1990) sur l'image, nous affirmant, en s'inspirant de H. Bergson, que toute la réalité n'est qu' images agissant et réagissant les unes sur les autres mais que " percevoir c'est soustraire de l'image ce qui ne nous intéresse pas " si bien que " nous ne voyons plus les images du dehors pour elles mêmes ". Le mirage n'a-t-il pas ce pouvoir de restituer aux images ce que nous avons soustrait, leur plénitude ? Ce que nous ne voyons plus pour mille raisons (l'habitude, l'obsession, l'indifférence, la crainte, la fatigue…) est posé devant nous, le temps d'une apparition dans le ciel. Du " Temps en suspens ", dirait G. Deleuze.

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A propos des mirages…

i) Si vous souhaitez plus d'informations, sur le mirage de l'île de saint Brendan, lire la traduction du chapitre que Vieja Y Clavijo consacra à l'étude du mirage aperçu au large des îles Canaries, à savoir l'ïle de San Borondon. .

ii) Pour mieux comprendre le Mahâbhârata, en avoir un résumé complet et d'amples passages traduits, consultez : http://www.neurom.ch/mbh

iii) Nous vous renvoyons aussi au site remarquable d' A. T. Young, astronome à l'Université de San Diégo, site consacré au rayon vert et à la collecte de témoignages historiques anciens concernant les mirages : http://mintaka.sdu.edu/GF/index.html

iv)Une présentation simple et compréhensible des mirages se trouve sur le site suivant : http://www.inrp.fr/lamap/scientifique/optique/savoir/mirages.htm

v) Quant au mirage que l'on voit du haut de Notre Dame de la Garde (Marseille) nous vous conseillons ces sites très " pointus " d'astronomes de cette région :
http://www.canigou.univ-mrs.fr/liens.html http://astrosurf.com/canigou


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