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LES CINQ RELATIONS DU HEROS

POURQUOI ULYSSE EST-IL DEVENU UN CHEVAL ?

Articles

de

N. J. ALLEN

(Oxford University)

Traduction G. Schaufelberger
(relue par l'auteur)

Sommaire
Présentation
Les cinq relations du héros
Notes
Pourquoi Ulysse est-il devenu un cheval ?
Notes

 

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PRESENTATION

Le premier article a été publié en 1996 sous le titre "The héro's five relationships : a Proto-Indo-European story" et publié par J. Leslie in Myth and Myth-making : continuous evolution in Indian tradition, London: Curzon, p. 1-20.
Le second "Why did Odysseus become e horse ?" date de l'année précédente et a été publié dans la revue JASO 26 (2), p. 143-154. Nous remercions son auteur de nous avoir autorisé à en publier la traduction ci-dessous. On trouvera à l'adresse suivante la liste des publications de N. J. Allen

http://www.isca.ox.ac.uk/Staff/Allen/njapub.html

et on découvrira sa personnalité scientifique à cette autre adresse :

http://www.orinst.ox.ac.uk/staff/allen.shtml

Nous vous invitons vivement à consulter ces deux sites pour y découvrir le travail de comparatiste, de grammairien, d'anthropologue de ce savant né en 1939 qui étudia la médecine à Oxford avant de se spécialiser dans l'anthropologie et la langue Thulung (Est du Népal), qui se situe dans la tradition de Marcel Mauss et de Georges Dumézil, qui fut directeur d'étude associé à l'EHES (Paris), et fit plusieurs campagnes sur le terrain au Népal.

Ses travaux de comparatiste abordent le délicat problème de structures narratives communes aux Indo-Européens : entre les épopées celtes, indiennes ou grecques ne retrouve-t-on pas des schémas narratifs identiques qui amènent à penser à un modèle commun? Là où G. Dumézil voyait trois fonctions, ne faut-il pas en rajouter une quatrième explicative à son tour de certains faits propres à certains récits? Arjuna ressemble à Ulysse comme Pénélope à Draupadî tandis que Cuchulainn s'éclaire grâce à l'Odyssée et au Mahâbhârata. Ce sont des domaines nouveaux nécessitant une attention très particulière aux textes que l'apparence extérieure rend peu comparables eu premier abord. Et pourtant on lira ici qu'Ulysse connaît au cours de ses errances un nombre de femmes identique à celui que connaît Arjuna au cours de son pèlerinage, sans omettre que les caractéristiques propres à ces deux séries de femmes sont similaires.

Il s'ensuit que si l'on adhère à ces rapprochements on peut rester stupéfait qu'une même structure narrative ait pu ainsi perdurer en des aires si distantes et si longtemps.

Enfin, nous aimerions entamer ce dialogue avec l'auteur concernant Ulysse et Arjuna, entre les épouses successives d'Arjuna et celles d'Ulysse, entre tout ce qui les rapproche. Et cela parce que sa thèse est passionnante et mérite le débat et non pour la contredire.

On lira avec attention les nombreuses similitudes entre le pèlerinage d'Arjuna dans le Mahâbhârata et les errances d'Ulysse (tous deux rencontrant des femmes), entre le sacrifice du cheval qui lie Arjuna à un cheval et la transformation que narrent certains scholiastes d'Ulysse en cheval. Les preuves sont nombreuses.

Pourtant, parmi les cinq héros du MBh, Arjuna est-il le plus proche d'Ulysse ? Depuis Dumézil, on sait que ces cinq héros représentent les trois fonctions de l'idéologie indo-européenne : l'aîné Yudhishthira, fils de Dharma (l'Ordre cosmique) vaut pour la première fonction, juridico-religieuse; Bhîma et Arjuna, respectivement fils du Vent et d'Indra, représentent la deuxième fonction, militaire ; les jumeaux enfin Nakula et Sahadeva valent pour la troisième, agricole et liée à la fertilité ou à la richesse. Leur caractère et leurs exploits s'expliquent en vertu de ce cadre. Ils ont la même épouse Draupadî (symbolisant la Royauté ou la Terre). Autant Yudhishthira est sage, autant Arjuna aime le combat. Or dans l'Iliade et l'Odyssée, Homère décrit aussi cinq héros dont l'identification avec les trois fonctions est sujette à des controverses mais proposons ceci : les frères Agamemnon et Ménélas ont trop de richesses pour ne pas les considérer de la troisième fonction ; Achille et Ajax sont les guerriers les plus étonnants; reste donc Ulysse ou le vieux Nestor qui rappellent Yudhishthira par leur sens de la mesure et leur goût du compromis. Ce dernier rapprochement, de façon plus ponctuelle que notre propos, a déjà été pensé (cf. Ch. Vielle, Le Mytho-cycle héroïque dans l'aire indo-européenne, Louvain, 1996).

Ainsi, dans les retours des héros grecs, Ulysse est le dernier à "rentrer" comme Yudhishthira est le dernier à gravir le Mont Méru (cf. notre article Ari, Le Mahâbhârata, un modèle épique substitutif pour l'Europe) .Tous ses compagnons d'arme meurent avant lui (Achille, Agamemnon, Ajax) ou atteignent avant lui une félicité bienheureuse (Ménélas, Nestor). Yudhishthira voit tomber avant lui les jumeaux puis Arjuna et Bhîma et se retrouve seul à gravir le mont Méru avec son chien (Vielle signale qu'Ulysse est seulement reconnu par son chien). C'est pourquoi ces deux héros sont peut-être comparables. On pourrait même avoir l'audace de rapprocher l'étymologie d'Odysseus de cette racine Yudh qui donne son nom à Yudhishthira ("ferme au combat") : il y a un mot grec husminê "combat, mêlée" qui s'y rapporte (une racine yus avec un yod à l'initiale); si bien que "od" de odusseus serait à rattacher de "yus" et du yudh" sanscrit. Mais cela mériterait débat et ce n'est pour nous qu'une hypothèse. Certes, Ulysse est aidé par Athéna comme Arjuna par le dieu Krishna mais pour nous Nestor est très proche de Krishna et Athéna est loin de toujours accompagner Ulysse : elle l'abandonne durant toutes ses errances, en fait).

Cela étant, la comparaison qu'établit N. J. Allen entre les voyages d'Arjuna et les errances d'Ulysse est une façon très nouvelle de reconsidérer les textes. En Inde, tout voyage est une pradakshinâ (un tour du monde en partant du nord, vers l'est, le sud et l'ouest). Arjuna y rencontre de jeunes femmes avec lesquelles il a des relations sexuelles. L'auteur souligne qu'il y a d'abord une serpente Ulûpî qui l'entraîne au fond des eaux en son palais ; de quoi évoquer le séjour d'Ulysse chez Circé, la magicienne (nous sommes au nord). Ensuite il y a Citrângadâ, la fille d'un roi qu'Arjuna épouse et dont il aura un fils ; de quoi penser à Calypsô dont certaines variantes font la mère de Télégonus fils d'Ulysse (d'autres le disent fils de Circé) ; etc.

Autant les épisodes suivants nous paraissent mériter l'adhésion, autant pour ceux-là, nous aimerions proposer une inversion : Ulûpî - Calypsô / Citrângadâ- Circé. La grotte où vit Calypsô sur son île océane, sa douce affection pour le héros qu'elle emprisonne, la rapprochent de cette serpente amoureuse d'Arjuna ; quant à Circé, enchanteresse, et mère de Télégonus qui tuera son père, conseillère d'Ulysse quant à la route à tenir pour son voyage, c'est vers Citrângadâ qu'il faut se tourner, mère aussi d'un fils qui luttera contre son père Arjuna (elle vit dans un jardin où Arjuna la voit, elle est très belle, elle laisse le héros poursuivre son voyage vers les tirthâni ou gués sacrés). Il faudrait, bien sûr, passer en revue tous les indices que note N. J. Allen, pour identifier autrement ces épisodes et montrer qu'ils peuvent s'inverser sans trop de problème.

Donc, entre le canevas premier où les cinq héros des deux épopées (Draupadî est similaire à Hélène de Troie) quittaient ce monde pour l'au-delà, et des récits d'errance où l'on tend à faire croire à une réalité, il y a eu superposition. Il faudrait pouvoir dire que l'Odyssée narre ce que le chant final du MBh suggère (l'accès des héros dans l'autre monde), et dire aussi que les aventures odysséennes s'inspirent d'un pèlerinage conservé dans le MBh mais propre à un héros de la deuxième fonction. L'énigme demeure que seule la comparaison entre ces deux épopées pourra un jour résoudre. Les deux articles de N. J. Allen en ouvrent la voie, répétons-le de façon passionnante.

Nota Bene : Le format html ne rend pas compte de l'accentuation des caractères grecs ni des caractères sanscrits. Nous avons donc une translittération approximative en caractères latins (par exemple, les longues du sanscrit sont rendues, sauf omission, par un accent circonflexe sur la voyelle). La version en format PDF est exempte de ces défauts.


 

sommaire

LES CINQ RELATIONS DU HÉROS

Semigrand open crocodil music hath jaws

James Joyce, Ulysse (Sirens)

 

N. J. ALLEN

 

Le corps principal de cet article consiste en simples comparaisons : j'essaye de démontrer qu'un certaine partie de l'Odyssée et une certaine partie du Mahâbhârata présentent deux versions d'une même histoire. Vers la fin, je soutiens que cette histoire remonte à l'époque Proto-Indo-Européenne (PIE) et qu'elle est en relation avec ses lois matrimoniales (ou coutumes matrimoniales, si l'on préfère ce mot pour une société qui ne connaît pas l'écriture). Dans ma présentation, je tiens pour acquise une connaissance générale de l'épopée grecque (cf. n°1), mais, dans l'espoir d'élargir mon audience, je parle un peu de l'épopée indienne. De même, je tiens pour acquises les bases de la linguistique comparative indo-européenne (IE), mais fais un bref commentaire sur l'étude comparative d'autre aspects de ces cultures.

Comme les Grecs - et ceci peut être ou ne pas être une coïncidence - la tradition sanscrite a conservé deux épopées, le Râmâyana et le Mahâbhârata (MBh). La caractéristique la plus évidente du MBh (qui comprend une version abrégée du Râmâyana) est sa longueur : huit fois l'Iliade et l'Odyssée prises ensemble. Mais il n'est pas aussi inabordable que ce chiffre le laisse penser. On peut, à juste titre, ignorer le cadre narratif (qui expose comment l'épopée fut dite la première fois), les récits indépendants enchâssés dans l'histoire et les longs passages didactiques sur la philosophie hindoue (y compris la Bhagavad Gîtâ). Ceci nous laisse le récit principal dont l'unité intrinsèque et la cohérence sont aujourd'hui largement reconnues par les chercheurs(cf. n°2) . En plus de la composition bien structurée de leur récit, les épopées sanskrites ont en commun avec les épopées grecques qu'elles jouissent d'un immense prestige culturel et pédagogique. Elles se répandirent à l'étranger (notamment en Indonésie) et fournirent les bases d'un très grand développement artistique ultérieur, en poésie, théâtre, arts plastiques (sans parler de la télévision). De plus, ces deux traditions épiques étaient associées à une activité cultuelle.

Dans les deux cas, l'histoire antérieure est incertaine et controversée. Homère semble avoir été consigné par écrit pour la première fois vers 700 avant J.C., le MBh peut-être deux ou trois siècles plus tard, bien qu'en Inde, le processus d'écriture puisse avoir continué jusqu'aux premiers siècles après J.C. Cependant, ces deux traditions étaient certainement orales avant d'avoir été écrites (et en fait, la transmission orale en langages vernaculaires indiens continue d'une certaine manière jusqu'à nos jours), et c'est l'histoire telle qu'elle était durant la phase orale qui nous intéresse ici.

Je suppose que la plupart des chercheurs considèrent que l'épopée grecque a pris forme à partir de l'époque mycéenne (peut-être en incorporant des influences du Moyen-Orient, comme le soutient Wüst 1989: pp. 169 sq); et de même, la plupart des indologistes considèrent que l'épopée sanscrite est née en Inde(cf. n°3). Cependant, il n'est pas nécessaire a priori de raisonner en termes aussi locaux. Puisque le grec et le sanskrit remontent au PIE, les épopées grecques et sanskrites peuvent remonter à une épopée PIE orale. Pendant des années, les philologues ont reconstruit des phrases et des vers d'un indogermanische Dichtersprache, un langage PIE poétique (par ex. Schmitt 1968), et il n'est pas inconcevable qu'une étude comparative des épopées permette de même de reconstruire les thèmes narratifs du répertoire poétique.

Un sceptique pourrait soutenir qu'une telle approche est irréaliste. La morphologie et le vocabulaire se modifient relativement lentement; et c'est ce qui a permis aux linguistes de saisir une langue commune cachée derrière le grec et le sanskrit. Les récits ne sont-ils pas tout autre chose ? D'abord, parce qu'ils sont composés par des gens. Ensuite, parce que, même s'ils étaient transmis à travers les générations, ils se transformeraient à une telle vitesse que même si une proto-épopée existait, nous n'aurions aucune chance de pouvoir la reconstituer.

À la lumière de l'oeuvre de Dumézil, un tel pessimisme a priori est injustifié. Dans son énorme entreprise comparatiste, il a démontré que bien des aspects de la culture, y compris certains récits, avaient en fait été transmis dans différentes régions eurasiennes en même temps que les langages IE, et restaient marqués par cette histoire. On ne peut pas espérer présenter de façon satisfaisante en quelques paragraphes une oeuvre dont la place dans l'histoire des idées sera un jour, à mon avis, mise au moins sur le même plan que celle d'un Levi-Strauss (cf. n°4). Je me limiterai à quatre points :

1) Une des raisons majeures du relatif désintérêt dans lequel est tenue l'oeuvre de Dumézil, est à chercher dans la sociologie de la connaissance. Cette oeuvre ne respecte pas les frontières disciplinaires couramment admises. Pour la plupart des anthropologues elle se situe au delà de la frontière avec la philologie. Mais Dumézil n'est pas un philologue de lie dans le sens ordinaire puisque, bien qu'il connaisse et utilise les langages correspondants, sa contribution principale ne se situe pas dans le champ de la linguistique, mais dans celui de l'histoire culturelle et bien qu'il soit un historien de l'antiquité, il n'est pas spécialiste, au sens commun du terme, d'une discipline bien reconnue, comme les études celtiques, germaniques, classiques ou indo-iraniennes; il est essentiellement un comparatiste, puisant dans chacune d'elles. Ainsi, il y a très peu d'universitaires dont le travail soit de comprendre son œuvre ou de l'enseigner

2) Une autre raison de ce désintérêt général ou même de cette hostilité envers lui, est sans aucun doute que l'idéologie des PIE qu'il a reconstruit, et dont il a trouvé tant de traces dans les documents restants, est d'un type qui, bien qu'entièrement plausible, est peu familier aux occidentaux modernes. Il la décrit comme basée sur trois "fonctions" - peut-être mieux définies comme trois niches. Chacune de ces niches est clairement caractérisée, et une certaine réalité ou un certain contexte étant donné, cette idéologie tend à l'organiser ou à le classer en éléments qui se distribuent parfaitement dans ces trois niches. Nous reviendrons plus tard sur ces fonctions (que je crois plutôt avoir été au nombre de quatre, l'une d'elles étant généralement subdivisée). Mais je ferai ici une remarque: étant donné que la tendance générale dans le monde IE a été de passer d'idéologies structurées à des idéologies non structurées, les documents culturels qui mettent en avant le modèle fonctionnel tendent à être plus conservateurs que ceux qui ne le font pas - toutes choses étant égales d'ailleurs (cf. Allen 1987).

3) En effet, Dumézil n'a pas seulement reconstruit la structure idéologique abstraite des PIE, mais également les aspects de certains domaines où cette idéologie se manifeste - division sociale du travail, loi, rituel, théologie, et - ce qui nous intéresse tout spécialement ici - les récits, tant mythiques qu'épiques. Quand je dis qu'il a reconstruit, je simplifie. Pratiquement, juste comme de nombreux linguistes comparatistes sont joyeusement agnostiques en ce qui concerne la phonétique des formes grammaticales vedette qu'ils trouvent utile d'employer, de même Dumézil fait peu d'efforts pour imaginer la vie dans le Urheimat PIE. Ce qu'il fait, c'est tenir pour acquis qu'une culture PIE a existé autrefois - à une certaine époque, en certain lieu - et il s'appuie sur cette hypothèse indiscutable pour explorer les ressemblances entre les produits culturels survivant dans les différentes parties du monde IE. L'intérêt est dans la comparaison, et la reconstruction est laissée implicite. En cela, je suivrai la plupart du temps son exemple.

4) La plus grande partie du travail d'indo-européaniste de Dumézil concerne les extrémités est et ouest du monde IE. Des matériaux celtiques, italiques et germaniques sont confrontés avec des matériaux indo-iraniens, Rome et l'Inde fournissant les comparaison favorites. La Grèce en général, et Homère en particulier, lui semblent avoir divergé trop loin de l'héritage culturel PIE pour fournir beaucoup de matériel au comparatiste. Mais, comme nous allons le découvrir, ce n'est pas complètement le cas.

Et voilà pour ma principale source d'inspiration, et mon guide quant à la méthode. En résumé: je comparerai deux parties de récit, en mettant en valeur leurs ressemblances. Je soutiendrai ensuite que ces ressemblances sont dues à une origine PIE commune, une Urheimat PEI (cf. n°5), et j'essaierai de renforcer mon argumentation en explorant leurs relations avec les fonctions IE.

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Avant de commencer, je dois replacer dans son contexte la partie en question du MBh. Des 18 Livres de l'épopée, les cinq premiers introduisent la grande bataille de 18 jours, qui commence avec la Gita au Livre VI. Du Livre XII jusqu'à la fin, ce sont les conséquences. La bataille se déroule entre les Kauravas, les "méchants" et les Pandavas, un groupe de cinq frères. Le frère du centre, troisième dans l'ordre de naissance, est Arjuna, fils d'Indra, le roi des dieux. Peu avant la grande bataille, les cinq Pandavas subissent un bannissement de douze ou treize années (Livres III et IV), mais ce n'est pas la première référence au thème de l'exil: deux exils ou semi-exils ont lieu au Livre I. À la fin du premier, Arjuna gagne la main de Draupadî et les cinq frères l'épousent collectivement. Peu de temps après, Arjuna enfreint la règle qu'ils avaient établie, en interrompant son frère aîné alors qu'il est seul avec Draupadî, et il repart en exil, cette fois sans ses frères. Nous mentionnerons ces trois exils, mais c'est celui d'Arjuna qui fournira notre texte indien principal. Il n'est pas très long, quelque dix pages dans la traduction de Van Buytenen (1973: pp. 400 sqq.)

Nous pouvons maintenant démarrer la comparaison(cf. n°6) . L'exil d'Arjuna est présenté comme un pèlerinage aux lieux saints de l'Inde : les quatre points cardinaux sont visités tour à tour, dans le sens des aiguilles d'une montre. Mais les bains rituels du héros ont moins d'importance que ses rencontres successives avec des femmes, (essentiellement) une par quartier. Parmi les héros homériques, seul Ulysse entreprend un voyage qui le met en contact avec une série de femmes, et mon projet est de mettre en relation ces deux voyages. Plus précisément, je vais essayer de trouver des analogies entre certaines de ces femmes, comme le montre le tableau I. Mais, avant d'entrer dans les détails, il nous faut considérer les deux structures narratives dans leur ensemble.

Considérons d'abord quelques unes des différences (soit dit en passant, il est plus difficile d'être exhaustif, ou même systématique, dans le traitement des différences que dans celui des ressemblances).

(a) Arjuna, un des cinq frères, vient juste de se marier et a peu d'expérience guerrière; Ulysse n'a pas de frères, il a un fils de dix ans et est un guerrier confirmé.
(b) Arjuna, bien que n'étant pas un roi, incarne un dieu; Ulysse est un roi, mais totalement humain.
(c) Arjuna voyage sur terre, bien qu'il visite des bassins sacrés; Ulysse voyage sur mer, visitant des pays ça et là.
(d) Arjuna va là où il veut; Ulysse est à la merci des dieux et des éléments.
(e) Pour Arjuna, le voyage est apparemment une pénalité fixée à l'avance pour une offense, mais elle peut être agréable (jamais le contraire); pour Ulysse, le voyage implique bien des incertitudes et des souffrances.
(f) Le voyage d'Arjuna est schématique, en ce qu'il se conforme au schéma du centre et des quatre points cardinaux; celui d'Ulysse ne l'est pas.
(g) Arjuna part de chez lui; au moment où Homère prend l'action, Ulysse est parti de Troie depuis deux ans.
Et enfin, en ce qui concerne la technique de narration,
(h) le voyage d'Arjuna se déroule d'un seul tenant depuis le début jusqu'à la fin; Homère raconte celui d'Ulysse avec des emboîtements de récits rétrospectifs, de sorte que les deux premiers épisodes sont racontés seulement dans l'épisode n° 4.

D'autre part, nous avons des similitudes globales :

1) Les deux héros jouent un rôle central dans leurs épopées respectives, et aucun des deux voyages ne peur être supprimé sans altérer sérieusement l'intrigue générale (c'est Subhadrâ qui en fin de compte assure la continuité de la lignée des Pândava).

2) Les deux héros sont mariés avant leur voyages respectifs, et retournent auprès de leur première femme à la fin de ceux-ci.

3) Si nous traitons les monstres marins grecs comme une seule unité narrative (une démarche que je justifierai plus tard) et si nous considérons Vargâ comme subsumant ses quatre compagnes, alors nous pouvons dire qu'au cours de son voyage chaque héros a eu quatre rencontres ou quatre liaisons avec des femmes autres que sa première épouse (cf. n°7)

4) Dans les deux cas, trois de ces rencontres concernent des humains ou des êtres surnaturels anthropomorphiques, tandis qu'une d'elles concerne des monstres aquatiques (si je peux appeler ainsi les Sirènes). Les premières sont des liaisons franchement sexuelles ou (comme dans le cas de Nausicaa) riches en allusions sexuelles, tandis que les rencontres avec des monstres aquatiques sont des rencontres asexuelles.

5) Les deux héros partent accompagnés; mais leurs compagnons se fatiguent d'usure, et aux épisodes n°3 ou 4, les deux héros sont seuls.

Venons-en maintenant aux détails. Mais auparavant, je dois insister sur l'importance d'un point de méthode. Chaque fois que l'attention est attirée sur tel ou tel thème commun dans un épisode x, ce thème ne se retrouve dans aucun autre épisode d'aucun des deux voyages. Pour chaque épisode, je résumerai le MBh, mais je présumerai qu'Homère est connu(cf. n°8) .

L'épisode n° 1 est bien plus court en Inde et ne contient pas d'équivalent à la chasse d'Ulysse en solitaire, à ses compagnons changés en pourceaux, à la drogue préservatrice donnée par Hermès, au cou brisé d'Elpénor ou à la consultation des morts dans l'Hadès. Néanmoins, il y a assez de similitudes pour étayer mes arguments.

Ulûpî ( Livre I, chapitre 206)(cf. n°9) : Arjuna est parti avec ses amis brâhmanes et s'est installé aux Portes du Gange. Les prêtre allument les feux rituels et offrent des fleurs sur les deux rives de la rivière, de sorte que l'endroit devient exceptionnellement beau. Arjuna se baigne dans le Gange et fait des offrandes à ses ancêtres. Il est prêt à sortir de l'eau pour accomplir le rite du feu, quand Ulûpî, la fille du roi des Serpents, le tire sous l'eau. Arjuna trouve un feu dans le palais et y accomplit le rite. Il demande ensuite à Ulûpî qui elle est, et pourquoi elle l'a entraîné dans ce beau pays. Elle lui explique qu'en le voyant entrer dans l'eau, elle est tombée désespérément amoureuse de lui. Elle fait taire les scrupules d'Arjuna en lui expliquant qu'en se donnant à elle, il lui épargnerait de mourir d'amour, et donc qu'il observerait le dharma, la plus haute loi. Persuadé par cet argument, il fait ce qu'elle désire, mais quitte le palais à l'aurore le matin suivant.

6)(cf. n°10) Les deux histoires comportent une visite dans un monde inférieur. Le palais du roi des Serpents est sous les eaux; Ulysse traverse l'océan vers l'Hadès.

7) Ces deux visites dans un monde inférieur comportent un rituel au feu adressé aux ancêtres (les deux amis d'Ulysse écorchent et brûlent un mouton).

8) Les deux femmes sont apparemment en danger de mort, Ulûpî par passion amoureuse, Circé quand Ulysse la menace de son épée.

9) Ulupî et Circé, toutes deux, prennent sexuellement l'initiative.

10) Dans les deux cas, cette initiative n'est immédiatement acceptée; les deux femmes doivent triompher des scrupules du héros par la parole (respectivement un argument éthique et un serment).

11) Les deux femmes possèdent des pouvoirs magiques sur le corps humain. Circé peut transformer les compagnons d'Ulysse en pourceaux, et vice versa, au moyen de drogues; Ulûpî, comme nous le verrons plus tard, possède une pierre magique qu'elle utilise pour ressusciter Arjuna, tué (selon toute vraisemblance) par Babhruvahana.

12) Les deux femmes montrent une connaissance surnaturelle du passé. Circé connaît les chagrins et les malheurs des voyageurs; Ulûpî connaît les raisons de l'exil d'Arjuna

Ces sept points doivent suffire, et je passe à l'épisode n° 2, qui correspond à l'épisode grec n° 3. Une différence majeure concerne les pères des jeunes filles: Atlas, le père de Calypsô, ne joue aucun rôle dans l'histoire.

Citrangadâ ( Livre I, chapitre 207). Arjuna continue son voyage, visitant de nombreuses montagnes, lieux saints et ermitages. Au cours de ce voyage, il fait des donations de plusieurs milliers de vaches, et donne des terres aux brâhmanes. Aux portes du royaume de Kalinga, les brâhmanes qui l'accompagnent sen retournent, et le héros continue avec quelques compagnons seulement. À son arrivée à Manipura ou Manalura, il aperçoit la princesse qui se promène dans la ville et la désire. Le roi accepte cette union, à condition que le fils qui en naîtra reste avec lui. Arjuna accepte, et séjourne un certain temps.

13) Dans les deux traditions, cet épisode est rapide par rapport aux autres - les événements à Manipura sont décrits en moins de dix shlohas (distiques)

14) Les deux épisodes s'ouvrent avec une référence à un bétail nombreux, partie dans un acte à signification religieuse. Arjuna fait une donation pieuse massive; Ulysse échoue à empêcher ses compagnons de tuer avec impiété le bétail du Soleil.

15) Tout de suite après, dans les deux cas, la taille de la troupe est brutalement diminuée. Le retour des brâhmanes correspond à la mort en mer de l'équipage impie d'Ulysse.

16) Dans les deux cas, la liaison est bien plus longue que la première. Ulysse passe un an avec Circé (plus 24 heures après sa visite à l'Hadès), sept ans avec Calypsô. Arjuna passe une nuit avec Ulupî, trois mois (ou trois ans, on discute sur ce point) avec Citrangadâ.

17) Maintenant, pour la première fois, nous devons nous attacher à une épopée grecque non homérique. Homère ne dit rien d'un enfant provenant de la liaison d'Ulysse avec Circé ou Calypsô. Cependant, d'après des sources postérieures (voir Frazer 1921: pp. 301-305), il a un fils, Télégonus, soit de Circé, soit de Calypsô. Bien plus tard dans le récit, après la destruction des prétendants, Télégonus arrive à Ithaque et tue son père avec l'aiguillon d'une raie. De même, Arjuna a de Citrangadâ un fils nommé Babhruvahana. Bien plus tard, après la grande bataille, Arjuna parcourt le quart est de l'Inde (Crit. Ed. XIV, 78-80; trad. Roy, XII, pp. 150-157) et Babhruvahana tue son père avec une flèche empoisonnée semblable à un serpent. Un parricide n'est pas un événement courant, et les deux fils doivent être apparentés. En ce qui concerne les autres raisons pour établir un lien entre Calypsô et Citrangadâ, on peut être absolument certain que l'obscur poète Eugammon de Cyrène maintenait la tradition PIE lorsqu'il donnait Calypsô plutôt que Circé comme mère du parricide.

Pour l'épisode n° 3, nous avons déjà laissé entendre que de multiples monstres grecs correspondaient à un seul type de monstre indien. L'autre différence principale est que le héros grec échappe aux monstres et que l'indien les rachète.

Vargâ (Livre I, chapitres 208-209). Arjuna approche les lieux saints au sud. Cinq d'entre eux, précédemment fréquentés par les religieux ascètes, sont maintenant occupés par de grands crocodiles qui entraînent de force les visiteurs. Ignorant les mises en gardes données par quelques ascètes, Arjuna visite un de ces tirthas sacrés et s'y baigne. Il est immédiatement attrapé par un crocodile, mais réussit à le tirer à terre, où il se change en une femme ravissante. C'est Vargâ, une nymphe qui avait l'habitude, avec ses quatre amies, de parcourir la forêt. Un jour, en promenade, les cinq rencontrèrent un beau brâhmane qui pratiquait ses austérités. Elles chantèrent alors, et dansèrent pour le séduire, mais après avoir fermement résisté à leurs avances, il les maudit en les condamnant à vivre un siècle sous la forme de crocodiles. En réponse à leurs demandes de clémence, il leur prédit qu'elles seraient sauvées. Un autre sage leur indiqua où passer le temps de leur punition, sachant qu'Arjuna les sauverait en temps voulu. Et effectivement, après avoir sauvé Vargâ, le héros rendit le même service à ses quatre amies.

18) Les deux héros sont avertis des dangers qui les attendent dans certaines eaux, mais ne se laissent pas démonter. Les avertissements de Circé à propos des monstres correspondent à ceux donnés par les ascètes.

19) Dans les deux cas, les monstres aquatiques sont, d'une certaine façon ,multiples. Les six têtes de Scylla correspondent au groupe de cinq crocodiles.

20) Les deux histoires relient le thème du monstre aquatique femelle à celui de la chanteuse séductrice, et dans les deux cas, le second thème précède d'une certaine manière le premier. En Inde, les chanteuses sont les mêmes que les crocodiles, mais dans une phase antérieure de leur vie. En Grèce les Sirènes sont des êtres différents de Charybde et Scylla, évidemment monstrueux, mais elles sont rencontrées juste avant eux dans le cours du voyage. La concordance des quasi-sirènes et des monstres dans le récit sanskrit justifie en partie le traitement de ses équivalents grecs comme un seul élément narratif (la relation avec les fonctions fournissant un argument de plus).

21) La dualité de Charybde et Scylla équivaut aux deux phases des interactions entre Arjuna et Vargâ. D'abord, Vargâ saisit le héros, comme Scylla saisit les six amis d'Ulysse; ensuite Arjuna tire Vargâ à terre, comme Ulysse saisit le figuier au-dessus de Charybde.

22) Si nous puisons encore dans les sources post homériques (par ex. Grimal 1982), dans les deux cas, des femmes ont été transformées en monstre par punition. De plus, ces deux types de sirènes subissent une transformation par suite de la visite du héros. Vargâ et ses amies redeviennent nymphes, les Sirènes grecques meurent (Apollodorus Epit. 7, 19), peut-être par suicide.

L'épisode n° 4 est particulièrement complexe dans les deux traditions. La différence majeure est qu'Arjuna épouse Subhadrâ, tandis que chez Homère, Ulysse ne couche même pas avec Nausicaa. De plus, Krishna, le frère de Subhadrâ, joue un rôle fondamental dans tout le MBh et ailleurs, alors que son homologue le plus évident chez les grecs est un personnage très mineur. Je dirai plus tard comment au moins la première de ces divergences peut être résolue.

Subhadrâ (Livre I, chapitres 210-213). Après une visite à Manipura, Arjuna visite les lieux saints à l'ouest, jusqu'à ce que Krishna vienne le retrouver à Prabhasa. Ils vont ensemble au mont Raivataka où Krishna a prévu des divertissements - décoration, nourriture, théâtre et danse. Arjuna les apprécie, puis il va au lit et, tandis qu'il raconte son voyage à son ami, il s'endort. Le jour suivant, ils vont dans un char en or à Dvârakâ, où Arjuna est salué par la foule. Quelques jours plus tard, les habitants de la ville donnent une fête sur la même montagne. De nouveau la montagne est décorée, et il y a de la musique, de la danse et du chant. Un certain nombre des personnes présentes sont nommées, certaines sont ivres.
Krishna et Arjuna se promènent dans cette confusion lorsque ce dernier aperçoit Subhadrâ au milieu de ses amies et est frappé par le dieu de l'amour. Krishna sen aperçoit, et lui explique que cette fille est sa soeur. Arjuna lui demande conseil. Des deux modes de mariage convenables pour un guerrier, Krishna lui montre les risques du "mariage à l'assemblée" (svayamvara), où le choix est en définitive laissé à la femme, et recommande le "mariage par rapt".
Après leur retour en ville, Arjuna, bien armé, part sur un char en or, attelé des deux chevaux de Krishna, Il prétend qu'il va chasser. Subhadrâ a assisté à la fête, puis elle a rendu hommage à la montagne et à ses déités, elle a terminé sa circumambulation rituelle et s'est mise en route pour Dvârakâ. Arjuna l'enlève de force et part pour Indraprastha. L'escorte armée de Subhadrâ donne l'alarme. Au palais, les magistrats battent le tambour de guerre, et les guerriers s'assemblent en masse. Ivres et furieux du rapt, ils se préparent à poursuivre Arjuna. Balarâma blâme son demi-frère pour le comportement de son hôte. Krishna examine à nouveau les modes de mariage, montre que l'action d'Arjuna est parfaitement juste et appropriée, approuve cette union et propose une approche diplomatique du ravisseur. Arjuna est convaincu de revenir et de se marier à Dvârakâ, avant de terminer son exil et revenir chez lui.

23) Dans les deux cas, les hôtes du héros venaient d'ailleurs. Les Phéaciens avaient émigré de l'Hypérie sous le règne du père d'Alcinous parce qu'ils étaient pillés par les Cyclopes. Les peuples de Dvârakâ avaient émigré de Mathura du temps de Krishna parce qu'ils étaient attaqués par un roi plus puissant (II, 13, 35-50).

24) Les deux royaumes ont été frappés par ce qu'un moderne appellerait une catastrophe naturelle. Les Phéaciens, peuple de marins, virent leurs ports bloqués par Poséidon à l'aide d'une montagne, tandis qu'au Livre XVI, Dvârakâ s'enfonce sous l'océan.

25) Dans les deux traditions, ce quatrième épisode se déroule dans de nombreux lieux, ruraux d'abord, puis largement urbains. Le littoral de Scheria correspond à Prabhasa et au mont Raivata, la ville des Phéaciens à Dvârakâ.

26) À un niveau topographique plus détaillé, dans les deux cas le héros commence près de l'eau (Prabhasa est un lieu saint où l'on se baigne) et se déplace en montant. Ulysse grimpe un klitus vers ses fourrés, Arjuna fait l'ascension du Raivata.

27) Les deux héros sur leur "montagne" sont réveillés par un bruit: Ulysse par le cri des suivantes quand leur balle tombe dans la rivière, Arjuna par des chants, de la musique et des louanges.

28) Les deux récits décrivent des plaisirs campagnards: Nausicaa chante et joue à la balle avec ses suivantes, Arjuna apprécie les chants et les danses sur la montagne décorée.

29) Les deux héros racontent leur histoire juste avant de s'endormir: Ulysse raconte la dernière étape de son voyage durant sa première nuit à Scheria, avant de dormir sur le porche; Arjuna s'endort durant son récit à Krishna.

30) Les deux récits impliquent des véhicules à roue. Nausicaa emprunte le chariot de son père, tiré par des mules; Arjuna voyage sur le splendide char de Krishna tiré par des chevaux, puis l'emprunte.

31) Quand ils rencontrent ces femmes, les deux héros sont assimilés à des chasseurs. Ulysse émergeant du fourré est comparé à un lion allant chasser parmi les boeufs, les moutons et les daims, une image typiquement homérique; quand il se prépare à enlever Subhadrâ. Arjuna prétend qu'il part à la chasse.

32) Les deux héros sont, ou prétendent être, émerveillés à la vue de ces femmes (cela peut sembler banal, mais je rappelle mon point de méthode: aucune autre rencontre n'inspire un tel émerveillement chez les héros).

33) Les deux traditions rapportent au moins deux scènes de foule, de larges rassemblements de citoyens ou de catégories particulières de citoyens.

34) À l'un de ces rassemblements, dans les deux cas, nous est donnée une liste de noms d'hommes qui, en tant qu'individus, jouent un rôle minime ou pas de rôle du tout dans le récit. Bien que je ne puisse trouver aucun lien étymologique entre les onze noms "creux" des jeunes nobles lors des jeux phéaciens et les treize noms "creux" des guerrier qui assistent aux fêtes sur le mont Raivata, la présence de ces listes est frappante.

35) Les deux héros rencontrent de la part de la jeunesse locale une hostilité qui est levée plus tard. Les détails sont particulièrement embrouillés, et je me contenterai de noter que les insultes d'Euryalus, pour lesquelles Alcinous lui fait présenter des excuses, correspondent à la diffamation d'Arjuna par Balarama, apaisée par Krishna.

36) Dans les deux cas, le frère de la femme est en termes particulièrement amicaux avec le héros. Laodamas, le frère de Nausicaa, un excellent danseur, correspond à Krishna, le frère de Subhadra, également un danseur remarquable (comme la tradition hindoue postérieure nous l'apprend). Comme je l'ai déjà dit, puisque Laodamas est un personnage tellement mineur, alors que le rôle de Krishna dans l'hindouisme est comparable à celui du Christ dans la chrétienté, cette homologie intrigue.

37) À la fin de l'épisode n° 4, les deux héros reçoivent de magnifiques présents, Ulysse simplement à l'initiative d'Alcinous, Arjuna comme dot accompagnant Subhadrâ.

38) À leur retour chez eux, les deux héros rencontrent de la part de leur première épouse une réserve ou une méfiance initiale.

Ces 38 points de similitude représentent une sélection à partir d'au moins deux fois autant, certains d'entre eux se rapportant à des détails mineurs dans la langue des deux textes. Mais j'espère en avoir dit assez pour montrer que les similitudes entre les deux traditions ne peuvent pas être accidentelles, ou attribuées à de vagues ressemblances entre des sociétés se trouvant "à un stade équivalent de développement". L'argument le plus solide contre cette idée est la distribution de ces similitudes : ce ne sont pas des clichés épiques éparpillés au hasard à travers le récit, mais des détails narratifs situés précisément à l'intérieur de la structure qui définie dans le Tableau I et par les ressemblances globales 1 à 5.

Cependant, nous ne pouvons pas arrêter ici l'analyse. La comparaison entre les deux épopées est plus complexe que ce que montre la comparaison entre les deux voyages. Il est vrai que la fin des errements d'Ulysse correspond au deuxième des trois exils dans le MBh, mais il semble que le début corresponde dans une certaine mesure au premier exil, et qu'à la fin se soient superposés certains traits du troisième exil (Livre III). je me concentre sur la fin, ne faisant guère plus que des allusions à des comparaisons qu'il faudrait explorer plus avant.

Urvasî (Livre III, chapitres 38-40; 163-164) (cf. n°11): Pendant le grand exil de douze années, Arjuna sen va seul vers le nord. Il entreprend des austérités de plus en plus sévères, subsistant d'air seulement durant un mois entier. Il est emmené au ciel, où il voit une nymphe appelée Urvasî. Il étudie la danse et le chant avec le gandharva Citrasena qui devient son ami. C'est là que se situe un passage rejeté par l'édition critique du texte principal. Urvasî reçoit un messager d'Indra qui lui dit de se préparer à faire l'amour avec Arjuna. Elle lui rend visite la nuit. Mais l'attitude d'Arjuna est une attitude de respect embarrassé, pas une attitude amoureuse: en effet, la nymphe est une de ses lointaines aïeules. Elle se retire, en colère.

Les ressemblances portent sur les austérités involontaires d'Ulysse dues à la mer et aux tempêtes; le délicieux pays de Schéria, presque divin; Nausicaa instruite par Athéna de se préparer pour son mariage; le sens de sebas (respect) d'Ulysse quand il l'aborde. Citrasena équivaut au frère amical de Nausicaa, le danseur Laodamas.

La différence la plus importante à l'épisode n° 4 entre le sanskrit et le grec est l'absence de relations sexuelles entre le héros grec et l'héroïne, mais cela est précisément compensé par la rencontre non consommée d'Arjuna avec Urvasî .On peut dire raisonnablement que Nausicaa, la femme nubile de la quatrième rencontre correspond dans sa structure à Subhadrâ, mais souvent dans sa teneur à Urvasî. La seconde différence était l'insignifiance relative de Laodamas comparé à Krishna. Elle correspond également à la relative insignifiance de Citrasena.

Comment pouvons nous envisager un relation historique entre les récits grecs et indiens ? Homère écrivait un demi millénaire plus tôt: le récit a-t-il été apporté en Inde, peut-être par les troupes d'Alexandre, ou plus tard, ou même plus tôt ? Une objection à cela, parmi beaucoup d'autres, est l'ordre des événements dans le récit. Au quatrième siècle en tout cas, les textes d'Homère étaient bien engagés sur la voie de la standardisation, et il serait pour le moins surprenant que les bardes indiens aient réussi à retravailler leur récit pour en éliminer toute trace de la technique sophistiquée de narration d'Homère. Mais j'ai une autre ligne d'arguments, plus intéressante.

Revenons à Dumézil et à ses fonctions, en gardant à l'esprit que la présence d'un modèle fonctionnel est probablement un indice de conservatisme. J'admets que Dumézil a fondamentalement raison de reconnaître dans l'héritage idéologique IE trois ensembles d'idées: F1 appartenant à la religion et au sacré, F2 à la force physique et à la guerre, F3 à la fécondité, la richesse et autres idées associées. J'ai soutenu dans d'autres articles que les vues de Dumézil sur l'idéologie IE doivent être élargies (Allen 1991). Les trois fonctions classiques sont comme "encadrées" par une quatrième fonction appartenant à ce qui est autre, au dehors, au delà. On trouve fréquemment deux représentations contraires de cette quatrième fonction. L'une d'elle est évaluée comme positive et souvent, dans un certain sens, transcendante, tandis que l'autre est évaluée comme négative et peut être associée avec la mort, la destruction, les démons, et autres. Je les appelle respectivement F4+ et F4-. Alors, les quatre relations majeures qui structurent le récit du voyage sont-elles une manifestation de ce modèle ?

Une grande partie du travail nécessaire pour répondre à cette question a déjà été fait par Dumézil (1979) et commence par une comparaison entre les lois matrimoniales sanskrite et romaine. Le texte indien le plus connu sur ce sujet est le Code de Manu (datant de nouveau des environs du changement d'ère). manu présente en fait une liste de huit modes de mariages, mais, comme le note Dumézil, les quatre premiers sont très semblables et la liste peut être facilement réduite à cinq modes majeurs, dont trois sont clairement liés à ses fonctions. Utilisant une seule dénomination pour les quatre premiers regroupés (cf. Trautmann 1981, p. 288), j'introduis les dénominations françaises et ordonne la liste de la manière la plus simple. Voici les modes de mariage sur lesquels Dumézil attire l'attention:

don de l'épouse (kanyadana) F1

mariage par rapt (rakshasa) F2

achat de l'épouse (asura) F3

Très brièvement, le don d'une épouse est assimilé à une offrande aux dieux et est spécialement recommandé aux prêtres; le mariage par rapt implique l'usage de la force physique et est recommandé aux guerriers; l'achat de l'épouse implique un marchandage avec le père sur le prix à payer (sulka), et, en comparaison avec les autres, est plutôt déshonorant et plus approprié aux marchands. Ces modes se rapportent respectivement aux domaines de la religion, de la force et de l'argent: chacun d'entre eux à un équivalent à Rome, ce qui ajoute du poids à l'argument qu'il s'agit d'une classification PIE.

Manu ajoute deux autres modes majeurs de mariage, mariage par choix mutuel (gandharva) et le mode paisaca: ce dernier quand l'homme s'unit en secret avec une femme qui est endormie, ivre ou folle - c'est à dire (ma glose) pas dans son état normal. Mais le mariage par choix mutuel est étroitement lié à un neuvième mode, le svayamvara ou mariage à l'assemblée, qui n'est pas mentionné par manu, mais est fréquent dans les épopées. Dans ce mode, la princesse choisit parmi un groupe de princes qui se sont assemblés dans ce but et qui peuvent participer à une compétition. Dans une liste légèrement déviante, le MBh (I, 96, 7 sq) considère que c'est le meilleur des modes. Inversement, les codes sont généralement d'accord pour dire que le mode paisaca est le pire: de fait, ils en parlent souvent en dernier, et parfois même l'omettent (Apastamba, Vasistha). ainsi, ces deux modes sont en quelque sorte exclus et hétérogènes, et se qualifie donc en F4; et l'un est apprécié, l'autre non. Nous pouvons donc compléter l'analyse de Dumézil comme suit :

mariage à l'assemblée (svayamvara) F4 + (cf. n°12)

union paisaca F4 -

nous pouvons maintenant reformuler la question, regroupant deux problèmes théoriquement distincts, en commençant par le MBh. Les cinq relations d'Arjuna sont elles conformes aux cinq modes de mariage ou aux cinq fonctions ?

Le mariage avec Draupadî se fait à l'assemblée (F4+). Polyandrique, il est en tout cas hétérogène et complètement hors normes. Mais bien qu'il soit scandaleux, c'est celui pour lequel le texte offre des justifications religieuses de différentes sortes, et il est certainement présenté comme correct pour les Pândava.

La rencontre avec Vargâ et ses amies n'est même pas sexuelle, encore moins un mariage: et les femmes ne sont pas endormies, ivres ou folles. Mais, parce que monstres, elles sont certainement hétérogènes avec les autres et ne sont pas dans leur état réel. Il faut aussi noter la symétrie: la relation F4+ avec Draupadî implique cinq hommes et une femme, la rencontre F4- avec Vargâ, cinq femmes et un homme; toutes les autres liaisons sont un à une. Ainsi, en dépit de l'absence d'union sexuelle, cette rencontre peut raisonnablement être alignée avec l'union F4- paisaca. On peut imaginer que la sexualité était présente dans des versions précédentes de l'histoire (peut-être même des versions pré-PIE)

L'union avec Subhadrâ est explicitement un mariage par rapt (F2).

Les deux unions restantes ne sont pas expressément nommées en sanskrit. Cependant l'union avec Citrângadâ montre Arjuna prenant l'initiative, se soumettant aux demandes du père de la mariée en lui accordant un "dédommagement". Le mot "sulka" qui n'est utilisé nulle part ailleurs dans l'histoire, est précisément celui qu'utilise Narada dans sa définition du mariage F3 par achat.

L'union avec Ulupî ressemble au mariage par don de l'épouse, en ce que c'est d'elle que vient l'initiative, et le texte se réfère explicitement au don, en utilisant la racine da- (pradanam)(cf. n°13). De plus, tout l'épisode est imprégné de références à la religion et au rituel.

Nous pouvons ainsi résumer notre analyse :

F1
F2 F4+ F3
F4-

Figure 1. Relation entre les points cardinaux et les modes de mariage en Sanskrit

Nous savons que les relations grecques correspondent une à une aux sanskrites, mais pas directement aux points cardinaux. Nous devons nous demander maintenant si elles correspondent aux cinq fonctions, ou aux modes de mariage.

Dans quelques sources post-homériques, le mariage d'Ulysse et de Pénélope ressemble d'une certaine façon à un mariage à l'assemblée (Pausanias, 3, 12, 1) et est étroitement associé au rassemblement des princes grecs pour courtiser Hélène (par ex. Apollodorus, Bibl, 3, 10, 8). Dans une certaine mesure, il est conforme au mode qui serait F4+ en Grèce (pas de doute non plus, Ulysse bandant l'arc au milieu des prétendants participe à un événement du même type). Les différents monstres peuvent être considérés comme suffisamment hétérogènes par rapport aux autres femmes pour pointer vers F4-, bien que le fossé entre les Sirènes et Circé ne soit pas vraiment si large. Quant aux autres épisodes, aucun d'entre eux dans son état actuel ne correspond exactement aux fonctions ou aux modes de mariage. Tout au plus peut-on trouver des allusions occasionnelles: dans le cas de Circé, comme dans celui d'Ulupî, c'est la femme qui prend l'initiative sexuelle.

Résumons les implications de ce que nous avons dit à propos des fonctions. Les PIE tendaient à organiser toutes sortes de domaines et de contextes en structures précises, telles que les éléments impliqués étaient distribués dans un certain nombre de niches idéologiques, techniquement appelées fonctions. Dumézil dit qu'il y a trois fonctions, dont la première était quelquefois partagée en deux (en aspects, Mitra et Varuna, approximativement proches et lointains). je dis qu'il y avait quatre fonctions et que la quatrième était souvent partagée en positif et négatif. Nous avons tous les deux apporté bien plus de preuves qu'il n'en est fait état ici.

Dans le cas particulier des lois matrimoniales, les trifonctionnalistes attribuent à la culture PIE la reconnaissance de trois modes de mariage, chacun en rapport avec une fonction; cela implique qu'en augmentant le nombre de modes de mariage, les indiens ont innové. Les quadrifonctionnalistes prennent les choses à l'inverse. Les PIE auraient retenu cinq modes, et en les gardant, les indiens faisaient preuve de conservatisme: s'ils innovaient, c'est seulement en portant le nombre des modes de mariage de cinq à huit. Dans les deux cas, la culture PIE faisait correspondre certains modes de mariage aux fonctions.

Le présent article montre que le corpus des récits PIE en incluait un (mythe, épopée, légende, peu importe) dans lequel un héros contractait cinq modes d'union ou de relations. Si ce proto-récit ressemblait à l'Odyssée, ces relations n'étaient pas clairement en rapport avec les fonctions, et les indiens innovaient en créant ces liens. Mais nous avons déjà accepté l'argument de Dumézil selon lequel, dans un contexte légal en tout cas, les PIE reliaient les modes de mariage aux fonctions. Il est donc bien plus probable que le proto-récit ai fait ce lien, à la différence de l'Odyssée, mais comme le MBh. En d'autres mots, à cet égard également, il est bien plus probable que ce soit l'épopée indienne la plus conservatrice. Ceci renforce ma conclusion précédente, que les similitudes du récit ne sont pas dues à des influences de la Grèce sur l'Inde. Et incidemment, cela prouve que Dumézil avait raison en pensant qu'Homère était loin de son héritage IE; là où il s'est trompé, c'est en sous-estimant la quantité de cet héritage qui reste reconnaissable (cf. n°14).

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En conclusion, je relève quelques domaines qui invitent à des études ultérieures.
(a) Au niveau anthropologique, cet article se rapporte à la conceptualisation du mariage, à l'extérieur aussi bien qu'à l'intérieur du monde IE, un sujet qui est parfois abordé de façon simpliste pour acquérir la mariée et de dot.
(b) Cet article présente une autre manifestation de l'idéologie quadrifonctionnelle, un exemple qui montre combien facilement les manifestations de F4 peuvent être ignorées (cf. Allen 1991, 148-150) (cf. n°15). Il y en a certainement beaucoup d'autres.
(c) On gagnerait à étudier plus avant la relation entre les fonctions et les points cardinaux (cf. Allen 1991, 148-150).
(d) en ce qui concerne l'Inde, il doit être possible de mettre en relation ce qui a été dit de Krishna à l'ascension du vishnuisme. Serait-il possible d'établir que Krishna ne correspond pas seulement à Laodamas et à Citrasena, mais qu'il a, pour ainsi dire, dilaté son rôle, jusqu'à prendre la plupart du matériel narratif et conceptuel qui est réparti dans l'Odyssée entre les autres personnages ? Dans un sens général, Krishna est à Arjuna ce qu'Athéna est à Ulysse.
(e) Pour en venir à des problèmes plus précis, la comparaison jette une faible lumière sur la composition des épopées, c'est-à-dire sur ce que l'on appelle "la question homérique" et sur son équivalent indien. Des passages significatifs remontent à l'époque PIE et il est certain que certains matériels contenus dans les sources post-homériques ainsi que dans l'Édition Critique indienne appartiennent à cette catégorie archaïque (comparaisons 17 et 22; épisode Urvasî). Dans un cas au moins (comparaison 31), la similitude du côté d'Homère semble tout aussi ancienne.
(f) Finalement, quelle est l'étendue de la relation entre les épopées grecques et indiennes, en dehors des passages que nous avons étudiés ? Cela ne peut être par hasard que, pratiquement tout de suite après l'épisode Urvasî, Arjuna se retrouve sous un déguisement à la cour du roi Virata, et que, pratiquement tout de suite après l'épisode de Nausicaa, Ulysse se retrouve sous un déguisement dans son propre palais.

 MBh  Odyssée
 1 Draupadî (Centre: Indraprastha)  1 Pénélope (Ithaque)
 2 Ulûpî (Nord: Portes du Gange)  2 Circé (Aeaea)
 3 Citrangadâ (Est: Manipura)  4 Sirènes, Charybde etc. (Détroits)
 4 Vargâ etc. (Sud: Océan sud)  3 Calypsô (Ogygia)
5 Subhadrâ (Ouest: Dvârakâ) 5  Nausicaa (Scheria)
 6 Draupadî (Centre: Indraprastha)  6 Pénélope (Ithaque)

Tableau II.

Les cinq relations (le lieu est indiqué entre parenthèse). Le voyage du héros, partant de 1, le ramène à son point de départ 6 en passant de 2 à 5. Les correspondances sont montrées horizontalement, sauf que Citrângadâ en ligne 3 correspond à Calypsô en ligne 4, et Vargâ en ligne 4 aux Sirènes = Charybde et Scylla en ligne 3. Les habitants de Scheria sont les Phéaciens. En plaçant Indraprastha en position centrale dans le mandala, j'ai délibérément ignoré la visite finale d'Arjuna, après Dvârakâ, aux Puskara (où il ne rencontre pas de femme).

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sommaire

NOTES :

(1)Voir, par exemple, Camps (1980, ou, pour l'Odyssée, Griffin (1991)

(2) On peut trouver des bibliographies récentes chez Katz (1989) et Sharma (1991). Les meilleurs spécialistes ont été Biardeau (en 1985-86, elle présente un résumé commode et une intoduction à cette épopée) et Hiltebeitel (par ex. 1988; 1976/1990). Ma propre approche dérive plus du comparatisme systématique de Dumézil.

(3)Ainsi, Van Buytenen écrit: "That the main story of The Mahabharata was a conscious composition is, to me, undeniable, and one poet, or a small group of them, must have been responsible for it ... When was this old Bharata lay first composed ? Certainily after the very early vedic period ..." (1973: xxiv).

(4)La meilleure vue d'ensemble se trouve dans Dumézil (1987).

(5)Ainsi, il puise rarement dans l'archéologie. Pour une explication du point de vue de cette discipline, voir Renfrew 1987 (dont l'attaque de Dumézil dans le chapitre 10 est viciée par de sérieux malentendus) et Mallory (1989), qui est largement pro-Dumézil.

(6) Cet article découle d'une étude beaucoup plus longue, toujours en cours. D'où ce style quelque peu condensé.

(7)Rencontres, liaisons, relations - aucun de ces termes ne s'applique parfaitement à toutes les principales interactions entre le héros et des femmes dans les deux récits. Relation est le terme le plus abstrait, et il a l'avantage d'inclure l'interaction entre le héros et sa première femme, qui est plus qu'une rencontre. Cependant, ce terme est trop général pour être idéal: Par exemple, Ulysse a une relation avec Arêtê, mais ce n'est aucune de celles dont il est fait état dans le titre de l'article et elle n'est pas reportée dans le Tableau I.

(8) Les passages homériques principaux sont les suivants : pour Circé, 10, 133-12, 36; pour Calypsô, 5, 55-268; 7, 244-266 et (bétail du soleil) 12, 127-141; 260-425; pour les monstres, 12, 37-126; 153-259; 426 à la fin; pour Nausicaa 5, 441-fin du 8; 11, 333-376; 13, 1-187.

(9) Pour chacune des quatre rencontres, nous donnerons le nunéro de l'adyâya (chapitre) dans l'Edition Critique, le texte traduit par Van Buytenen.

(10)Je continue le compte des ressemblances là où je l'avais laissé plus haut.

(11) L'épisode d'Urvashî au sens propre se trouce dans l'Appendice I.6 de l'Ed. Crit. (=vol.4: 1047-53); trad. Roy II, 102-106 45-46.

(12) Dumézil considère que le mariage à l'assemblée s'est développé dans le contexte de la chevalerie comme une variante publique et régulière d'un mode de choix mutuel plus intime, et il les construit tous deux comme F2. Comme j'espère le démontrer ailleurs, la relation dont être inversée. Le mode de choix mutuel est probablement une variante privée et démocratisée du mode F4+ de choix à l'assemblée. Ce n'est pas la peine d'en discuter ici, aucune des unions d'Arjuna n'étant par choix mutuel (Katz 1990, 62) interprète de cette façon la rencontre avec Ulupî)

(13) Puisque le texte présente Arjuna, et non les parents de la mariée, comme faisant les dons, cette union n'et pas un exemple du mode F1, mais se rapporte au complexe d'idées du F1.

(14) Durant les années 80, il proposa en fait plusieurs analyses d'Homère, et notamment une analyse trifonctionnelle très convaincante des modes d'action utilisés par et contre Circé (1982, 166 sq).

(15) Dumézil attribue avec justesse l'inclusion du mode paishaca dans les codes indiens de mariage au désir des pandits d'être complets dans leurs énumérations (1979, 33), mais il n'évalue pas entièrement la force de sa remarque. Il faut y voir un nouvel exemple de la tendance compréhensible à ignorer la fonction F4 et ses représentants. Le MBh est largement répandu en Inde sous forme de bande dessinée et l'exil de douze années d'Arjuna est traité dans Mahâbhârata-14 (Amar Citra Katha), ed. Anant Pai, Bombay, Indian Book house, 1989. Le texte traite - assez fidèlement - des quatre rencontres, mais la carte qui l'accompagne (p. 11) omet la visite à l'océan du sud (probablement par suite du manque de précision de la localisation).

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POURQUOI ULYSSE EST-IL DEVENU UN CHEVAL ?

sommaire

N.J. ALLEN

Pourquoi une culture est-elle ce qu'elle est ? Parce que c'est ainsi qu'elle a évolué sur l'échelle mondiale ; par suite de telle ou telle influence extérieure ou de telle ou telle invention locale ; parce que c'est ainsi que l'esprit humain s'est exprimé à cet endroit ; parce que cela profite au pouvoir. Toutes les théories standard peuvent aider à résoudre cette question générale, mais elles ne sont pas exhaustives: il y a une autre approche, rarement en ligne avec les autres, mais très ancienne et quelquefois utile quand les autres ne mènent à rien.

Si quelqu'un demande pourquoi une langue est ce qu'elle est, tout le monde sait que la réponse se trouve en partie dans le proto-langage préhistorique dont elle provient. On ne peut pas transposer automatiquement de la langue à la culture, mais les deux ont été souvent transmises l'une avec l'autre, et d'autant plus, je suppose, quand la terre avait moins d'habitants et plus d'espace pour chacun. Ainsi, on peut se demander, à propos d'un fait culturel, s'il provient d'une proto-culture reconstructible, associée au proto-langage. Nous savons tous cela, de façon plus ou moins claire, et nous n'avons pas besoin de Dumézil pour nous le rappeler; mais l'utilité et les limites d'un comparatisme basé sur les familles de langage restent à explorer.

 

Le fait culturel que nous examinons ici provient de la Grèce classique. On sait bien qu'il y a plus dans l'histoire d'Ulysse que ce que nous en apprend Homère. Quand le héros visite l'Hadès, Tiresias prophétise que son aventure continuera après son retour à Ithaque, et des comptes-rendus de ces événements peuvent être trouvés dans des sources post-homériques, notamment dans le "Cycle Épique" et dans le résumé de la tradition grecque d'Apollodorus. Mais la tradition qui veut qu'Ulysse ait été transformé en cheval n'apparaît ni dans l'une ni dans l'autre de ces sources, et mes sondages occasionnels suggèrent qu'elle n'est également pas très connue même chez les classicistes. Grimal (1982) l'omet dans son article sur Ulysse, bien qu'elle apparaisse sous l'obscure figure de Hals. Standford (1963: 88) glisse sur elle en moins d'une ligne - ce qui est naturellement suffisant, puisque ce thème ne devait pas avoir d'avenir dans la littérature européenne.

Néanmoins, pour obscure qu'elle soit, cette tradition existe cependant: on y fait référence dans les grandes encyclopédies (Schmidt 1897-1909: 692; Wüst 1937: 1993) et elle est discutée dans Hartmann (1917). Trois auteurs sont cités:

(i) Ptolemaus Hephaestus, ou Khennos, mythographe peu connu du 1er siècle après J.C. (Nov. Hist. 4, pp. 194-5 Westermann):

On dit qu'il existe en Étrurie un endroit appelé la tour de Hals, qui tire son nom d'une sorcière (pharmakis) étrusque appelée Hals, qui fut une suivante de Circé, mais s'enfuit plus tard de chez sa maîtresse. Quand Ulysse vint la voir, on raconte qu'elle le transforma en cheval au moyen de ses potions magiques (eis ippon metaballe tois pharmakois) et le garda avec elle jusqu'à ce qu'il devienne vieux et meure. Cette histoire nous donne une solution de l'énigme que pose Homère quand il dit à Ulysse: la mort te viendra de la mer (ex aloj -ex halos - Od. 11.134)

Hals ('mer', apparenté à la racine halos, 'sel') n'est mentionnée par aucune autre source classique et a été, sans aucun doute, inventée pour rendre compréhensible la prophétie de Tiresias. De même la référence à la vieillesse (ghrasaj - gêrasas) rappelle la suite de la prophétie: Ulysse mourra, terrassé par une vieillesse harmonieuse (ou confortable) (ghrai - gêrai). Mais Tiresias ne fait aucune allusion à cette métamorphose. Pour l'expliquer, nous avons besoin d'une approche différente.

(ii) Au siècle suivant, le philosophe sceptique Sextus Empiricus fait deux références incidentes à cette tradition, quand il discute de l'histoire et la vérité. Dans un passage (Adv. Math. 1.264), il distingue trois sortes de récits, historia, muthos et plasma, et il explique le second ("légende" dans la traduction de Loeb) en citant deux histoires de naissances (araignées venimeuses et serpents du sang des Titans, et Pégase de la tête coupée de la Gorgone) et trois histoires de transformations (metaballô intrans.) (les compagnons de Diomède en oiseaux de mer, Ulysse en cheval et Hécabe (l'épouse de Priam) en chienne). Quelques lignes plus loin (1.267), discutant des contradictions, Sextus cite trois versions de la mort d'Ulysse : dans l'une, Ulysse a été tué par erreur par son fils Télégonus (version trouvée dans le Cycle Épique et dans Apollodorus), dans une autre il trouva la mort lorsqu'une mouette laissa tomber sur sa tête le dard d'un poisson venimeux (un fragment d'Eschyle dit quelque chose de semblable), et enfin dans la troisième, il fut transformé en cheval (eij ippon metaballe thn morfhn - eis hippon metaballe tên morphên)).

(iii) Deux siècles plus tard, Servius, écrivant en latin un commentaire érudit sur l'Énéide, décide d'annoter les références sur Ulysse (2.44). Il mentionne (suivant un ordre qui n'est pas très évident) l'exploration discrète de Troie par le héros, sa famille, son couvre-chef quand il est dépeint et ses errances après Troie, qu'Homère a rendues familières à tout le monde.

On raconte une autre histoire le concernant. On dit qu'à son retour à Ithaque, après ses errances, il trouva Pan dans sa maison. On dit que Pan était né de Pénélope et de tous les prétendants, comme son nom même de Pan ("tout") semble le proclamer. D'autres, cependant, disent qu'il était né de Mercure (Hermès) qui s'était transformé en bouc avant de coucher avec Pénélope. Mais Ulysse, après avoir vu cet enfant mal formé, reprit ses errances. Il trouva la mort soit de vieillesse, soit tué de la main de son fils Télégonus par l'épine d'une bête marine. On dit que, juste avant de mourir, il fut transformé en cheval (in equum mutatus) par Minerve (=Athéna)

Nous nous occuperons plus tard des deux versions de la naissance de Pan. Le dard ou l'épine de la bête marine (aculeus marinae beluae) rejoint le dard de la raie (kentron qalassiaj trugonoj - kentron thalassias trugonos) de Sextus, bien que, comme c'est la version la plus courante, il soit brandi par Télégonus et non pas laissé tomber par un oiseau. Mais je cite ici ce passage, parce qu'il confirme la métamorphose équine.

Les trois auteurs ne disent rien de leurs sources, mais les différences rendent improbable que le dernier ait copié sur les premiers. Plus vraisemblablement, les trois ont puisé dans des sources écrites antérieures à Khennos; et l'on peut facilement imaginer que la première de ces sources était une tradition orale. Mais pourquoi inventer cette histoire d'Ulysse transformé en cheval à la fin de sa vie ? L'idée est étrange, et tous ceux à qui j'en fais part sont surpris. Les aventures précédentes du héros laissent difficilement imaginer que cela soit une fin adéquate ou naturelle et l'on cherche en vain une explication. Cette tradition a-t-elle quelque chose à voir avec le Cheval de Troie ? Ou avec la persécution du héros par Poséidon, le Dompteur de Chevaux ? Des comparaisons récentes offrent une piste plus prometteuse.

 

J'ai montré par ailleurs que, durant une partie de sa carrière, Ulysse ressemble étroitement à Arjuna, le héros principal de la plus longue des deux épopées sanskrites (Allen 1996). La comparaison peut se faire entre la deuxième partie du voyage de retour d'Ulysse vers Ithaque et le pèlerinage qu'Arjuna entreprend dans le Livre I du Mahâbhârata. Peu de temps après son mariage avec Draupadî, Arjuna laisse sa jeune femme pour visiter les quatre parties de l'Inde, et dans chacune d'entre elles, il rencontre des femmes humaines ou non-humaines; ensuite, il retourne auprès de Draupadî. Ulysse rencontre successivement Circé, les Monstres (i.e. les sirènes, Charybde et Scylla), Calypsô et Nausicaa, avant de revenir auprès de Pénélope. Cette comparaison n'est pas seulement une vue de l'esprit impliquant quatre éléments structuraux plus un; en dépit de nombreuses différences entre les deux épopées, les rencontres correspondent point par point sur de nombreux détails. Une correspondance aussi précise exclut des inventions séparées, et implique une origine commune; et, pour de nombreuses raisons, cette origine ou 'proto-narration' doit avoir été orale. Mais, comme l'a montré Dumézil, les proto-indo-européens possédaient une typologie d'unions matrimoniales, et le schéma des rencontres dans les épopées, spécialement dans l'épopée sanskrite, correspond bien à ce que l'on pourrait attendre d'une telle typologie.

Si les histoires d'Ulysse et d'Arjuna sont apparentées sur un point dans leurs épopées respectives, on ne peut aucunement en déduire qu'elles sont apparentées sur d'autres points. La rencontre avec des femmes correspond peut-être à une structure exceptionnellement conservatrice dans deux traditions narratives qui, dans d'autres situations, sont sujettes à un flux d'innovation omniprésent. Mais peut-être pas. Cela vaut évidemment la peine de vérifier si d'autres épisodes des deux histoires peuvent être apparentées. Néanmoins, en faisant cela, il faut garder à l'esprit un point de logique. Juger des ressemblances entre l'épisode x dans une histoire et l'épisode X dans une autre peut facilement être considéré comme suspect: il y aura toujours des différences entre les deux histoires, et évaluer le poids respectif des ressemblances et des différences implique toujours un jugement subjectif. Mais supposons que x fasse partie d'une histoire qui contienne les épisodes ou les personnages d, e, f, g, h et que X contienne D, E, F, G, H, et que des similarités d-D etc. aient déjà été établies: dans ce cas les ressemblances entre x et X peuvent être jugées plus charitablement et de façon moins sceptique.

Ainsi, supposé qu'Ulysse devienne un cheval, est-ce le cas pour Arjuna ? Certainement pas: ni lui, ni ses frères, n'ont jamais été transformés en animaux. Mais, vers la fin de son histoire, au Livre XIV de l'épopée, Arjuna a une relation importante avec un cheval. Avant d'en exposer les détails, voici le contexte.

Le Mahâbhârata est centré sur le conflit entre deux branches d'une dynastie royale. Les bons sont les cinq frères Pândava, dont Arjuna est le troisième. Bien que ce soit lui qui obtienne la princesse Daupadî, celle-ci épouse polyandriquement les cinq frères. Les Pândava sont bannis et déshérités, mais Krishna les aide à remporter la grande guerre de dix-huit jours, et l'aîné, Yudhishthhira, reçoit le trône.

Maintenant nous arrivons au Livre XIV, le Livre du Sacrifice du Cheval (voir Roy/Ganguli s.d., Vol. XII). Les quatre livres restant sont relativement courts et relatent la mort des principaux survivants de l'épopée. Celle-ci se termine par la mort des Pândava eux-mêmes durant leur voyage vers l'Himalaya et le Ciel.

Le Sacrifice du Cheval (ashvamedha) est le plus important des rituels royaux, et il établit la suprématie cosmique d'un roi. C'est une entreprise longue et compliquée, durant plus d'une année et comprenant une offrande de soma de trois jours. Les détails sont donnés dans les textes védiques appelés Brâhmana, composés, tels que nous les connaissons, avant 500 avant J.C. (Je me référerai exclusivement au Shatapatha Brâhmana). Naturellement, l'épopée qui a été composée dans les siècles autour du changement d'ère, donne peu d'espace aux subtilités rituelles, mais elle affirme à plusieurs reprises que le sacrifice a été conduit conformément aux Écritures..

En gros, le rituel peut être divisé en deux parties. Dans la première, après quelques préliminaires, un étalon spécialement choisi est relâché près de la capitale et erre à son gré à travers toute l'Inde. Pendant l'année qui suit, il est accompagné par des guerriers dont la tâche est de prévenir toute interférence avec lui. Si tout se passe bien, la seconde partie du rituel a lieu dans la capitale, en présence d'un large rassemblement. Le cheval est sacrifié en même temps que d'autres victimes et (comme nous le verrons) la reine prend une part active dans le sacrifice.

Revenons au Livre XIV. Quelques mois après la grande guerre, Yudhishthhira est toujours désespéré de la mort de son grand-oncle bien-aimé et de ses propres péchés. Le sage Vyâsa propose que les péchés soient rachetés par un Sacrifice du Cheval. Il y faudra de grandes richesses, et une expédition est montée pour trouver celles-ci dans l'Himalaya. Entre temps, le petit-fils d'Arjuna, Parikshit, mort-né, est ressuscité par Krishna.

Quand l'expédition himalayenne revient, Arjuna est choisi pour accompagner le cheval. Tandis que l'animal fait le tour de l'Inde (dans le sens des aiguilles d'une montre, à partir du nord), Arjuna doit défaire un grand nombre de rivaux: le conflit le plus intéressant a lieu dans l'est, à Manipura. Au livre I, Arjuna avait suivi une route semblable, allant d'abord vers le nord où il avait cohabité avec la femme-serpente Ulupî, ensuite à Maipura où il avait épousé la princesse Citrângadâ. Le fils d'Ulupî avait été tué durant la grande guerre, mais celui de Citrângadâ, Babhruvâhana, n'y avait pas pris part et était alors roi de Maipura. Arjuna répète que le devoir de son fils, né guerrier, est de combattre toute intrusion. Ulupî apparaît également et presse son beau-fils de combattre.

Dans le duel qui s'ensuit, Arjuna est frappé par une flèche et s'écroule. Bouleversé par son parricide, son fils s'évanouit. Citrângada apprend la nouvelle et se précipite sur les lieux. Revenant à lui, Babhruvâhana se lamente, mais Ulupî invoque une pierre magique qui, placée sur la poitrine d'Arjuna, le ressuscite. Elle s'explique alors: durant la grande guerre, Arjuna avait employé des moyens déloyaux pour tuer son grand-oncle, et avait été maudit pour cela. Etre défait par son fils devait lever la malédiction, et c'est pourquoi elle avait poussé au duel. Arjuna délivre des invitations pour le Sacrifice du Cheval, et continue sa mission.

Le cheval revient sain et sauf à la capitale. Trois cents victimes animales sont liées aux poteaux sacrificiels et Draupadî est placée à côté de l'étalon tué par étouffement. Celui-ci, ensuite, est dépecé et offert dans un feu, dont la fumée purifie les Pândava. D'énormes largesses sont distribuées à tous les assistants, et l'assemblée se disperse.

Le contraste entre les deux traditions épiques est grand. Le matériel grec se rapportant au cheval est si maigre que je l'ai cité en entier, tandis que celui du sanskrit est si copieux que j'ai dû le résumer impitoyablement (le Livre XIV comprend environ 2900 shloka, disons 6000 lignes). en plus de cette différence de longueur, il y a une différence dans la continuité narrative. Les grecs ne donnent aucune indication permettant de savoir pourquoi Ulysse a été changé en cheval: les motifs de Hals sont aussi obscurs que ceux d'Athéna. Au contraire les relations d'Arjuna avec le cheval sont parfaitement claires. Le rituel est une institution bien établie; son déroulement à ce point du récit est parfaitement justifié; les raisons pour lesquelles Arjuna doit accompagner l'animal sont exposées en détail par Vyâsa (71.14-18) (cf. note 1). Toute omission du Sacrifice du Cheval rendrait incomplet le triomphe des bons.

Une autre différence est qu'Arjuna n'est jamais explicitement identifié avec le cheval. Sa mission est simplement de le suivre dans son chariot et de prévenir toute interférence. Cependant, son association avec le cheval est étroite: le menacer, c'est le menacer lui-même. Lorsque l'expédition se met en route, des foules se rassemblent pour voir le cheval et celui qui l'accompagne (haya et hayasâria), en criant: "Voici le fils de Kuntî et le glorieux cheval" (72.10-12). Quand Babhruvâhana l'invite dans sa ville, Arjuna refuse: ses obligations rituelles impliquent qu'il n'a pas le droit de quitter le cheval, même pour une nuit (82.30-31). quand l'expédition revient, la proximité de l'homme et du cheval est de nouveau mise en valeur (89.16)

Cette association est plus qu'une question de protection et de proximité. Comme nous l'avons signalé, la seconde partie du rituel implique les épouses royales. Les textes rituels en listent quatre, avec des titres et des caractéristiques particulières, allant de la reine principale à l'épouse de basse caste. Ce groupe intervient à différents moments (voir Dumont 1927), par exemple pour oindre le cheval avant qu'il soit étouffé; mais l'épisode le plus intéressant se produit après sa mort. La reine principale se couche auprès de la carcasse, une couverture est placée sur eux, et la reine simule une copulation.

Bien que l'épopée en dise assez peu sur le rôle des reines, deux points sont significatifs. Premièrement, après le sacrifice des différentes victimes suivant les Écritures, les prêtres font coucher Draupadî à côté du cheval (upasamveshayan 91.2; cf. samVISH 'approcher, coucher avec'). Deuxièmement, bien qu'on ne dise rien du rôle des autres épouses dans le rituel, elles sont certainement présentes. Après le duel, les deux épouses sont explicitement invitées (82.24); quand elles arrivent à la capitale, elles rencontrent la princesse Subhadrâ qui est déjà là (90.2); et, une fois le rituel terminées, les trois sont citées parmi les femmes présentes à la cour (XV.1.21).

Dans la capitale, la "proximité" d'Arjuna et du cheval prend une nouvelle dimension. Tant que le cheval parcourt "toute la terre" (XIV, 89, 18), le symbolisme concerne évidemment une domination territoriale. Mais il y a plus dans la royauté qu'une suprématie militaire: un roi, selon la tradition, possède des liens cosmiques avec un principe chtonique féminin et, de façon plus terre à terre, il doit produire un héritier. Il est donc naturel que Draupadî, comme reine principale, doive jouer un rôle dans le rituel, mais le point intéressant est qu'ici le rôle conjugal d'Arjuna est pris par le cheval, quoique post mortem. Draupadî est une épouse fidèle, et bien évidemment son accouplement rituel avec le cheval n'a rien à voir avec un adultère. Elle mime un rapport sexuel avec un substitut d'Arjuna, qui est lui-même le plus central et le plus représentatif des Pândava (cf. note n°2).

Pour nous résumer, Ulysse est physiquement transformé en cheval, tandis qu'Arjuna est symboliquement associé à un cheval; et la raison pour l'apparition d'un cheval dans les deux biographies est que quelque chose de semblable se trouvait dans la proto-narration dont toutes deux proviennent. Je m'exprime délibérément de manière vague; en effet, bien qu'on puisse imaginer cette proto-narration plus proche de la version sanskrite bien intégrée que de la grecque plus sommaire, il serait prématuré d'en tenter une reconstitution précise. Au lieu de cela, je vais me tourner vers d'autres points soulevés par leur rapprochement.

 

Les conséquences de la copulation rituelles sont une énigme. On pourrait s'attendre qu'un Sacrifice du Cheval efficace procure une descendance, comme le laisse entendre le Shatapatha Brâhmana (I.9.9)(cf. note 3). Cependant les cinq enfants de Draupadî, un pour chaque mari, ont tous été tués à la fin de la grande guerre et ni elle ni ses maris n'en eurent plus. Mais la lignée ne meurt pas. Car, bien qu'Abhimanyu, le fils d'Arjuna et de Subhadrâ ait été tué pendant la guerre, il avait laissé sa femme enceinte de Parikshit; et Parikshit, comme nous l'avons déjà signalé, est ressuscité par Krishna. Mais si Krishna est présent au bon moment c'est parce qu'il a été invité formellement au Sacrifice du Cheval (51.46; 65.2). ainsi, bien que la continuité de la lignée royale soit assurée avant la copulation rituelle, les deux événements ne sont pas sans rapport.

On pourrait objecter à mes arguments, de façon plus décisive, qu'en jouant son rôle dans le sacrifice, Draupadî n'agit pas, ou pas essentiellement, en tant qu'épouse d'Arjuna, mais en tant que reine principale du roi Yudhishthira, pour lequel la cérémonie est célébrée. La relation entre les deux frères est un problème fondamental et d'une portée considérable, que je me réserve de discuter ailleurs (cf. Allen 1999), mais un point est très clair: quelles qu'en soient les raisons, Yudhishthira a seulement une épouse, Draupadî, alors qu'Arjuna en a quatre. De plus, contrairement à son frère il les a acquises lui-même (il a conquis Draupadî dans un concours de tir à l'arc; et il a toujours été son préféré). ainsi il est facile de considérer en quelque manière Arjuna comme le "réel" mari royal de Draupadî, même si Yudhishthira en est le mari officiel. Cette façon de penser réduit la différence conceptuelle entre Arjuna, qui n'est pas un roi, et Ulysse qui en est un (bien sûr, il n'a pas de frère aîné).

Ce rapprochement peut être poussé plus loin si l'on passe d'Ulysse-cheval au conflit père-fils auquel Sextus et Servius l'associent. Le meurtre d'Ulysse par Télégonus est bien attesté : dans ses inestimables notes sur Apollodorus, Frazer (1921, Vol. II: 303) rassemble quinze références classiques. Cette histoire a souvent été rapprochée (comme par Katz 1990: 198) d'autres duels père-fils comme ceux de Rustam-Sohrab ou de Cùchulainn-Conlai, et aussi d'Arjuna-Babhruvâhana. Le tableau est enrichi par une autre histoire grecque (rapportée par Parthenius Erot. 3) dans laquelle c'est le père qui tue le fils: Ulysse tue Euryalus, son fils par Euippe (d' hippos, "cheval", ce qui nous rappelle quelque chose !) Tout cela pourrait fournir matière à un livre; mais comme j'ai déjà utilisé ce matériel en discutant l'homologie Calypsô-Citrângadâ (Allen 1996), je me contenterai ici de ses rapports avec le cheval. La relation entre le duel père-fils et le thème équin varie. Sextus les présente comme des alternatives, avec une troisième pour faire bonne mesure. Servius les juxtapose, sans montrer clairement comment il voit leur lien. Le sanskrit situe le duel comme un bref épisode de l'association du héros et du cheval durant une année, ce qui, bien sûr, suppose que le duel ne soit pas fatal. Mais dans les trois cas, les deux thèmes sont plus ou moins associés.

À première vue, Khennos fait exception, puisqu'il ne rapporte pas de duel. Mais cela n'est pas si simple ! Hals commence par être une servante (peut-être une élève ?) de Circé; et elle ressemble à sa maîtresse en étant une magicienne qui utilise des potions magiques pour transformer des hommes en animaux, comme le fait Circé dans l'Odyssée. Sous cet aspect, elle est un doublet de Circé. Mais Circé, qui est régulièrement donnée comme la mère de Télégonus, est certainement impliquée dans l'histoire du duel. Dans Apollodorus, c'est quand elle révèle à son fils qui est son père qu'il part pour Ithaque; et selon une scolie de l'Odyssée (au 11.134), c'est elle qui lui procure l'arme qu'il utilise. De plus, il y a d'autres raisons indépendantes de considérer Circé comme apparentée avec Ulupî; et Ulupî est plusieurs fois mentionnée comme mère classificatoire de Babhruvâhana (elle est bien sûr sa belle-mère) et elle est à l'origine du duel. Et encore, dans le commentaire de l'Alexandria de Lycophron (ligne 805), il est dit qu'après avoir été tué par Télégonus, Ulysse est ressuscité par Circé grâce à ses potions (pharmakois) - comparer avec la résurrection d'Arjuna par Ulupî. Ainsi, en reliant la métamorphose équine avec Circé, Khennos la relie indirectement avec le duel.

Servius soulève un grand nombre de points intéressants, sur lesquels je serai bref :

(i) Errance. Le voyage de retour d'Ulysse depuis Troie est en fait une errance (errores), puisqu'il était largement à la merci des vents et des vagues; mais, à priori, son départ postérieur d'Ithaque pourrait avoir été dirigé vers une destination arrêtée. L'utilisation ici par Servius du mot errores pourrait peut-être faire penser aux errances du cheval sacrificiel, même s'il avait oublié la dernière phrase de son commentaire.

(Ii) Divinité associée. L'attribution à Athéna de la transformation d'Ulysse est naturelle, étant donné sa longue association avec le héros et ses précédentes transformations (p. ex. en mendiant et vice versa). Mais en général (Allen 1996: 18), Athéna comme divinité associée au héros correspond au dieu-sur-terre Krishna, et le rôle de Krishna dans le Livre XIV est considérable. Il est le premier à suggérer à Yudhishthhira l'idée d'un sacrifice (2.3); ensuite, après avoir servi à Arjuna un long discours religieux et après avoir visité sa propre ville de Dvârakâ, il ressuscite Parikshit; et finalement, on lui demande de conduire le Sacrifice du Cheval (70.21), ce qu'il décline poliment. La relation Athéna-Krishna est un vaste sujet.

(iii) Totalité. Selon Servius, Pan a été engendré par tous les Prétendants. Ceci s'accorde mal avec le portrait homérique de la fidèle Pénélope, mais des traditions similaires sont connues dans d'autres sources, et l'on pourrait se demander si elles ne sont pas, de quelque manière, liées à la polyandrie de Draupadî. Je considère cependant seulement l'étymologie populaire du nom de l'enfant: pan est le neutre de paj -pas, "'tout"'. Ce lien entre Pan et totalité apparaît sous une forme différente à la fin de l' Hymne Homérique à Pan; les dieux appellent le garçon Pan, parce qu'il réjouit tous les dieux (pasin - pasin , "pour tous", datif pluriel). Mais les cinq fils de Draupadî incarnent collectivement les Vishvedeva, les "Tout-dieux" (vishva, "'tout, complet, universel")

(iv) Chèvres. Selon la deuxième variante de Servius, Pan a été engendré par Hermès sous forme d'une chèvre. J'ignore Hermès et je me centre sur l'occurrence simultanée chèvre-cheval - Pénélope a d'abord un amant qui prend la forme d'une chèvre, ensuite un mari que l'on transforme en cheval; le rituel indien met en oeuvre la même séquence d'animaux.

(a) Comme on le rapporte régulièrement (p. ex. Kane 1941: 1228), le Sacrifice du Cheval est cité, quelques siècles avant les Brâhmana, dans deux hymnes védiques (RV. I.162-163) qui sont en fait utilisés pendant le rituel; en exaltant le cheval, les deux hymnes l'associent avec un bouc. Le premier décrit une procession: cette chèvre de tous les dieux (noter l'adjectif vishvadevya, correspondant à Vishvedeva) est menée en avant avec le coursier: c'est la part de Pan (O'Flaherty 1981: 89-90). La chèvre est la victime sacrificielle préliminaire, la 'Voropfer' (Geldner 1951, Vol. I: 222) et quand la procession fait trois fois le tour en conduisant le cheval, la chèvre va en tête, "annonçant le sacrifice aux dieux". Le second hymne confirme ce tableau: "Le coursier est venu au massacre, méditant avec son coeur tourné vers les dieux. La chèvre, sa parente, est menée devant; derrière viennent les poètes, les chanteurs" (O'Flaherty 1981: 88).

(b) Les Brâhmana associent également les deux animaux, quoique de façon moins directe. Au poteau central est lié "'le cheval, un bouc sans cornes et un gayal (?)" et autour du cheval est liée toute une série de boucs (2.2.1-10). Le cheval lui-même est dédié à Prajâpati (appelé ici divinité suprême), et 'ceux qui entourent le corps' sont dédiés chacun à un autre dieu.

(c) Le récit dans le Mahâbhârata mentionne seulement des taureaux et des "'animaux aquatiques" (90.33) et ignore les chèvres, comme le fait le récit du rituel dans le Râmâyana (I.13.24). Cependant, je suppose que les apparences successives de la chèvre et du cheval dans l'histoire de Pénélope sont liées aux sacrifices successifs de chèvre et de cheval dans le rituel indien, et que ces animaux sont apparus dans cet ordre dans la proto-narration.

 

Cet essai n'a exploré qu'une partie des textes post-homériques et l'a fait seulement de façon sélective, mais, pour ma comparaison finale, je reviens à Homère (11.119-134). Tirésias ne mentionne pas de chevaux, mais il mentionne deux sacrifices. Après avoir tué les Prétendants, Ulysse devra se mettre en route avec une rame sur l'épaule et voyager jusqu'à ce qu'il arrive chez des gens qui ne connaissent rien de la mer, du sel, des bateaux ou des rames. Quand il rencontrera quelqu'un qui confondra sa rame avec un van, il devra la planter en terre, et sacrifier un bélier, un taureau et un sanglier à Poséidon. Ensuite, il retournera chez lui et offrira une hécatombe aux dieux, à chacun d'eux l'un après l'autre (pasi mal exeihj -pasi mal' exeiês)

Les deux sacrifices sont en opposition. Le premier prend place loin du pays du héros parmi des étrangers; il est adressé à Poséidon seul et sur une échelle relativement modeste - trois victimes et probablement pas d'invités. Le second se situe dans son pays (la petite île d'Ithaque), est adressé à tous les dieux (y compris Poséidon de nouveau ?), l'un après l'autre - exeiês implique une liste - et sur une grande échelle, car hekatombê est "'un grand sacrifice public"'. Même chez Homère, comme nous l'apprennent les dictionnaires, le nombre et la nature des victimes n'est pas toujours en accord avec l'étymologie hekaton, 'cent', bous, 'boeuf').

Dans le Livre XIV, Arjuna est essentiellement impliqué dans deux sacrifices, et deux seulement. Du second, nous avons déjà parlé; le Sacrifice du Cheval est célébré dans la capitale sur une échelle quasi cosmique, autant en ce qui concerne les invités que les divinités. Car, bien que Prajâpati soit la figure centrale, les Brâhmana montrent clairement qu'il n'est pas seul: il désire conserver le sacrifice pour lui-même, mais les autres divinités réclament leur part (2.1.1) . "Le cheval est la noblesse, et les autres animaux sont le peuple ... le cheval seul appartient à Prajâpati, et tous les autres sont sacrés pour les dieux" (2.2.15). "Étant donné que le cheval est sacré pour Prajâpati, pourquoi est-il aspergé aussi pour d'autres dieux ?" demande le texte. C'est parce que tous les dieux sont concernés par le sacrifice (1.2.9). "'Le cheval est abattu pour toutes les divinités" (3.4.1). Mais ce panthéon n'est pas honoré seulement en tant que collectivité anonyme. Quand les epiploons (omenta) sont offerts aux dieux, le sacrifiant les offre "'divinité après divinité (yathâdevatam)'' (5.3.1-6). Quelquefois le texte donne une séquence de noms divins: 'Louange à A... Louange à B...' (1.8.2-8) ou: 'telle et telle chèvre à A... telle et telle à B...' (2.2.3-9).

Le premier sacrifice d'Arjuna prend place durant l'expédition himalayenne. La capitale est dans la plaine, et, pour atteindre son but, l'expédition doit traverser "des lacs, des rivières, des forêts et des bosquets" (63.6), ce qui implique une distance considérable; de plus leur voyage vers le nord les éloigne de la mer. L'expédition est assez importante, mais modeste en comparaison du Sacrifice du Cheval, et n'implique aucun invité. Mais surtout ce sacrifice n'est pas destiné à tous les dieux, mais tout d'abord à Shiva et secondairement à ses auxiliaires. L'or avait été enterré à l'origine par un roi, qui l'avait obtenu en suivant une instruction qui lui enjoignait d'aller dans les montagnes et de se concilier Shiva (8. 12-31). Bhîma les presse d'en faire autant (62.13); et ainsi font-ils (64. 1-4). Des offrandes sont faites également à Kubera, l'ami de Shiva, et à d'autres divinités, mais l'expédition se tourne tout d'abord vers Shiva. C'est à lui seul que des offrandes sont présentées avant les deux étapes du voyage (62.18-19; 64.18). Mais en plus de tout cela (cf. Allen 1998), Shiva et Poséidon sont tous deux porteurs de trident.

Ainsi le raisonnement est que "sacrifice à Poséidon + hécatombe" équivaut à "sacrifice à Shiva + Sacrifice du cheval".

 

Lorsque l'on compare deux choses, disons deux histoires, la façon la plus commode est de partir de l'une d'elles et de montrer comment l'autre en diverge. Étant donné que la tradition épique sanskrite est abondante et cohérente et que la tradition grecque étudiée ici est maigre et incohérente, on est tenté de partir du sanskrit. Du point de vue de la diachronie, c'est évidemment un non-sens. Il n'y a aucune possibilité que le Mahâbhârata se cache derrière le grec, et s'il existe des similarités précises, cela doit être parce que les deux proviennent d'un troisième corps de narration. Ce dernier doit avoir contenu certains liens entre un proto-héros et un cheval, et il est probable que cette histoire ressemblait plus au Sacrifice du Cheval qu'à la métamorphose gratuite du grec.

Les comparatistes ne seront pas surpris par cette conclusion qui se rapporte à un vieux débat: le royal sacrifice du cheval a été postulé pour la première fois comme une institution proto-indo-européenne par Schröder (1927). L'article de Schröder a souvent été cité, p. ex. par Dumézil (1975: 215-219) et O'Flaherty (1980: 338), mais ce que l'on peut exactement reconstituer reste sujet à controverses (Polomé 1994a, 1994b; Sergent 1995: 365). Le rapprochement présenté ici apporte de nouveaux matériaux à ce débat, qui est déjà suffisamment complexe.

Ce qui est peut-être le plus surprenant, c'est que les sources gréco-romaines utilisées dans ce rapprochement soient si tardives. Je suppose que cela est dû en partie à la perte de manuscrits antérieurs; mais si l'on en est surpris, c'est probablement que les chercheurs ont eu tendance à sous-estimer à la fois l'endurance des traditions orales, et leur capacité à éviter les textes les plus anciens pour refaire surface dans des textes plus récents. Mais comment ce by-pass pourrait-il être démontré, sinon par un comparatisme basé sur les famille de langages ?

 

 

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sommaire

Notes:

(1) Toutes les références au Mahâbhârata, à moins qu'il n'en soit indiqué autrement, se rapportent au Livre XIV de l'Édition Critique. Dans le Harivamsha, l'annexe du Mahâbhârata, pendant le Sacrifice du Cheval célébré par le petit-fils d'Arjuna, Indra se substitue lui-même au cheval, en partie pour jouir lui-même de la très belle épouse principale (118.10 ff.).

(2) Je cite ce lien Indra/cheval parce qu'il s'harmonise avec le lien Arjuna/cheval.

(3) Toutes les références au Yatapatha Brâhmana se rapportent au livre XIII.

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