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Les Navigations "imaginaires", exemples d'Irlande et d'ailleurs
 

TROISIEME PARTIE : L'exemple irlandais

CHAPITRE III TIR-NA-N-OG
a) La tradition irlandaise de la tir na-n-og
b)Avec les autres "au-delà"
c) Un lieu de stabilité maximale
CONCLUSION

Notes

suite CONCLUSION GENERALE

 

CHAPITRE III TIR-NA-N-OG

 

L'esprit critique contemporain n'a eu de repos qu'une fois éradiée de nos consciences toute référence à l'au-delà. Ne s'était-il pas glissé dans toutes les conceptions de nos prédécesseurs, moins peut-être au niveau d'une croyance populaire en des lieux de rétribution post mortem, qu'au sein des représentations données du monde ?

Sous la forme d'Archétypes, d'Idées, de Centre Absolu, de divinité transcendentale ou de vérité éternelle il est possible d'en reconnaitre la trace : la différence serait dans la plus ou moins grande étendue spatiale accordée à l'au-delà, qui peut aller du point infime aux cieux infinis, du cadre architectural ou de l'armature diaphane à la Totalité illimitée. Face à ces abstractions, la croyance populaire, seule, a maintenu longtemps un enracinement spatial, mais la destruction intellectuelle des représentations complexes a entrainé aussi celle de l'homme commun, même si quelques ruines de paradis et d'enfers demeurent. Les "arrière-mondes" ne sauraient avoir d'avenir devant eux, qu'à titre de curiosités archéologiques dont la réalité s'éloignerait peu à peu. La répartition des rôles à Denser revient soit à déplorer cet état, soit à participer à cette éradication dont les vertus purificatrices ne sont peut-être pas négligeables. Reste-t-il encore la place pour reconstruire cette notion, est-ce vraiment la peine ? En fait nous postulons qu'une nécessité se fera jour et que les temps pourraient venir pour l'oeuvre à entreprendre.

Le confort voudrait que l'on restât sur les positions jugées vaines par la critique, et que, tant bien que mal on les consolidât par esprit de résistance sourde, si d'aventure il nous venait à l'esprit de regretter cette référence à l'au-delà. L'on aurait, sinon, meilleur compte à se joindre au haro général qui rendit célèbre plus d'un, et à laisser de côté ces illusions qu'une partie de r.os navigations nous a données à voir. Pourtant, il y a un dernier point que l'histoire de la littérature irlandaise nous invite à considérer, à savoir cette "Terre de la Jeunesse" ou "Tir-na-n-Og" qui revient comme un thème lancinant et en fait une des particularités. "L'au-delà" y est bien résent, sous sa forme la plus immédiate, la plus banale presque, la moins intellectuelle qui soit. Si les navigations nous ont permis de mettre en évidence des concepts d'analyse propres à une lecture orientée de la créativité irlandaise (harmonisation de deux cultures; affrontement et invention ; réduction et quête d'une salvation ; soit trois moments structurels), il faut maintenant revenir à l'étude de l'espace imaginée comme ailleurs utile à l'apparition de formes r.ouvelles. L'au-delà nous importe a nouveau comme élément d'une réponse probable au fondement d'une réflexion constructive.

Apres avoir découvert qu'en certaines navigations se théorisent des phénomènes observables dans la réalité, et que ces concepts permettent une lecture des événements littéraires irlandais, nous devons tenter de dégager un autre apport de l'Irlande à nos consciences : quelle vert universelle porte en soi la conception d'une "Terre de la Jeunesse" ? Nous ne pourrons répondre à cela que progressivement, après analyse des caractéristiques de ce lieu inventé, après recherche sur la validité d'une telle représentation.

Mais tout revient à dire au départ que l'absence d'une référence ultime chez l'homme moderne est inquiétante, et ce, non parce que le risque et l'inconfort tant moral qu'intellectuel qui en résultent, sont à l'origine de notre réflexion. Non plus, comme nous le disions, en raison d'un vif regret et d'une volonté de ressusciter ce qui est moribond. C'est au niveau des conséquences qu'il y a lieu d'être inquiet et de considérer que la joie première qui accompagnait ce mouvement critique de libération, disparaitra et fera place à un désenchantement profond lorsque l'on en aura fini de défaire les constructions du passé, sans s'intéresser au problème de leur remplacement, au risque, cette foisci à nouveau, de paraitre produire des illusions. Semblable à une troisième sophistique, ruinant les certitudes anciennes et célébrant ce jeu par une danse, magnifiant l'activité ludique et la proposant comme finalité, la critique moderne a, pour elle, d'avoir été audacieuse et d'avoir agrandi le monde à nos perceptions.

Mais si le métaphysique, l'inné, l'a priori, le centre, le transcendantal se meurent, s'il n'est plus de saison de rechercher chez l'enfant sauvage comme Gaspard Hauser, s'il existait en lui, avant tout commerce avec les hommes, la claire notion de Dieu, la crise qui s'ouvre est celle d'un dénominateur commun entre les hommes qui les relie dans leurs activités intellectuelles et imaginaires, alors que rien ne peut être édifié dans un contexte d'évacuation des références ultimes. Si aucune conceptualisation d'un "champ moyen" n'est faite, une dilution à l'infini s'ensuivra, qu'accompagne une uniformisation sans frein, indomptable, puisque la dilution autorise l'effacement des différences et la victoire du plus quantitatif.

Cela ne saurait être la seule conséquence à retenir si l'on songe qu'il existe une relation entre certaines découvertes et la ferme conviction d'un "au-delà" . Ce dernier a valeur minimale d'hypothèse dans certains cas, mais valeur maximale d'incitation vérificatrice, de théorie ordonnatrice, d'apprentissage de l'inconnu, etc, dans d'autres occasions. Il faudra peut-être poser ce constat que la croyance populaire et intellectuelle en l'au-delà (envisagé sous de multiples aspects) a permis l'essor scientifique européen pour plusieurs raisons, dont celle primordiale d'une habitude à créer une solution extérieure (abstraite) à l'agencement opaque et réglé des faits et des choes. Il s'agissait d'effectuer un saut qualitatif dans la description du monde, comme il s'agit de la même opération coutumière au métaphysicien enclin à définir l'Etre, Dieu, l'Intellect. Donc, si l'on venait à oublier toute référence, l'on risquerait de perdre ce mouvement créatif qui nous a jusqu'à présent désignés. Car, à un niveau très humble et commun à tous les peuples, il est possible de remarquer, de l'avis des psychologues, que seul l'enfant par rapport aux autres petits du monde animal (et en dépit d'une ressemblance première) possède l'aptitude à spéculer à partir d'une information à moitié comprise, en suspens, pourrait-on dire, ou en pointillés. Par ces manques qui laissent dans la conscience une représentation ouverte (qui pourra se combler bien plus tard, au fur et à mesure que d'autres ouvertures se feront), l'esprit humain se constitue, selon un processus encore mal connu, basé sur une défaillance ou l'incomplétude première de la conscience. L'usage de cette aptitude demeure assez longtemps chez l'adulte pour lequel une image poètique, un résultat ambigu, ou une remarque incidente, réveilleront sa capacité spéculative, la réactiveront à bon escient.

Or, l'on peut se demander si justement la vertu d'un quelconque "au-delà" ne serait pas dans cette donnée d'informations contradictoires, faussées ou hasardeuses, dont le pouvoir évident appartiendrait à un éveil de la conscience brusquement privée, laissée en suspens, se devant finalement à une représentation ouverte qu'elle aurait pour tâche de développer. La disparition de cette notion présente des conséquences imprévues d'affaiblissement de notre effort spéculatif, là où nous croyions nous libérer d'un poids, d'un étouffement général.

Certes, ce serait une solution peu glorieuse pour "l'au-delà" de terminer sa carrière sous l'aspect d'une métaphore mal comprise mais pleine de charme vague, et d'en estimer la présence nécessaire à titre de moyen propédeutique, quand nous le connaissions sous les traits d'une solide construction d'où s'écoulaient les formes et les êtres. Néanmoins, son déclin ne peut entralner qu'une somnolence; qu'une habitude à aller vers le connu, puisque rien n'invitera à supposer qu'il y a plus que raison et imagination confondues.

La dernière conséquence observable immédiatement est dans les efforts de remplacement opérés pour limiter le vide laissé comme si un besoin primordial demeurait et venait à s'exprimer autrement. Dans l'esprit du temps, au niveau de la croyance populaire, une oeuvre imaginative, de encefiction ou de parapsychologie, sont d'excellents équivalents des anciens "au-delà", puisque leurs créations reproduisent des désirs et des rêveries où l'imaginaire humain est enraciné. A un niveau plus intellectuel, on retrouvera cette idée que l'imaginaire est la zone que les hommes se partagent, si bien que leur activité symbolique (celle du langage, des arts, des techniques, des cultures, etc.) possède un référent ultime quoique protéiforme, dans l'imaginaire. Il est exact, d'ailleurs, que les conceptions de l'au-delà ont été, au cours des siècles, marquées tantôt par les influences rationnelles, tantôt par l'imaginaire, car elles ont bénéficié des systèmes qui naissaient, au point de devoir subir les outrages du temps que ces mêmes systèmes connaissent lors d'une modification de la vision du monde.

Mais la différence entre ces représentations actuelles de l'au-delà et celles d'autrefois pourrait résider dans le fait que les premières proposent un domaine illusoire comme tel, le proclament illusoire, paranormal et irréel, propre à nourrir le rêve, tandis que les secondes le voulaient véridique, ferme, le présentaient sous les auspices du vrai et du réel. Cela, au niveau des croyances populaires, car d'un point de vue intellectuel, l'on retirera que l'au-delà ancien était la référence ultime primitive, totale, et que, de nos jours, le remplace à cet effet l'ensemble (l'encyclopédique, structurel, relationnel)des produits intellectuels de l'homme. A une coupure extérieure, a succédé la glorification de l'objet fabriqué et construit par l'humain, soit un retour nombrilique vers "l'en-decà". Vidé de son essence, l'au-delà devient matière à broderies imaginatives, au risque de laisser supposer qu'il ne peut en être autrement. De même qu'il perdait sa puissance à proximité de la Raison, de même il est détourné de son sens par l'influence de l'imagination. Un modèle était mis en évidence là où ne reste qu'un jeu brillant de formes et de modes ; l'un était "vraisemblable-impossible", l'autre sera "invraisemblable-possible".

Mais ce remplacement n'est pas en soi détestable, qui veut que l'au-delà, après avoir privilégié une dominante rationnelle se charge à nouveau davantage des charmes de l'imagination. Notre réserve provient d'une autre problèmatique où nous craignons de voir s'évanouir tout dépassement hors des systèmes dualistes ou monistes. La pensée humaine, en effet, (par suite de la composition génétique du cerveau, peut-être) a pour limites courantes de diviser en deux pôles, d'établir des relations entre deux oppositions, de classer selon des principes antinomiques si bien qu'une première représentation du monde, nommée "dualisme" s'élabore ainsi; l'autre représentation, "moniste", est déjà un refus de subir cette polarisation et un désir de la dépasser grâce à un effort de compréhension plus vaste des phénomènes. Sans avoir l'audace de rentrer plus avant dans ces théories philosophiques, extérieures à notre ambition, nous signalerons que "l'au-delà" ne saurait logiquement avoir de Rlace à l'intérieur de tels systèmes : le dualisme tend à le situer dans une optique dialectique où le positif appelle un négatif à titre de faire-valoir ou d'erreur (1); le monisme l'intègre à l'intérieur de son englobement totalisant.

Or, poser que l'au-delà est remplacé avantageusement par des visions futuristes ou imaginaires, c'est avouer qu'il n'appartient plus au mouvement central d'oppositions propres au dualisme ou à l'oeuvre de transcendance permanente du monisme. Pourtant un dualisme a pu être agrandi par un autre à chaque fois qu'une hypothèse tierce, un "au-delà" conceptuel, a été proposée (pensons, par exemple, au Ciel des Idées de Platon transcendant le dilemme de l'Etre immobile de Parménide et 11 Devenir flatteur des sophistes) ; de même, le monisme n'a pu s'affirmer que par un saut p-erpétuel pour englober ce qui devait lui échapper, s'extraire de son magnétisme. De sorte que nous pouvons alléguer que "l'au-delà", outre une fonction propédeutique, est la cause d'une construction touiours en cours, en vue d'une objectivité plus grande, et que son évincement aurait pour conséquence d'aménuiser tous les efforts conceptuels de compréhension du monde, qu'ils s'attachent à une dualité ou à une unité. La présence de l'au-delà correspond à l'espérance renaissante d'un dépassement des systèmes les plus complexes, les plus vastes, et ce, pour leur plus grand bien puisque cela les oblige à une redéfinition plus généreuse et magnificente. Toute ce qui vient d'être dit doit se comprendre comme la permanence d'une solution nouvelle, la possibilité de son existence, l'engagement fortuit de son apophanie ; tant au moyen d'images populaires du miraculeux qu'au plan de la reflexion de l'inattendu, l'au-delà se reconnait certes à ces critères qui traduisent un besoin de compléter la réalité, et d'achever une pensée vers son opposé ou sa limite mais il établira une nouvelle objectivité, un domaine solide où se redéfinir, et regarder le monde. Ciel des Idées de Platon, ou Terre Promise, peuvent servir d'illustration à ce qu'il faut saisir par "au-delà".

Des trois conséquences que nous relevons provenant de l'effacement de la notion d'au-delà, c'est cette dernière qui est la plus prometteuse, quoique difficile à formuler. appelons les deux premières : le risque d'une dilution et de perte de tout dénominateur commun entre les hommes si rien d'ultime n'est posé ; le risque d'une torpeur intellectuelle si aucune spéculation n'est engagée par un éeil de la curiosité la plus extrême. La dernière conséquence serait l'impossibilité de créer de nouvelles objectivités. Ces trois effets se tiennent intimement et se réduisent à la possibilité de fonder une "métaphysique" et à une secrète necesslte ressentie par plus d'un, moins dans le sens du "surnaturel" que d'une avancée signifiante. Reste alors à définir le matériau utilisable à cet effet et d'en tester l'éventuelle solidité. L'écho des diverses propositions mérite une brève réflexion, car c'est de cet échec que l'on tire, dans les Sciences Humaines, la conclusion qu'il faut abandonner la notion "d'au-delà" (concue comme centre opérateur, cohérence, signifiant suprême, unité, par exemple) et se débarrasser de toute nostalgie. Comme dans d'autres sciences, l'échelle produit le phénomène, l'instrument d'analyse crée la loi, l'infinité des approches tisse un réseau relationnel suffisant pour s'alimenter lui-même et n'avoir plus de rapport avec quelque objet que ce soit. C'est ce refus d'un référent unique et stable, d'une "suhstance" au sens propre, qui caractérise au mieux toute cette démarche en linguistique, en mythologie, en ethnologie, etc.

Or, dans notre cas, notre "matériau" ne peut être qu'un ensemble de textes auxquels l'application radicale de la critique précédente apportera une double destruction: la première - la plus générale - parce que tout texte se suffit à lui-même et ne renvoie à rien d'autre, à aucun signifié réel et véridique; la seconde, plus particulière, parce que ces navigations traitant de l'au-delà avouent sans pudeur leur rattachement à une notion référentielle inexistante et cachée plus adroitement par les autres oeuvres. Il conviendrait, ici, de reprendre les analyse d'un Derrida pour jeter aux enfers ("scotomiser", diraient d'aucuns) ce qui est le propre d'une illusion occidentale, où l'écrit a toujours été le reflet de quelque chose d'autre, que ce soit le Verbe, le Vrai, le Réel, etc. La position moderne excellente est dans l'affirmation d'une écriture fondée en soi, autoimmune, aimerait-on dire, ne cessant de dire que la Vérité n'existe pas (et ce Vide, à chaque oeuvre, s'agrandit, malgré le projet de l'oeuvre de le combler une fois pour toutes), retrouvant cette innocence originelle de l'exprimé qui n'est ni vrai, ni faux, qui précède toute qualification d'une essence, qui est, avant tout, une forme nouvelle. Derrida, dont la critique est la plus cruelle envers nos reflexes les plus anciens, aime à souligner comment l'absence de centrage dilue l'objet analysé, le modèle à nos instruments de mesure, lui donne une infinité de directions vertigineuses (2) .

Que dire alors de cette "Terre de Jeunesse" qui hante la littérature irlandaise, sinon qu'elle est à l'antipode de la modernité ' Non seulement, cette terre tient de l'audelà fugitif, mais condamne littéralement ses auteurs à se réfugier dans une référence commode à un sens caché, total, central. Il existerait un lieu conçu par l'imagination Dopulaire qui permettrait d'immobiliser le Temps - c'est-à-dire que conceptuellement cela revient à proposer qu'il existe un point stable auquel il est possible de s'accrocher pour réduire la diversité changeante des phénomènes réels. Que cela vienne à être contesté comme suprême illusion, d'un espoir aussi inutile que plat, et toute reflexion à ce sujet s'effondre. Le problème est insoluble, à moins que nous rejetions cette critique contemporaine et reprenions l'argumentation ancienne, ou bien à moins que, profitant des secousses que cette même critique arrange, nous revoyions la manière dont l'au-delà irlandais se présente. Il n'est peut-être pas certain que ces caractéristiques le rendent démodé ni à la mode. Ce que nous soulignons là, c'est le danger possible si la notion d'au-delà disparaît, c'est aussi qu'il est impossible de lui redonner la place qu'il occupait parce que son évidence s'est estompée. En conséquence, nous dirons que ces navigations vers l'au-delà, et plus précisément les textes irlandais, auront pour vertu de répondre à une question a nos yeux importante : n'y a-t-il aucune solution entre l'assurance d'antan à un Référent Ultime (recherché, trouvé, quel qu'il soit) et l'affirmation contemporaine d'une liberté formelle infinie ? Doit-on prendre parti pour la certitude dont les qualités d'ordre et de construction sont louables, ou pour l'Artifice aux qualités non moins grandes d'audace et de délivrance?

Cette question, aussi naïve qu'elle paraisse en sa première formulation oriente notre compréhension des "Terres de Jeunesse": leurs récits exposent une notion intime aux oeuvres littéraires, autrefois ; ils montrent clairement ce qui doit disparaître, selon la modernité en marche. Il reste à supposer qu'ils délimitent un champ permettant une problématique nouvelle ou l'alliance des systèmes anciens et modernes. Les voici dynamisés en vue d'une élaboration intellectuelle, transformés peu à peu de matériaux bruts en énergie, si cela est possible et digne d'être souhaité. L'avantage d'utiliser la littérature comme base d'une recherche et projet théorique, réside dans un alignement parallèle aux oeuvres elles-mêmes dont la vertu nous a été montrée par les navigations traitées que nous avons nommées, pour cette raison, llparabasesll. Il ne s'agit pas d'appliquer une théorie à des faits littéraires ni même d'en tirer une conclusion car ce serait avilir les textes que de les vouloir illustrationll dlun système de pensée ou étapes inférieures et préliminaires à un clair exposé scientifique et philosophique. La navigation vers l'au-delà est une forme de pensée, un trajet intellectuel et un exposé, en soi, et notre rôle est d'en suivre ls méandres et d'en poursuivre la logique.

Cela nous conduit à reposer les rapports de ces navigations avec la Théorie des Catastrophes qui nous a tant servi, mais nous n'avons jamais voulu en appliquer les résultats à nos textes qui, de droit, étaient prioritaires et à partir d'images spatiales identiques, conduisent à une réflexion morale sur l'existence et à une interrogation sur les mécanismes de la pensée, sur les déroulements historiques et les formes de création, là où la Théorie des Catastrophes préfère jusqu'à présent plus de prudence et de recul. Il y a, à ce sujet, plus dlune remarque à faire et qui convienne à notre idée dlassimiler certaines descriptions de l'au-delà aux catastrophes proprement dites. Pour tenter de résoudre le délicat problème des rapports entre les catégories de la pensée et celles qui structurent le réel, cette théorie en vient à supposer très fortement une équivalence qui aurait pour effet de faire coincider nos spéculations et les faits existants, dlune manière d'autant plus surprenante que rien n'autorise à en être certain. Que l'abstraction des mathématiques puisse trouver un répondant dans le domaine physique tient du miracle, aux dires même de R. Thom. Le langage, de même, véhicule certains concepts et images, une certaine structuration dont l'origine est de l'ordre des catastrophes, si bien qu'il est adapté, sinon adéquat, à la réalité elle-même structurée par les catastrophes. Ce "doublage" permet l'équivalence, mais la commune identité de ces deux plans s'est progressivement atténuée et a été oubliée. Le penseur tire sa gloire de retrouver la structuration identique, alors que surgit une difficulté nouvelle : si tel est le cas, il convient alors d'estimer que le développement du langage (et par là de la culture humaine) doit être assimilé à un oubli, ou à une déviation, ou à un décalage, selon le terme que l'on privilégie. Les catastrophes essentielles ont fini par disparaitre englouties, voilées, atténuées (3) et toute une prolifération moins enracinée s'est propagée en tous sens. Après tout, rien dlanormal en cela, si l'on ne se souvenait que la Théorie des Catastrophes se pique d'expliquer surtout la naissance des formes, s'il ne s'agissait de morphogénèse. Tout le développement ultérieur, celui qui efface peu à peu les catastrophes primitives, ne peut être qulune dégradation, mais à aucun titre une apparition de formes. La création se serait comme arrêtée ; toutes les langues créées, tout le vocabulaire accumulé, appartiendraient à une perspective de voilement.

Si nous transposons ces remarques, comme nos textes nous l'ont conseillé, au domaine de la culture et du connaître, nous pourrons trouver visiblement une meilleure solution qui laissera à la théorie sa puissance à tous moments et ne la renverra pas à un commencement mythique et achevé. Or, les tenants de cette pensée ont souvent opéré une critique négative du formalisme outrancier de notre époque dans tous les secteurs de la science, où slentasse une multitude de statistiques (4) , où le culte de l'expérimentation remplace tout raisonnement global, où la récursivité infinie de certains modèles et la complexité combinatoire sont suffisants pour combler le chercheur. R. Thom en vint même à parler d'idolatrie à l'égard de la vertu générative de n'importe quelle structure formelle repérée et dont la validité s'arrête à ce pouvoir de développement et de transformation illimité. Et de proposer de revenir à une intuition spatiale où les positions sont marquées pour délimiter géométriquement des interactions, et pour aboutir à "réduire l'arbitraire", clest-à-dire à retenir des contraintes. L'essentiel de cette critique réside dans un refus de sacrifier à la démarche moderne qui veut, comme nous le disions, qulun système formel ne soit pas l'image d'autre chose que de lui-même, ne renvoie à aucun centre ou à aucune essence, la vérité ou réalité (5) . Pourle théoricien des Catastrophes, le problème desrapports entre les diverses créations humaines (l langage, la science, essentiellement) et la structuration du monde ne peut être délaissé, car le souci d'une objectivité (6) est primordial pour l'être humain. D'où provient alors que tant de systèmes philosophiques n'aient pas ce souci, visent à la gommer ? Ne sont-ils pas aussi inventifs de formes d'analyse dont l'apparition est à justifier ? Nous retrouvons le même constat que précédemment, à savoir que la Théorie des Catastrophes suppose qu'une bonne partie des productions humaines est un lent détournement, un oubli progressif des archétypes irréductibles que sont les catastrophes. Pourtant, il serait préférable de penser que ces "travers" sont des tendances innées de notre esprit, au même titre que celles de donner une assise spatiale à nos réalisations intellectuelles. Mettons-les au même plan et désignons-les, de façon à ce que chaque tendance trouve place et jette un regard sur sa voislne ou opposée. Si par commodité, nous reprenions l'idée que l'une se nomme Raison, l'autre Imagination, et la troisième - celle la plus proche des catastrophes - l'Acméité, nous pourrons proposer à cette dernière le soin de juger les deux autres et d'évaluer leurs créations. En effet, la critique de la Théorie des Catastrophes à l'égard d'aspects formalistes et expérimentaux de la recherche contemporaine (mais qui ont toujours existé de fait), doit être plus générale et s'engager dans une analse des modes de la pensée, relationnels et imaginaires, auxquels elle n'appartient pas totalement. C'est sa propre situation à l'intérieur des systèmes de pensée qu'elle définit ainsi, et une fois repérée sa place extérieure, de comprendre qu'elle n'est pas unique mais simultanée à d'autres possibilités intellectuelles.

Nous nous en étions rendu compte grâce aux navigations qui, en vertu de l'au-delà décrit, invitent à cette exclusion momentanée, à cette élaboration d'un troisième pôle, et cela permet d'expliquer les réticences profondes envers le rationnel ou l'imaginaire, comme la Théorie des Catastrophes vitupère contre un rationalisme formaliste, expérimental, purement prédictif (ce qui recoupe assez bien les trois niveaux de la raison) et pourrait de même s'attaquer aux efforts de l'imagination, si elle était née dans le domaine des sciences humaines. Ainsi, le principal grief lancé par l'Acméité, envers la Raison et l'Imagination, reste et demeure leur auto-suffisance, leur développement soumis à aucun début et à aucune fin, leur réductionnisme, etc., et l'on comprendra aisément que leur vision de l'au-delà, victime de ces défauts, se trouve peu à peu déformante. Llaudelà finit par disparaître des projets rationnels et imaginaires actuels puisque les systèmes tout puissants qulils font naitre, privilégient le formel résultant des inventions humaines (sous llaspect de liaisons, dlunités directrices, de mesures englobantes), au détriment dlune objectivité préétablie extérieure (que l'on peut toujours saisir par approches successives) et de sauts qualitatifs. Si l'on veut aborder un llau-delàll proprement conceptuel et riche de promesses, cela ne pourra se faire qu'en adoptant l'existence d'une démarche particulière, acméenne, à l'oeuvre parallélement aux menées lmposantes de la raison et de l'imagination, qui ne peuvent d'ailleurs, comme on le pressent, se passer de cet apportonceptuel pour le progrès même de leurs efforts.

a) La tradition irlandaise de la "Tir-na-n-Og" :

Ces préliminaires ont pu paraitre longs et, comme il se doit, affirmer une pré-éminence irlandaise non prouvée. Mais il s'agit de retirer ce thème de la "Terre de Jeunesse" de l'évidence et de l'aura facile qui l'entoure, voire folklorique. Un questionnement replac,ant cet espace fabuleux au sein d'efforts intellectuels contemporains et universels s'avèrait obligatoire. Nous avons dit que le IITir-na-n-Og" est un thème irlandais très fréquent dans la littérature de cette nation. Nous le montrerons, mais sans oublier notre recherche principale qui est de savoir slil nlexiste pas de quoi construire sans nostalgie un llau-delàll actuel, ne serait-ce qu'en postulant une faculté intellectuelle d'intensification (serait-elle proche de ce que l'on nommait inspiration ?) face aux facultés rationn les et imaginatives qui optimisent des données et se réfèrent à ce seul travail. Et s'il en est ainsi, une métaphysique peut s'élaborer en fonction du regard apporté par cette tierce faculté.

La première apparition de la "Tir-na-n-Og" se trouve dans les textes mythologiques de l'Irlande médiévale, et plus particulièrement dans deux types de récits dont nous avons parlé, "l'echtra" ou enlèvement, et "l'imram" ou navigation. On se souvient que dans le premier cas, un héros est invité à visiter l'au-delà par une fée qui l'aime et le tient en son charme ; et que dans le second, le héros, accompagné d'amis, voyage par mer pour enfin accoster en cette Terre de Jeunesse tant désirée. Nous avons vu que cette conception naissait surtout au moment où la rencontre de deux cultures (chrétienne et paienne) possédant chacune leur idée de l'au-delà (surnaturel et terrestre) finit par faire naître un genre d'abord mixte, puis original, de voyage en mer se détachant progressivement de l'idée que seul compte le lieu d'arrivée, et insistant sur la durée et le déroulement du voyage. Des images d'agrandissement des formes en étaient les caractéristiques.

Mais s'il convient de voir maintenant quels aspects prennent ces terres merveilleuses, une fois atteintes, nous le ferons dans le but d'avoir un modèle à partir duquel des modifications vont s'élaborer. Ce changement d'aspects, pour nous, capital, doit permettre une meilleure approximation, et affirmer la permanence du thème dans les lettres irlandaises.

Au départ, donc, l'au-delà, que l'on désigne sous plusieurs vocables, "Tir-na-m-Beo" (Terre des vivants), "Tir-na-m-Ban" (Terre des femmes), "Mag Mor" (Grande Plaine), est localisée soit sous les tertres, les collines et les lacs, soit sur les îles occidentales où règne Manannan le dieu des Morts. Pour Le Roux et Guyonvarclh (7), cette localisation est conventionnelle afin de permettre aux hommes de saisir le monde des dieux qui échappent de droit au temps et à llespace. Et ils ont raison de bien poser que ces lieux ne sont pas dûs à des esprits naifs; ils relèvent alors comme traits marquants du paradis celtique (à partir de textes comme la Navigation de Bran, la Maladie de Cuchulainn et l'Unique jalousie d'Emer, la Courtise d'Etain, la Bataille de Mag Tured, - que nous avons traités), outre une ressemblance avec celui de l'Islam, d'abord le thème de la félicité éternelle (absence de maladies, de travail, de soucis quotidiens, de solitude), ensuite l'aboliton du Temps (une heure là-bas vaut un siècle ici), enfin le bonheur dû à l'amour, à la consommation de mets succulents et de boissons enivrantes, et à l'audition de musiques divines. Le paradis celtique qui porte aussi le nom de llsidll, c'està-dire llpaixll, est cependant le résultat dlune réflexion théologique de la part des druides qui croyaient à llimmortalité de llâme et peut-être à une rétribution des mérites, à moins que l'on inverse les données et que l'on suppose que ce paradis est nécessaire pour édifier une théorie sur les âmes et la justice, l'explique en somme.

En effet, la conception irlandaise de l'âme, malgré le peu de renseignements disponibles, affecte cette notion d'une forte valeur individuelle, sans rapport avec la vie sociale du clan, ne conduisant à aucune fusion avec la divinité, mais l'âme y est seule, et tout tourne autour de chacune d'elle. Nous sommes loin des idées grecques ou hindoues sur l'âme, ce souffle chez les premiers qui s'épuise (comme chez Homère) aux enfers ou qui affronte la réincarnation après contemplation du ciel (comme chez Platon), et cette parcelle divine qui chez les Hindous doit rejoindre le Tout. Ici, l'âme est une affirmation souveraine du Moi pouvant enfin s'épanouir sans contrainte. Du moins, c'est ce que l'on pourrait théoriser au regard de la vie des héros dans l'au-delà qui consacre et différencie alors que l'audelà grec et hindou, par exemple, assimile et décompose. L'au-delà chrétien répartit et classe des âmes empreintes du péché, si bien que la notion communautaire y est plus forte que l'aspect individuel. La démarche est donc, peutêtre, bonne de partir de l'au-delà pour comprendre les théories sur l'âme et mieux les préciser (au lieu de l'inverse).

L'opinion de Le Roux et Guyonvarc'h d'estimer qu'une réflexion philosophique transperce sous ses simples descriptions du paradis, est à nos yeux convaincante, quel que scit le peu de preuves à avancer. Ainsi écrivent-ils "Si le Walhala germanique est un paradis de guerriers, le "Sid" irlandais est un hâvre de paix, de délices et de volupté. On y trouve certes à l'occasion des descriptions de guerres et de batailles, mais c'est par transposition ou extension abusive d'habitudes humaines. Les morts et les blessés ne s'en formalisent pas et continuent à festoyer éternellement. Sid signifie "paix", avec toutes les conséquences de la signification : inexistence de toute guerre et de toute querelle, inexistence aussi de toute spéculation intellectuelle : l'Autre Monde n a ni druides ni guerriers. On s'est demandé pourquoi tous ses aspects sont de "troisieme fonction" (8). La raison est claire ; le sid étant, en principe et en fait, l'expression, l'accomplissement d'une perfection, toutes les distinctions de`classes et de fonctions sont abolies, parce qu'elles ne sont plus nécessaires". (p 276-277). Et les auteurs soulignent que ces descriptions illustrent les doctrines druidiques, elles orientent et déterminent ces mêmes doctrines. Aussi sont-ils contraints de tenter de les justifier : "Peut-être estimera-t-on que toutes ces belles descriptions sont incomplètes ou maladroites parce qu'elles ne sont pas présentées en termes de théologie. Mais l'Irlande n'avait pas d'autre possibilité de rendre ou de traduire l'infini. Elle l'exprime en termes finis par un racourcissement ou un allongement du temps humain, car c'est bien la seule mesure qu'une intelligence humaine soit capable de saisir" (p 227). Tout cela ne serait qu'un moyen de faire voir l'invisible, alors que si nous mettions ces récits au rang des mythes, momentanément certes, nous les définirions comme pouvant instaurer une réflexion qui n'a pu s'affirmer pour des raisons historiques ou qui a été détruite pour d'autres motifs. A l'honneur de Le Roux, de Guyonvarc'h, il faut reconnaltre qu'ils sont parmi les premiers à leur donner cette place de réflexion intellectuelle. Mais pourraiton, à partir de ces textes retrouver les théories émises ou élaborer celles qui n'ont pu advenir ? Cela n'est pas bien sûr. Demeurent ces idées-forces d'un monde où la jeunesse et la joie sont éternelles et omniprésentes, sans que l'on se soucie du sort des méchants, de juger les hommes, d'établir des cloisonnements à l'intérieur de l'au-delà : la vision grecque, hindoue, et chrétienne, possèdent une diversité en comparaison qui surprend. Est-ce à dire que la notion d'âme était moins complexe chez les Irlandais ? De toute évidence, leur au-delà possède une puissance inférieure d'organisation, mais une saveur poétique appréciable, provenant sans doute de cette indifférenciation.

Toutefois, le caractère majeur de "l'au-delà" irlandais ne paralt pas avoir été remarqué : il semble n'avoir aucun rapport avec la mort. Son éloignement en est d'autant plus net qu'il n'est pas nécessaire de trépasser pour le visiter. Aucune expérience de la mort ne l'affecte. Aussi sera-t-il difficile de le justifier, comme dans les autres religions et croyances, par un besoin humain d'affirmer anxieusement que cette existence-ci a un prolongement, ne peut s'achever définitivement, doit aboutir à quelque port. L'au-delà irlandais ne nait pas d'un désir, d'un manque, de préoccupations morbides, il s'installe à coté de la vie, et non à sa suite. C'est pourquoi, cette place spéciale ne peut etre négligée, pour définir ce qui s'élabore par ce biais. Mais le critique est géné pour reconnaltre ce fait par un phénomène d'une autre ampleur que nous résumerions ainsi: l'au-delà placé au-devant, après l'existence humaine, se métamorphose en un au-delà placé derrière, avant l'époque présente. Devenu historique, antérieur, il ouvre les portes du rêve nostalgique ; c'est à cette transformation que nous nous attacherons laissant pour l'heure de côté le probleme du "lieu" de l'au-delà comme indice d'une métaphysique.

Le personnage-clef qui ouvre les serrures d'une mémoire collective est le fameux Ossian dont on suivra le double chemin : le personnage national réssuscité par Macpherson, et celui plus individuel qui atteint la Terre de Jeunesse. La légende elle-même prête à cette ambivalence, du héros guerrier obéissant à Finn, son roi et père adoptif, et du voyageur d'outre-monde rejoignant la belle Niamh. Ces deux aspects d'OSSIAN ont trait à l'au-delà, d'une facon toute nostalgique, mais surtout influencent profondément la littérature irlandaise. A l'origine, Ossian fait partie d'un cycle de légendes où le caractère épique disparait au profit du romanesque, appelé "cycle de Leinster" qui rassemble de nombreuses pièces datant du VIIIe au XVIIIe siècle, soit un total d'environ 80.000 vers(9) . A cette permanence et à cette importance, se greffe la peinture d'un âge d'or idéal, autour d'un roi représentant toutes les qualités que l'on peut imaginer de l'époque de la chevalerie médiévale dès que la rêverie l'emporte sur le possible humain : le roi Finn est brave, mais aussi cultivé, en général droit et honnête (sauf dans le cas de l'histoire de Diarmiud et Grania, amants malheureux comme Tristan et Yseult dont ils sont peut être les prototypes). Toute une cour de preux l'entoure dont les plus glorieux sont Ossian son fils adoptif, Oscar son petit fils, son héraut Caoilte, son bouffon Conan. Leur vie se déroule à la chasse, à livrer bataille (sa troupe prête et loue ses services), à festoyer, à une époque où le christianisme est encore inconnu en Irlande. Dans l'ensemble des pièces composant ce cycle, il serait difficile de ne pas noter des différences d'inspiration mais il s'en dégage une certaine atmosphère de tristesse et de regret, et ce bien avant que le faussaire James Macpherson s'en soit emparé. Car, le plus étrange réside dans ce fait souvent relevé: l'oeuvre de Macpherson, quoique mystification littéraire, a provoqué l'intérêt porté aux légendes irlandaises dot celles du Cycle de Leinster de toute évidence. Travaux érudits, vulgarisations, tra ductions et imitations, oeuvres inspirées vont se multiplier, connaltront les faveurs d'un public enfin devenu nombreux. L'ossianisme était né, il s'étendit à toute l'Europe de 1760 à 1860 environ, où l'oubli se saisit de lui. Sous une forme multiple, il maintient constante cette idée qu'autrefois fut un temps de sentiments extrêmes et puissants, de grandeurs oubliées, de destins tragiques, qu'une cassure irrémédiable s'est produite avec cette époque, et qu'il ne reste qu'à regretter et pleurer ces moments, à moins que, mus par les mêmes douleurs que ces héros d'antan, nous retrouvions cette force originelle. Revenir est peut-être possible mais le plaisir éprouvé à cette tristesse nostalgique est suffisant pour laisser à autrefois ce charme dangereux d'un au-delà irrévocable.

Il y eut donc un mouvement artistique qui réussit à propulser vers les temps mythiques ce qui était un au-delà à venir ou juxtaposé. Comment cela put se produire ? Le XVIIIe siècle européen est marqué par le besoin de revenir à un "état de nature", à une primitivité idéale qui rendrait à l'homme ses vrais sentiments, avant le conditionnement opéré par la civilisation, et qui le ferait se conformer à une droiture morale et politique essentielle au renversement des tyrannies. Que l'on soit classique ou tenant des Lumières cela se traduit littérairement par une recherche de documents extra-européens (les "sauvages" d'Amérique ou du Pacifique) ou d'une noble antiquité : le critique classique y recherchera la preuve que les règles artistiques sont instinctivement appliquées, se retrouvent partout, même si l'on n'a pas été lecteur d'Aristote et de sa Poétique par exemple ; le moderne y verra l'indice d'une pureté originelle, d'une vérité première, et savourera les traits archaïques et exotiques comme d'augustes prémisses de beautés nouvelles et édifiantes. Dans ce contexte, on comprendra que James Macpherson, ossais en quête d'une fortune et d'une gloire, précepteur de son état peu rémunéré, soumis à la pression d'hommes de lettres dont il attendait tout, alors qu'il s'était vanté d'avoir connaissance de textes épiques de l'ancienne Ecosse, se trouva contraint de fabriquer lui-même des récits pour ne pas se dédire, de faire passer sa traduction pour une traduction d'originaux, et devant le succès, de refuser d'avouer sa mystification et de préférer multiplier les défenses. De plus en plus intransigeant et méprisant à l'égard de ses détracteurs, il terminera d'ailleurs sa carrière dans des affaires boursières avec les Indes dont il tira de fructueux bénéfices. Mais Macpherson n'avait pas inventé à partir de rien : il se fondait sur des ballades gaéliques et écossaises, possédait des sources souvent difficiles à déterminer, des traditions orales pour la lupart. Son génie vint de les adapter au goût de l'époque, aux caractères que l'on attendait d'une littérature épique ancienne, de fabriquer des faux qui sonnaient vrais parce que le public avait cette idée de la vérité première. Van Tieghen (10) qui étudia tant l'influence d'Ossian en France en vint même à supposer que James Macpherson avait dû s'inspirer d'un pseudo-Ossian en gaélique déjà composé par son cousin Laclan et par lui-même, ce qui expliquerait la rapidité de composition de son Ossian anglais. Mais outre ce fond celtique, comme le remarque ce critique, il faut observer chez Macpherson, une connaissance remarquable des procédés homériques (il entreprend en 1773 une traduction de l'Iliade dans le même style qu'Ossian) et bibliques (le protestantisme écossais se retrouve là). Aussi, pour définir son talent, il propose ce jugement : "il est un de ces talents à demi-originaux qui, incapables de créer des formes à leur rêve et à leurs sentiments, ont besoin de trouver déjà préparés, dans des modèles qu'ils feront revivre, des types, des thèmes, et des passions... On le lirait encore s'il avait évité cette supercherie" (ibid. p. 97). Mesurer le succès de ses poèmes sur Ossian montrerait l'extraordinaire accueil de l'oeuvre auprès d'esprits aussi éminents que Goethe, Châteaubriand, Musset, Renan, Matthew Arnold, etc., auxquels Macpherson lègue le maitre mot du romantisme, à savoir la "mélancolie". Car il est, sans doute, le pourvoyeur d'une nouvelle forme, d'un nouveau style, au service de sentiments emphatiques. Comme le conclut Patrick Rafroidi (11), "l'ossianisme n'est pas la forme d'un celtisme intemporel, mais celle que la littérature des pays celtes a choisi de prendre en anglais à un moment de son histoire, aux épcques préromantique et romantique".

Au-delà des imitations que des auteurs irlandais firent de l'oeuvre de Macpherson, méritant le titre "d'ossianides" irlandais, par Rafroidi , le plus important de cette mystification fut l'intérêt soudain porté par le public aux légendes irlandaises. Loin d'être écossais, Ossian s'enracine dans le monde irlandais, et ce patrimoine extorqué, oublié, se trouve ainsi réévalué, nécessitant une réhabilitation, des études, des traditions, etc. Rafroidi cite à ce propos, Desmond Ryan pour résumer les conséquences de l'ossianisme en terre irlandaise: "Les Irlandais ont d'excellentes raisons d'éprouver de la gratitude à l'ëndroit de Macpherson. C'est lui, en eff,et, qui, le premier, a contribué à ramener la tradition gaelique dans la littérature européenne. De plus, malgré ses mystifications, ses confusions entre le premier et le troisième siècle, il possédait une authentique étincelle de feu poétique" . Toute une génération d'érudits, de poètes et d'artistes découvrait le trésor englouti d'une tradition ossianique au même moment où l'Europe lassée des idées révolutionnaires francaises vouées au culte de la raison, cultivait un ressourcement dans les récits nationaux antiques. L'Irlande apportait sa quote-part dans l'élaboration d'un romantisme amoureux de l'histoire, de l'étrange et du rêve. La mode d'Ossian lui fournissait la première pierre d'un renouveau littéraire national qui devait affirmer son identité face à l'Angleterre. Comme dans tous les mouvements nationalistes, le premier effort d'une prise de conscience se constitua autour d'un passé que l'on tente de récupérer, de retrouver et de défendre. Ossian, en tant qu'oeuvre, participe à ce processus comme la chiquenaude qui permet une audience et que rien ne saurait arrêter.

Ces notes historiques sur l'évolution des idées nous éloignent de notre notion de "l'au-delà". Mais le travail opéré est le suivant : la légende du roi Finn et de son héros Ossian tient, à l'origine, d'une épopée romancée où se conserve assez bien la façon de vivre paienne ; elle est déjà empreinte d'un sentiment de fin d'un monde inévitable mais devant un contexte historique en déclin, le comportement des héros est de se raidir avec orgueil dans un présent menacé. Leur "au-delà" demeure celui de sidhes, des magiciens et des incantations funestes, des geassa (12) ou interdits que nul ne doit transgresser. Finn et ses compagnons ne sont pas encore mûrs pour devenir de nouveaux hommes adeptes du christianisme; ils sentent vaguement qu'historiquement ils sont condamnés, mais les auteurs de ces récits ne visent pas à les concilier avec la tradition chrétienne ; il n'y aura pas symbiose comme dans le cas des textes mythologiques ou d'autres textes épiques. Quel est le résultat de l'évocation macphersonienne ? Partageant les préjugés de son époque, Macpherson prive ses héros de tout sentiment religieux, de toute référence de cet ordre ; selon un athéisme lairement énoncé. Il est évident que l'on chercherait en vain un "au-delà" religieux, dans ce cas. De même, l'espace où ont lieu ces joutes oratoires, ces lamentations héroiques, ces longues douleurs, est on ne peut plus neutre, privé de tous détails locaux reconnaissables, de qualités particulières comme de précisions matérielles. Il n'a qu'un faible degré d'existence en dehors de ces landes désolées, battues par les vents, hérissées de lourds rochers ou bombées de tertres mortuaires. On découvre alors que cet espace infini, indéfini, situé nulle part, où les êtres humains sont de purs esprits (certes malheureux), à peine éclairé sauf par la clarté des étoiles ou d'une lune hâtive, a toutes les spécificités d'un lieu pour "au-delà". Ce qui était perçu comme hâvre après la mort, ou ile enchanteresse pour les vivants, et formait l'au-delà, a été transféré au cadre des poèmes d'Ossian. C'est pourquoi il ne saurait y avoir un au-delà de l'au-delà. De plus, Macpherson a concu le même projet d'affaiblissement des traits historiques, d'anéantissement du Temps, comme il se doit pour l'au-delà. Cela se passe autrefois, sans que l'on avance une date, tandis que la vie des personnages n'est faite que de tourments éternels, de tristesses sans fin, d'abandons sans mesure, de souvenirs ressassés, etc. Que l'on considère un moment son oeuvre comme la peinture assez orthodoxe de l'au-delà conventionnel, où le temps n'existe plus, où le lieu n'a plus de limite, et l'on comprendra le succés de cette création qui proposait et renouvelait une image traditionnelle, culturellement enracinée, humainement préoccupante, et dans une Europe prérévolutionnaire. Mais, à nos yeux, l'importance de Macpherson revient dans cette laïcisation de l'au-delà qu'il opère en le renvoyant dans le passé. Plus n'est besoin d'espérer l'atteindre par une vie exemplaire, d'avoir la fortune d'y être enlevé ; il ne reste que la nostalgie de son évocation, sentiment tout aussi savoureux permettant les effusions lyriques, les reconstitutions historiques, les défis nationaux, l'ardeur collective pour un modèle de vie qui respectait la liberté et bien d'autres vertus.

Or la nostalgie - et ce sera notre dernier point est, pour l'Irlande cette "nation of Myth-makers" comme la nomme Rafroidi (13), un sentiment qu'elle pouvait parfaitement surévaluer, qui lui conviendrait au mieux, si l'on se souvient de notre précédente analyse où nous notions la figure de l'ombilic pour définir le processus créatif avec pour personnage emblême le voyageur Ulysse atteint lui aussi d'un vif désir de retour, d'une vraie "nostalgie". Dire qu'"autrefois" était idéal, permettait la liberté, c'est finir par avouer qu"'aujourd'hui" est détestable, étouffant et soumis à la tyrannie devenant de plus en plus odieuse.

C'est aussi rêver d'une restauration heureuse et prendre conscience des contraintes qui pèsent sur cette rêverie et gênent aux retrouvailles. Le mythe d'Ossian laique et historique a une puissance émotive trop forte pour qu'il soit oublié, même si sa période de gloire est limitée (environ un siècle). On notera, cependant, que "l'au-delà" est au centre, en tant que notion, d'une renaissance de la littérature irlandaise. Notre seule réserve viendrait du fait que rien n'en assure pour autant la modernité, en dépit de son éloignement de la sphère religieuse et de son service rendu à l'histoire (surtout nationaliste). Cet au-delà né d'une supercherie, ne résiste pas à l'étude historique dont il a promu le mouvement ; il est tourné sur lui-même, comme la patrie de sentiments égocentriques, excessifs, appréciant la souffrance, voués au culte des êtres disparus. Un tel centrage auto-référent, se célébrant avec lyrisme, s'il s'affirmait détaché de tout, sans support avec un Sens ou un Absolu, serait moderne mais il se pose comme un mythe d'origine (celui d'une humanité donnée à la seule vérité de ses sentiments et victime de fatalités propres à leur épanchement). Son plus beau fleuron est dans cette mode commune, l'ossianisme, que se partage l'Europe, et qui provoque un regard d'intérêt pour les littératures anciennes, populaires, marginales.

En fait, puisque malgré une laïcisation qui le met à la mode, l'au-delà s'inscrit peu comme la marque d'une modernité, que l'on définirait par l'absence acceptée et célébrée, il convient d'étudier en quoi Ossian, cette fois-ci considéré comme un voyageur du "sid", possède les traits du héros moderne. A l'intérieur du corpus ossianique, il est des textes où, comme le navigateur Bran, Ossian voyage vers l'au-delà, y séjourne et en revient ; comme Nechtan, le compagnon de Bran, qui descendit sur lé rivage et tombait en poussiere, après un séjour dans l'Ile Fortunée qui avait duré des siècles sans qu'il s'en rende compte, Ossian revient en Irlande, descend de son cheval, et sent le poids de l'âge s'abattre sur ses épaules. Cela lui permet d'avoir un jugement très critique à l'égard de cette époque nouvelle et de rencontrer Saint Patrick dont il approuve mal l'oeuvre d'évangélisation.

Dans "The Colloquy of the old Men", Caoilte et Oisin (= Ossian) rencontraient St Patrick et quoique la recension soit du XVIIIe siècle, il faut estimer que ce thème était ancien et permettrait un rapprochement de points de vue fort différents ; toujours au XVIIIe siècle, un poète, Michaël Comyn (1688-1760), composait un long poème en gaélique sur le voyage d'Ossian dans l'Autre-Monde et son retour en Irlande ; enfin, à la fin du XIXe siècle, rappelons que la première oeuvre importante dans la carrière de Yeats fut les Errances d'Ossian dont on a peut-être mal évalué l'impact. En bref, Ossian, en tant qu'archétype, ou en tant que voyageur de l'au-delà, peut-il s'inscrire dans une perspective contemporaine ? Le personnage peut-il éclairer sur le "Lieu", sur la place du Lieu, au sein de nos représentations, a-t-il une chance de survivre ?

Il a souvent été dit, d'un point de vue littéraire, que les deux figures majeures du roman moderne étaient Don Quichotte et Robinson Crusoë. Annonciateurs tous deux du vide que la philosophie et les sciences humaines traitent sur un autre plan (refus de l'Etre, de l'Absolu, du Centre...), ces héros ou antihéros sont "des hommes de l'errance, de la solitude, du dégoût du monde" (14), et leur modernité provient non du fait qu'ils vivent ailleurs (dans un espace utopique chez Robinson, dans un espace anachronique pour Don Quichotte, comme le remarque Raimond), mais parce qu'ils ne partagent point cet au-delà avec autrui. Cette notion, en tant que croyance collective, devient avec eux épreuve de solipsisme, reconstruction personnelle, mise en doute de la réalité des autres, affirmation autoréférentielle. On sait que ces deux personnages de la littérature ont eu une fortune considérable auprès d'autres écrivains inspirés par la nouveauté qu'ils représentaient, même si l'un, Don Quichotte, n'a pas la chance de réussir comme le fait Robinson Crusoë, mais tous deux, à l'écart des hommes, placés dans une utopie qui les force à faire oeuvre de Créateur, à remplacer Dieu pour que leurs rêves façonnent le monde et parce que la réalité doit se conformer à leur projet, ouvrent un domaine de l'ailleurs fascinant pour nos consciences modernes hypercritiques : l'au-delà n'est plus seulement l'antique et le barbare comme dans l'ossianisme, il devient aussi folie, désintégration du monde, aliénation, jeu infini, une illustration obsédante de "l'homme, mesure de toutes choses" sans aucun échappatoire. Il est exat que nombre de romanciers ont promu cette image d'une objectivité défunte, d'un connaltre illusoire, d'une absurdité d'existence. Il suffit de constater, ne serait-ce que dans la littérature irlandaise contemporaine, combien les héros tels ceux de Joyce, d'O'Casey ou de Beckett, aboutissent à une solitude totale, à son exploration par renversement des tabous, des oeillères, de tout ce qui fait croire en une solitude commune, en une mondanité possible. Cette tendance due à des circonstances historiques a peut être été la cause du succès des lettres irlandaises convenant à une "crise" plus générale.

Il n'empêche que son héros national "Ossian" ne semble pas porteur d'un pouvoir mythique digne d'un Robinson. Ou bien, il nous resterait à rêver qu'il soit le nouveau Perceval dont le poète Bonnefoy attend la venue, lorsqu'il définit que "Eliot, dans Wasteland a formulé le vrai mythe de la culture moderne" (15) , à savoir que cette terre désolée représente le réel au charme tari, aux essences en fuite, un "réel réalisé et abouti". Comme le poète le suppose, il y a crainte que ce désenchantement ne nuise à l'homme et ne l'étouffe. Aussi, "Le Perceval en nous d'une conscience à venir n'aurait pas à se demander ce que sont les choses ou les êtres, mais pourquoi ils sont dans ce lieu que nous tenons pour le notre et quelle obscure reponse ils réservent à notre voix. Il aurait à s'étonner du hasard qui les supporte, il aurait soudain à les voir". C'est à un "cortège du Graal" que le héros-poète est convié, nommant les objets, "transmutant l'abouti en possible", le souvenir en attente, "l'espace désert en cheminement" (p 132) car "il en va de tout notre espoir" (p 126). Une nouvelle demeure, un vrai lieu nous attendent dans ce réel enfin ouvert. Cela signifierait qu'après une période, où la modernité s'est définie comme une table rase, une destruction, elle pourrait inaugurer une nouvelle interrogation du monde, non pas pour le restaurer comme il était, mais pour lui rendre une présence, l'annonce permanente d'un arrière-pays proche et insaisissable, ou bien pour le définir comme propre à nous aider au surgissement de l'inattendu. En tant que Perceval nouveau, Ossian a-t-il des chances plus grandes de dépasser le conflit du classicisme et du modernisme, de fonder une "surmodernité" ? C'est le biais à utiliser pour le sauver.

Qui est donc Ossian ? Mythologiquement, c'est un héros dont le nom orthographié Oisin, Usheen, ou Ucheen, pourrait renvoyer à quelque divinité du panthéon indoeuropéen. C'est ainsi que Zimmer (16) , à la fin du siècle dernier, proposait de la rapprocher du nom des jumeaux divins indous, les Asvins. Etait-ce hypothèse étymologique ou propos comparatiste ? On ne sait car la science n'avait point assez progressé en ces domaines. Ce que l'on peut affirmer de nos jours, c'est que les Asvins sont des dieux de la troisième fonction, celle tournée vers l'agriculture, la richesse, la fécondité, celle qui est la plus ample et confuse par rapport aux deux autres plus définies (juridicoreligieuse et guerrière). Gonda (17)les décrit comme ce qui suit : "Les "propriétaires de chevaux" (...) sont des dieux jumeaux beaux et toujours jeunes, "petits fils du Ciel" ayant à voir avec les phénomènes lumineux de l'aube... Sûryâ, fille du soleil, leur épouse, les accompagne sur leur char doré, lumineux, attelé d'oiseaux ou de chevaux, sur lequel ils font chaque jour le tour du ciel pour le bien de l'humanité ; ailleurs toutefois, elle est la femme du Pûsan (= le soleil), ou bien les Acvins font les demandes en mariage... ils sauvent et libèrent de la détresse et des tribulations de toutes sortes" (p 115-116). On sait d'eux qu'ils sont thaumaturges (rajeunissant les vieillards, revigorant les malades...), médecins, dispensateurs de biens, accoucheurs, etc. De prime abord, les rapports avec Ossian semblent faibles, mais dans le cas de son voyage vers le sid, certains traits pourraient concorder : Niamh, comme fille du soleil, l'accompagne ; leur cheval magique fend la mer; au fur et à mesure de leur progression, l'univers s'éclaire, se coure de richesse et de bonheur ; enfin, la chute finale d'Ossian n'est pas sans rappeler la légende grecque, autre avatar du même thème, celle des.Dioscures ou l'un des deux jumeaux est mortel. Reste, cependant, la difficulté majeure, c'est qu'Ossian est seul, et les Asvins sont deux. Cela oblige à imaginer un processus où le mythe s'est perdu, où le dieu est devenu un héros ignorant de son destin habité de deux tendances en lui, l'une vers l'Autre Monde, l'autre vers l'ici-bas alors qu'à l'origine deux personnages figuraient cela. L'hypothèse est gratuite et de toute facon, ce n'est pas en abordant ainsi le problème, que l'on définira son éventuelle modernité. Ossian peut-il être un archétype nouveau?

Au XVIIIe siècle, le poète Michaël Coimin (orthographié parfois Comyn), prend un aspect bien particulierde la légende ossianique - que Macpherson ignore pour des raisons exprimées plus haut - celui où le héros abandonne son roi pour rejoindre une femme très belle, fille du roi de l'Autre Monde, qui l'invite par amour à l'épouser, là-bas, dans son royaume. Le thème ressemblait fort à un conte de fée s'il n'y avait une fin plus curieuse : Ossian désire rentrer chez lui, ne serait-ce qu'un bref moment ; mais son retour s'accompagne d'un vieillissement soudain et de la rencontre avec Saint Patrick. Le temps a passé irrémédiablement. Le poème de Comyn comporte 159 quatrains de vers de neuf syllabes en langue galëique ; sa première traduction en langue anglaise est faite en 1859 par O'Luanaigh !18) , reprise sans date apparente au début de ce siècle par O'Daly (19) : nous utiliserons cette dernière proposant le titre de "The lay of Oisin on the land of youth" (Laoid Oisin ar tir na nog).

L'on ne saurait donc oublier cet autre versant de la figure d'Ossian : outre le guerrier mythique ou macphersonien, il y a cette image du navigateur aimé et malchanceux, et le lien entre les deux semble s'établir dans les consciences au niveau d'un type héroique disparu mais immortel, si bien qu'une explication pour la "sortie" du guerrier de la scène historique se fonde sur un séjour dans les Iles Fortunées. C'est un mécanisme observable ailleurs où tel roi portugais battu par les Mores se réfugie légendairement sur l'Ile aux Sept Cités en Atlantique, où le roi Arthur luimême disparait pour régner sur un pays invisible, etc., chacun de ces héros pouvant un jour revenir pour rétablir un nouvel âge d'or. Ossian en revenant suit donc un tracé mythique courant quoique tout aille bien à l'envers du processus normal ; plus personne ne l'attend ; à peine se souvient-on de lui ; les valeurs guerrières qu'il incarne sont en voie d'extinction ; le héros est seul, sans personne pour l'admirer, méprisé dans sa morale, promu à l'Enfer s'il ne se convertit... Bref, un retour non triomphal qui s'accompagne d'une double perte que rend bien le poème de Comyn ; il ne peut plus revenir sur la Terre de Jeunesse où vivent sa femme et ses deux enfants (c'est un monde à jamais fermé et inaccessible) ; il ne peut non plus vivre comme autrefois, glorieux et puissant, à la cour de son roi mort et enterré. Ce destin malheureux où prime l'idée d'écroulement, a de quoi charmer une conscience moderne, relativiste ou nostalgique. Mais visiblement, il a peu attiré les créateurs (en dehors de Yeats) comme si cet aspect n'était pas suffisant. Serait-ce en raison de son conflit avec Saint Patrick qui tient de l'opposition gratuite, de la réthorique ou bien d'une conception de l'au-delà non renouvelée, d'une croyance en son existence difficilement soutenable ? Pourtant entre l'image stéréotypée donnée par Macpherson et l'image attendue pour un goût moderne, cette manière de voir Ossian ne manque pas d'intérêt. Fn effet, Macpherson recrée un centre mythique (laic, historisé) qui attire et influence les artistes et le public, - ce qui est le propre de tout "audelà", concu comme une objectivité proposée à nos consciences -; d'un autre côté, la négation de tout centre conduit chaque oeuvre à combler ce vide créé, à tenter de donner du sens à un monde qui en est dépourvu, selon la critique moderne, si bien que chaque oeuvre est un "au-delà" tenté et factice. Mais l'on pourrait soutenir que la démarche d'Ossian souffre d'une autre originalité : son désarroi provient d'un passage d'un centre mythique qui n'est plus à un autre qui se crée, d'un monde devenu insignifiant à une rêverie en cours dont il se méfie. Il serait bien plus moderne si l'on assistait avec lui (avec un certain regret) à la fin d'une représentation et surtout si l'on ne cherche pas à en édifier une autre aussi glorieuse et stable que dans la figure passéiste d'un Macpherson. Comyn nous accorde là de quoi comprendre ce qui a pu attirer un grand poète comme Yeats à l'égard d'Ossian, - et ce malgré Macpherson pourrait-on dire.

Il n'est pas certain que Yeats ait lu Comyn ou son traducteur avant de composer "Les Errances d'Ossian" (20), long poème divisé en trois parties, où il posait les prémisses d'un art encore novice et non reconnu. Mais, comme Comyn, Yeats parait scruter un "au-delà" intérieur, fait de rêves et de désirs dans sa description des Iles de la Jeunesse, auquel on peut attribuer la valeur cette fois-ci très moderne d'inconscient. Le héros Ossian se détache du "Sur Moi" pour exPlorer les zones de sa libido personnelle et ancestrale! La psychanalyse n'a-t-elle pas participé à la destruction de nos croyances en l'ailleurs divin, en refusant au "Je" conscient sa souveraineté objectivante ?

Mais là encore, l'au-delà irlandais se coule mal dans cette nouvelle forme d'objectivité contemporaine. Rappelons que dans les textes mythologiques, il révélait mal les théories sur l'âme des druides, que dans l'ossianisme, il était peu fiable ou du moins contestable. Pourtant, sa permanence au sein des Lettres irlandaises est évidene, non par une influence qui se traduirait par des imitations, transpositions, suites ou autres genres annexes, mais par sa résurqence aux moments critiques de tension: époque de christianisation, de missions lointaines, de révolte nationale. Moments critiques au sens propre où un juaement nouveau doit être construit face à des faits contraires et des tendances opposées.

L'oeuvre de Yeats affirme les traits d'Ossian que le poème de Comyn annoncait. Il en accentue la part du rêve et le refus final de toute conversion, mais ces deux aspects ne sont pas par la critique mis sur un pied d'égalité. Plus la critique est ancienne, plus la fidélité d'Ossian au paganisme est relevée, comme le gage d'une recherche de la pureté première menée par le poète. Cela nous renvoie certainement à l'accueil et à la compréhension qu'eut le public de cette oeuvre lors de sa parution. Ainsi, Rivoallan, dans son agréable Littérature irlandaise contemporaine (ed.1939, p. 50) , définit ce long poeme : "Ni les exortations, ni les menaces de St Patrick, le grand évangélisateur, ne détournent Ossian vieilli de sa fidélité à l'ordre paien ; malgré le tableau le plus affreux de l'enfer et des tortures qui l'attendent, il renonce au paradis que lui promet le saint, puisqu'il n'y trouvera ni Finn, son père, ni Oscar, son fils bien aimé, ni Caolte, ni Conan, ni les beaux lévriers Bran, Sgeolan, Lomair. La richesse des rythmes et la splendeur verbale sont ici au service d'une exubérance d'imagination qui tantôt galope sur les mers laiteuses, tantôt s'attarde aux Iles de l'Eternelle Jeunesse, suivant de près les données légendaires, mais leur ajoutant une somptueuse délicatesse de détails, brodant autour d'elles mille inventions exquises"

Outre cette dernière phrase qui mérite d'être citée pour sa justesse concernant l'invention verbale de Yeats, il demeure le portrait d'un Ossian devenu Usheen (plus archaique) "rétrograde" ou "récalcitrant", peu porté à aimer son temps, somme toute réactionnaire. S'il fallait s'en tenir là, nous dirions que le héros de l'au-delà, bien loin d'être à l'intersection des problèmes d'une époque, se réfugie ailleurs, - ce qui condamnerait notre thèse, laquelle suppose et espère que la notion d'au-delà soit le début d'une tierce solution, d'une invention produisant une issue hors des ornières dialectiques.

Heureusement le rapport qu'Oisin entretient avec Niam, princesse féérique d'un univers où l'Eau domine comme élément symbolique primaire, a tenté plus d'un pour une interprétation psychanalytique : à la fois amante, dame inspiratrice et mère, Niam représente un danger pour Usheen, selon l'interprétation de Christiane Joseph (21) dont nous nous servirons à titre d'exemple. C'est à une "plongée dans les profondeurs subjectives" que nous sommes conviés, grâce au thème de l'eau dont la plasticité, la sphéricité (englobant majeur), le changement de formes et la répulsion qu'elle exerce, sont fort semblables à une description des désirs exotiques et glorieux, des rêveries imaginaires, des inquiétudes de l'adolescent devant la Femme. Oisin - ou Ossian - a pour "au-delà" la projection immédiate de son inconscient, des interdits transgréssés et des pulsions naturelles cherchant à s'extérioriser. Plus actuelle encore est la fiqure qui se dessine du héros en fin d'aventures : "la quête du héros se termine donc sur un échec, et qui plus est sur une déchéance, concrétisée du reste par sa condition physique... Chacune des tentatives que fait Usheen pour trouver le bonheur auprès des immortels s'est soldée par une plus grande désillusion - au sens étymologique du terme - sans aucune compensation car le rappel de la réalité terrestre a été fui aussitôt que percu. Usheen n'a tenté à aucun moment d'en approfondir le sens. En toutes circonstances, il est resté passif" (p.138) . Cette absence de volonté, cette abdication devant la réalité, ce côté féminin aux dires de notre critique, le rendent proche du type tant apprécié du "anti-héros" proprement insuffisant, poussé par les événements, quoiqu'il manque à Usheen un dernier point pour achever le portrait, à savoir une complète immersion dans le quotidien qu'il refuse. Il ressort que le conflit entre christianisme et paganisme s'estompe aux yeux du critique et du lecteur contemporain pour que surgisse une autre problèmatique basée sur le rôle et l'importance de l'inconscient, sur la place que l'on doit lui laisser, pour réussir correctement sa vie et éviter quelques frustrations et complexes mal engagés. Il est exact que dans l'oeuvre de Yeats, le "père" est absent radicalement. Enfin, l'au-delà irlandais, imaginaire et inconscient, accéderait à un statut de modernité par le biais d'un héros freudien!

Mais cette interprétation, possible en soi, gêne en ce sens qu'un système extérieur est appliqué à un processus interne. A quoi bon retenir un héros légendaire pour illustrer une théorie possédant déjà à sa solde de nombreux autres personnages mythiques ? Le symbolisme de Yeats est trop prononcé et conscient pour que son poème soit totalement du côté du rêve et de l'inconscient. La symbolique est une partie très élaborée de l'imaginaire, et tient de l'ordre hiérarchisé et progressif, de sorte que l'allure fantasque et décousu du rêve, même porteur de symboles sexuels, ne saurait se comparer à ce travail formel, qu'un Corbin définit comme "imaginal" en raison d'une structuration codifiée et universelle (de l'ordre de la perception de l'âme).

Or ce traditionalisme ésotérique et théosophique que Yeats connaissait et éprouvait, dont il lisait les livres qui l'illustrent, est - en dépit de certaines modes - à l'écart de la modernité tournée par exemple vers les rapports entre l'écrivain et le pouvoir, la production, la société, ou bien la sexualité, la technique, la communication... Le crépuscule celtique avec son peuple d'esprits invisibles, et ses aventures qui sont des initiations et des gradations vers l'accomplissement suprême ont peu à voir avec cela, sans aucun doute. Serait-ce alors aux dépens de l'auteur, que l'on pourrait fonder une défense de la modernité de son au-delà, de son héros, et dire au moins que le germe y était à défaut de la pousse ? Certes, mais le mérite en serait maigre pour l'auteur d'avoir été impuissant à dégager ce que sa profonde intuition lui apportait. De plus, nous nous retrouvons dans le cas où l'oeuvre est inférieure à la science, ne vise qu'à illustrer cette dernière, au lieu de notre projet qui veut que l'oeuvre soit une forme de pensée conceptuelle, une théorie au sens propre de procession et de démarche, que nous avons pour tâche de suivre pas à pas.

En conclusion première, nous soutiendrons que cette Terre de Jeunesse, certes présente au sein de la littérature irlandaise, est décevante parce qu'elle n'exprime rien de capital et de décisif, retombe sans cesse dans le domaine du folklore facile, ne permet pas de s'aventurer bien loin au centre de ces idées qui font avancer le monde et le modèlent. L'au-delà irlandais est du ressort du passé, de l'illusion historique, de l'imaginaire bienséant. Le constat est brutal et il reste à vérifier cette appartenance aux croyances anciennes auxquelles nous le renvoyons. Le lecteur se doute que là aussi la satisfaction risque d'être faible.

b) Avec les autres "au-delà" :

Pour parodier Pareto, nous dirons que l'Histoire est un cimetière de croyances dont les avatars suivent une courbe déclinante précise : d'abord ce qui est cru a une existence réelle, puis est l'objet d'une interprétation smbolique, puis s'intériorise, enfin s'oublie. Vision pessimiste, commode, que nous devons corriger, en nous souvenant que l'espace imaginé peut servir à "passer à la limite" d'un système, et n'est pas sans rapport avec un état des projets et des désirs humains à un moment donné, jouant un rôle de témoignage sur le développement des mentalités et des systèmes intellectuels. La référence à l'espace n'est pas un handicap mais au contraire une nécessité conceptuelle. Posons qu'il en est ainsi, momentanément, à titre de défi et d'épreuve. Etudions comment se présente l'espace de l'audelà, ici et ailleurs. Dans quels contextes historiques peut se situer l'au-delà irlandais ? Pour mener à bien ce travail comparatif, nous utiliserons le travail récent de Michel Hulin (22), professeur de philosophie qui passe en revue les conceptions que les différentes civilisations ont eues de l'au-delà ainsi que la crise contemporaine dans la civilisation occidentale qui voit la mort de cet imaginaire. L'on se souviendra sans doute de la lente disparition de la conception de l'au-delà que nous avions nous-mêmes observée au début de notre étude : l'au-delà, lieu réel et d'accès difficile devenait au cours de l'histoire européenne un lieu hypothétique, purement psychique. Cette évolution mériterait d'être expliquée, et l'on aimerait savoir s'il s'agit d'un processus normal, ce que l'analyse de Hulin peut nous apporter. En effet, bien que ce ne soit pas le cas de l'au-delà irlandais, cette notion est en général liée au phénomène de la mort et aux différents mouvements psychiques qui l'accompagnent. Pour l'auteur, l'au-delà est une réponse à l'angoisse de mourir, et chaque au-delà est en soi une réponse différente tentée par l'homme (23) . Autant de carctéristiques qui peuvent nous aider à cerner l'originalité irlandaise, avant même d'avoir compris pour quelle raison son au-delà n'est pas ancré dans l'expérience de la mort.

Le propos de Hulin est le suivant : il constate que c'est la première fois dans l'histoire qu'une civilisation "renonce sciemment à toute perspective eschatologique" (p 13), tant la critique de l'au-delà a réussi a le faire disparaltre de nos réflexes et réflexions, à le condamner comme une fuite hors du monde, à l'éviter comme une faute de goût, à le ravaler au rang de naiveté pour gens simples. Toutefois le refus de disparaitre totalement reste un instinct toujours aussi fort en l'homme désespéré d'être devenu immortel, souhaite retrouver une chance d'inconnu radical, et dans ces témoignages d'hommes ayant frolé la mort ou revenus du coma, qui se prononcent pour un double de l'être assistant en témoin objectif et froid à la disparition de l'autre. C'est donc de cette expérience existentielle qu'il faut partir si l'on veut redonner vie à l'au-delà rendu à l'immanence et au présent. Cela s'avère nécessaire car l'au-delà est un lieu imaginaire qui permet l'initiation : il faut avoir subi une mort initiatique (dépouillement spirituel intense, vide de conscience, etc.) pour acclimater la vraie mort et l'intégrer à nos existences, dans le but de redonner au présent sa vertu de plénitude. "Il est indispensable de ne pas perdre de vue la finalité de cet exercice qui est de traverser vivant l'expérience de la mort, comme on passe à travers le feu, de manière à l'avoir derrière soi, chose désormais reconnue inoffensive et incapable d'inspirer la crainte", écrit-il (p. 36). L'on pourrait imaginer que l'au-delà irlandais répond à ce type d'expérience et d'initiation puisque le héros souvent y épouse la fille du roi des morts, y découvre l'éternelle jeunesse née d'une issue favorable à ses épreuves et s'il revient pour mourir en Irlande, cela ne saurait l'affecter puisqu'il a déjà vécu la mort en un jeu subtil. Ces textes pourraient correspondre à toute une philosophie éducative visant à promouvoir une morale apprivoisant la mort.

Toutefois, tous les "au-delà" ne se ressemblent pas et laissent entendre différents scenarii d'initiation. Il sera donc juste de voir à quelle catégorie appartient le nôtre. Hulin en énumère trois (quatre, selon la présentation).

Le premier type d'au-delà propre aux religions africaines et au chamanisme est marqué par une identité entre ce monde et l'autre (où règne l'abondance) et surtout par leur proximité. Un "incessant va-et-vient" s'établit entre ces mondes pour y renconter des ancêtres se réincarnant en partie chez les vivants, si bien que l'au-delà est valorisé positivement.

Le deuxième type correspond à la Mésopotamie et à l'Egypte, et à l'invention d'une civilisation de la ville, laquelle, par un rapport mystérieux, éloigne l'au-delà et le dévalue. Ce monde-ci est coloré, attirant ; l'aute est gris, au point que l'on essaye de recréer dans la tombe du mort tous les agréments de sa vie terrestre qu'il a quittés (figurines humaines, mobilier miniature, décor d'une maison). Tout au plus, l'on voit naltre un au-delà des purs qui auront la chance de rejoindre le dieu après avoir été autorisés à "recoudre" leur âme et leur corps (séparés, donc dans le malheur à l'inverse de la vie terrestre où ils sont unis). La notion de "terre d'abondance" disparait conceptuellement au profit d'une opération intellectuelle plus complexe qui privilégie alors une participation à l'Essence.

Le troisième type s'établit avec les religions du livre qui opèrent une autre coupure conceptuelle : le temps n'est plus cyclique court, mais un temps orienté qui a une Fin et une Apocalypse. En attendant, l'au-delà est un lieu intermédiaire en suspension, ou un lieu final. Ce qui caractérise cet au-delà, ce n'est ni sa proximité, ni son éloignement, mais son dépassement du temps, sa victoire sur lui, l'espoir de se soustraire à son déroulement inéluctable. On retrouvera dans cette catégorie, l'Iran zoroastrien et mazdéen, l'islam, le judaisme, avec l'élaboration ultérieure de théories particularisant davantage cette relation au temps, à savoir le christianisme et l'hindouisme.

Cela pourrait constituer un quatrième type d'au-delà qui est posé dans le cas du christianisme comme le lieu où l'âme se réincarne et demeure unique et personnelle, et dans le cas de l'hindouisme comme un endroit de désindividualisation absolue pour rejoindre l'Etre. L'au-delà de ces religions se mérite, d'où une forte connotation du Bien et du Mal, des récompenses et des peines, de la justice divine réparant les injustices d'ici-bas, toutes notions moins développées auparavant. L'auteur, après cette revue synthétique des "au-delà", en vient à penser que sa disparition est due à des contradictions trop fortes pour qu'un seul type d'audelà puisse les résoudre : on souhaite un au-delà que l'on puisse imaginer, voir, approcher, mais on le veut aussi révélateur d'une altérité absolue; on le veut éternel mais on craint que l'ennui soit synonyme de son bonheur ; on le suppose réservé aux meilleurs, sans pour autant éliminer notre liberté, etc. Nous citerons sa conclusion parce qu'elle reprend cette position de la modernité se dégageant de tout centre (l'au-delà n'en est qu'une figure, en tant que référence ultime) pour tenter de la dépasser : "De tout ceia, il ressort avec évidence que l'imagination eschatologique est tout à fait incapable de résoudre de telles contradictions. Elles en est le jouet, et aussi le révélateur, mais elle ne peut en aucune manière les dominer. La solution, si elle existe, doit être cherchée ailleurs... Il s'agirait en somme, moins d'éliminer l'au-delà que de le rapatrier dans l'ici-bas, en réintégrant sa fonction réparatrice et pacificatrice dans l'horizon même de cette vie brève, confuse et incohérente qui d'ordinaire la nôtre. L'au-delà pourrait bien représenter l'envers ordinaire : la face cachée du temps. Notre existence quotidienne devrait pouvoir eposer sur elle-même, se suffire à elle-même, ne plus être tendue vers le mirage d'un achèvement à venir"(p.404) . On peut douter de l'efficacité de cette morale qui enclôt l'homme dans le produit de ses créations momentanées, le rend philosophe de l'instant, amateur judicieux de sa vie, épicurien en fait, alors qu'on a pu le définir comme l'être des lointains.

Mais cette étude nous convient en trois points : elle doit permettre de situer l'au-delà irlandais ; elle sent que la perte de l'au-delà est dommageable ; elle affirme enfin que les représentations de l'au-delà ont permis l'élaboration de plus en plus épurée de théories sur la survie probable après la mort ; que ces représentations sont premières et précèdent les théories, et non l'inverse (ce qui justifie, en fin de parcours, au regard de l'amincissement de l'au-delà dans nos croyances, qu'il soit identifié avec le présent vécu). Le dernier point que nous constaterons parce qu'il suppose une progression, a le mérite de faire voir quelle immense production de textes, de nuances et d'inventions subtiles nous devons aux "au-delà".

Au sein de ces quatré types d'au-delà, celui qui conviendrait le mieux à "l'au-delà" des textes irlandais, est le premier, proche des conceptions africaines ou chamaniques, parce que le passage d'un monde dans l'autre n'est pas irréversible mais peut se faire dans les deux sens. Il est bien à proximité du monde humain, à l'intérieur des tertres ou sur une lle occidentale, dans le cas des légendes anciennes. Comme le remarquent Guyonvarc'h et Le Roux (24):

"L'Au-delà (allemand: Jenseits) est celui des morts ou le monde à venir (anqlais: "The world to come") par opposition à celui des vivants et le terme implique une notion de nonretour définitif qui n'est pas exactement celle du sid irlandais. Ce n'est pas l'Autre Monde celtique, lequel n'est vraiment "autre" que parce que nous sommes incapables de le concevoir réellement : les langues celtiques iqnorent tout mot rendant l'idée d'un Au-delà des Morts". Le fait aue la société celtique ancienne n'ait pas connu le phénomèné de la Cité, confirme l'opinion : ce n'est qu'avec les sociétés citadines que l'au-delà s'éloigne et se dévalue, et ce n'est qu'avec les grands empires centralisés ou les royaumes nationaux que l'au-delà s'accompagne d'une vision historique orientée et d'une philosophie du livre sacré.

Mais la typologie de Hulin peut s'appliquer aux deux autres au-delà que nous avons distingués par la suite : l'ossianisme aboutit à un éloignement historique et à une certaine dépréciation (puisque ce n'est au'un monde de douleurs qui est évoqué par Macpherson) tandis que l'au-delà proche de l'inconscient, renvoyé aux zones subjectives et troubles du rêve, est une manière de vaincre le tems, de la dominer en le niant et en se réfuqiant dans un modèle modelable aux désirs. Le symbolisme aimé par Yeats pourrait s'interpréter dans le sens d'épreuves à franchir comme on l'observe dans les compositions mystiques des reliqions du Livre où le néophyte se purifie et gravit peu à peu les qradins de la connaissance. L'au-delà irlandais aurait suivi une évolution conceptuelle conforme au mouvement de l'histoire. Et en soi, il est intéressant de le situer ainsi par rapport à un cursus universel. A le suivre, on pourrait Drédire u'il lui reste une dernière métamorphose à accomplir, celle où il s'enracine dans le présent et le vécu s'il veut continuer à exister, selon Hulin.

Dans la première partie de notre chapitre, nous obtenons que l'au-delà irlandais est aux antipodes de la modernité ou au mieux, s'y adaPte, sans jamais l'annoncer et le conceptualiser, se fabriquant après coup. Il demeure davantage dans la sphère des croyances anciennes dont l'humanité a du mal à se débarrasser que dans une zone productrice et inventive pour nos jours. Mais son appartenance aux croyances anciennes et à leur modernisation progressive mérite d'être étudiée de facon plus aDprofondie. En effet, à comparer ces textes irlandais avec les récites abondants et luxuriants des descentes en Enfer, des visites des cieux, à comparer aussi l'ossianisme et la renaissance celtique avec un courant littéraire tel que le romantisme allemand ou anglais, à faire de même entre les Errances d'Oisin et l'aventure d'un Merval dans Aurélia, on ne peut que laisser pencher la balance en défaveur de l'imaginaire irlandais dont le charme devient limité, voire épicentrique. Le sentiment de "passer à côté" d'un particularisme jusque-là mal défini l'emporte et nous convie à nous arrêter. Une série de différences apParalt ; la première concerne le fait que l'au-delà irlandais n'est pas lié à une expérience de la mort, dans sa forme primitive légendaire. Tous ces héros qui ont accointance avec l'au-delà, Ossian, Bran, Cuchulainn, St Brendan, etc., ne meurent pas, ne sont pas dans un état similaire de la mort, mais en pleine jeunesse et force. Reste à savoir si leur aventure est assimilable à une initiation où, comme le disait Hulin, le héros apprend à mourir afin de vaincre sa peur. Mais dans leur voyage et relation de ce voyage, on ne voit jamais qu'ils subissent un dépouillement ascétique, qu'ils abandonnent leurs désirs et leurs représentations mentales, qu'ils se privent et souffrent : bien au contraire, l'abondance et la joie les accompagnent, et leurs "épreuves" servent à magnifier leur individualité. L'au-dela irlandais des légendes et mythes n'appartient pas au besoin humain de conclure la vie, de deviner ce qu'il y a "après", etc. Il est, rappelons-le, à côté de l'existence humaine, et non à sa suite. A quoi peut-il bien servir ? Telle est la véritable question.

Une autre différence réside dans la représentation spatiale de ces lieux. L'au-delà en se compliquant par suite du progrès des civilisations,ise hiérarchise, se précise, a des étages variés, possède une géographie souvent labyrinthique - où s'entrecroisent les niveaux et les formes - Ce qu'inaugurent _Macpherson et les tenants du celtisme, c'est à l'inverse un espace transhistorique, uniforme, une variante de la place publique où chacun est au même niveau et où tous se retrouvent. Tout est noyé dans une globale indifférenciation, une ambiance charmeuse, à la manière de la buée qui encombre les images de nos souvenirs d'enfance. Les critères d'une particularisation manquent et cela gêne pour identifier cet au-delà même lalcisé et modernisé avec d'autres formes imaainaires. Cela ne tient ni de la science historique (ou de sa pratique sous l'aspect d'images d'Epinal) ni de sentiments religieux qui, tous deux, donneraient un contour spatial précis à leurs créations. L'évocation de lieux désolés, de landes battues par les vents, de lacs éclairés par la lune, pour originale qu'elle fût en son temps, ne reflète aucun concept solide. C'est une steppe où courent des ombres là où l'on attendrait un lieu quadrillé et organisé par une forte cohérence. L'au-delà irlandais n'est donc pas un espace construit pour imaginer le passé ou l'avenir, mais un lieu qui se vide, s'éteint, comme une parenthèse se rétrécissant. On peut bien se demander quelle en est la raison. Il ne permet pas de fonder une eschatologie ni un Devenir, il vise à réduire la réalité et à l'éroder, à l'abstraire de ses formes et contenus, au lieu de l'achever ou de 1 affirmer dans un sens. Cela se voit à la représentation de son espace uniformisant le réel. A titre d'illustration, prenons le romantisme européen qui crut en la peinture originale de moeurs barbares par Macpherson, puis s'en détourna pour lui préférer le drame national, le pittoresque oriental, l'insurrection, le tourment amoureux, le culte du progrès. La couleur et le réalisme auront raison des monotonies : un au-delà lyrique, historique marqué par le relief des figures et l'idée de progrès, remplacera l'au-delà macphersonien figé et hermétique aux humains. Cet espace laic se refuse aux hommes, il échappe à leur besoin de prospective, d'intentionalité, de visées sur le monde pour une mainmlse sur l'histoire, et il ne permet pas d'établir une durée ou épaisseur temporelle comme on le voit avec les "au-delà" qui servent à un éloignement, à définir une distance nonimmédiate, un déploiement et une succession. Pensons aux croyances égyptiennes qui, en éloignant l'au-delà, donnent à l'existence le sentiment d'une plénitude éphémère et en consolidant la réalité par raport à l'incertitude future. D'où des notations précises d'espaces à traverser, à parcourir, dans le but de définir un déroulement possible transposable au monde. L'au-delà irlandais ne servant pas à cela, on peut s'interroqer sur sa fonction.

Ni expérience d'une survie après la mort, ni élaboration d'une perspective historique (ce seront des réactions à la superchèrie de Macpherson qui bâtiront une sensibilité historique, mais l'oeuvre en soi ne permet de concevoir aucune philosophie de l'histoire), l'au-delà irlandais ne permet pas non plus de réparer un déséquilibre dans la vie éveillée, si on le raproche de son dernier avatar dû à Yeats, où il s'assimilerait àlanotion d'inconscient et de désirs refoulés. Dans ce dernier type d'au-delà, l'on assiste à une redéfinition des rôles après la mort, à une Justice transcendante, à la Révélation des Secrets de l'univers. L'inconcient négligé par le Moi conscient qui impose sa censure aux désirs interdits, par un renversement, affirmerait un domaine où le moi obéirait aux injonctions de l'âme comme des instincts. Mais pour arriver à ce stade, il faudrait se priver de toute linéarité, de tout assemblage minutieux, éviter les liaisons proaressives et ordonnées pour que, dans le heurt et la confusion des pensées et des ots, une forme fragmentaire faite de mélanges quotidiens, de notations ordinaires, d'erreurs imprévues s'installe. Rien ne doit venir justifier ce long épanchement désordonné et se suffisant, replie sur son propre cours parce que le Moi conscient doit battre en retraite et laisser la place à ce qu'il obture avec force. De cette délivrance soudaine, on peut espérer un rééquilibrage des forces et la découverte de mécanismes rofonds et jusque-là voilés dans l'être humain. Cette fonction cathartique et réparatrice, digne d'une cure, n'est pas présente dans l'au-delà proposé par Yeats parce que l'activité consciente, symbolique, prime sur l'écoute fidèle de l'inconscient. Certes, comme on l'a vu, de nombreuses images sont en rapport avec les désirs et les interdits refoulés (circularité des îles, l'eau laiteuse de la mer, la femme épouse et mère, etc.), mais cette "matière" n'est Das brute, elle est utilisée à des fins conscientes pour enrichir une thématique et une composition très régulière. Cet au-delà n'est pas un reflet exact de ce qui s'agite en nous, nous privant d'un témoignage ou d'être aux sources de nos fantasmes, mais il reconstitue une aventure au milieu du désordre existant, impose un cheminement au sein du foisonnemet des formes. Les associations étranges et fortuites, le danger de la folie, l'afflux de souvenirs enfouis que l'on trouve dans Aurélia de Nerval, par exemple, sont totalement absents de l'oeuvre de Yeats, ce qui explique peut-être la célébrité moindre dont jouit ce poème de nos jours - l'au-delà décrit ne joue pas le rôle que l'on pourrait attendre d'une oeuvre effectuant une exploration de terres inconnues. Dans ce genre de situations, qui valent pour le quatrième type d'audelà, la romesse d'une révélation ultime est assurée ou annoncée. On chercherait en vain, ce message dans les Errances d'Oissin parce que l'aventure ne s'accompagne d'aucune purification mais d'un constat d'inadéquation. L'au-delà décrit ne vise pas à réhabiliter un mode de l'être humain, il ne s'inscrit pas dans une volonté de dire ce que l'on n'ose, il permet la localisation d'un récit romanesque comme un support docile au lyrisme poétique. C'est un lieu malléable, n'offrant point de résistance, de heurts et de sauts, proprement continu. Il n'autorise que peu à parler d'une "plonaée dans l'inconscient" ou d'un regard porté sur les mystère de l'univers. Tout au plus, l'on aurait en lui l'inscription d'une expérience psychique.

C'est pourquoi, vu l'écart qui sépare ces différentes conceptions de l'au-delà irlandais, de ce que l'on serait en mesure d'escompter avec des représentations classiques, il nous faut conclure que loin d'être moderniste, loin d'être passéiste, cette notion a une autre raison d'être. Décevante dans le cas où on le supposerait moderne, inadapté dans le cas où on l'estimerait ancienne, elle échappe à ces déterminations. Sa fonction n'est point de proposer une référence stable et centrale que l'homme se plait à imaginer après la mort, une explication du devenir, une exploration de sa vie psychique, mais ce n'est pas non plus un refus du centre, une destruction de tout point ultime, une apologie de la liberté réservée à l'homme pour édifier ses table de valeur et admettre ce relativisme, une défense de l'apparence et de l'informel, qui caractérisent l'au-delà irlandais. Ce qui frappe, c'est la différence qui existe entre cet espace-là et ceux qui étaient décrits dans les navigations traitées. Dans ces dernières, des centres attracteurs s'oDposaient jusqu'à un point de rupture nécessitant l'apparition d'une figure spatiale précise (catastrophique) et la transformation des êtres et des choses. Une création de formes en résultait. Ici, l'au-delà est sans distorsion ni violence, profondément continu, sans les conflits que nous avions rencontrés. C'est de cette différence qu'il faut partir pour déterminer la fonction de l'au-delà en question.

c) Un lieu de stabilité maximale :

Pour cela, en prenant le support du poème de Comyn Le lai d'Ossian sur la Terre de Jeunesse, écrit au XVIIIe siecle, nous corrigeons un plus ou moins grand oubli dans l'étude de la culture irlandaise : nous avons traité de l'Irlande paienne, chrétienne et nationaliste dont la créativité montre la particularité de devoir se métamorphoser par suite de conflits idéologiques. Cela ne saurait recouvrir tous les aspects de son histoire littéraire. Le poème de Comyn a cependant une sorte de position équidistante entre les trois périodes étudiées (d'un point de vue abstrait et non chronologique) : il puise au fond celtique soumis au passage d'une culture dans une autre:il s'enracine dans l'expérience chrétienne à l'origine des voyages en mers vers l'au-delà ; il annonce la magistrale reprise du thème par Yeats fondateur de la renaissance celtique. La traduction anglaise aue nous en avons, donne un état du texte gaélique (placé en face) que nous pouvons juger comme suit : une langue soignée, maniant les répétitions à la manière d'échos bien menés, un sens du récit dû au suspens menacé, peu de métaphores, peu de détails descriptifs, une dramatisation progressive de l'histoire. A défaut de pouvoir évaluer les connotations des mots gaeliques, les rvthmes et les sonorités des phrases, il nous reste l'impression d'une importance apportée aux verbes d'action coniugués, rarement à l'infinitif (ce qui aurait pour résultat de les abstraire), se succédant sans beaucoup de compléments ni liaisons subordonnantes. Le trajet, le mouvement sont privilégiés comme dans un récit d'aventures assez rapide, s'enchalnant sans discontinuité ni retours ni arrêts. Ce serait comme une trame attendant d'être enrichie des rêveries qu'elle indique et prépare, et d'une cohérence supérieure qu'elle n'ose avancer. Mais cette transparence classique de l'écriture ne doit pas nous faire méjuger l'oeuvre qui offre une fascination à nos consciences, et nous nous devons de savoir si cette dernière est suffisante et utile.

Supposons que la fonction de l'au-delà soit de nous retirer d'un centre attractif stabilisé, auto-référentiel, plénitude pour soi. Pour cela, il faudrait exercer une force attirante, produire un mirage coloré et envôûtant, agir sur nos sens et notre esprit. Lorsque la modernité se refuse à envisager un centre transcendant, à être une pensée du centre, elle effectue de fait une insularité identique à l'objet critiqué puisqu'elle s'installe dans le jeu de miroirs des apparences infinies auquel elle prête la valeur d'éternité suffisante, d'illimité foisonnant, de rapprochement sans fin. C'est à une stabilité négative qu'elle convie, niant toute force et forme contraires, définissant le mouvement comme le reflet changeantdes points de vue et non comme une instabilité soudaine et extrême. Lorsque la philosophie classique, de son côté, privilégiait l'oraanisation en plans hiérarchisés et enchainés l'un à l'autre, des êtres et des choses, le tout tributaire d'un Dieu englokant l'ensemble et l'animant, elle pratiquait la même politique de stabilité (positive cette fois-ci) fermée sur elle-même. L'au-delà, dans les deux cas, conviendrait à une tentative de déstabilisation se refusant à poursuivre et conclure l'oeuvre d'annexion de tout système. Reste à savoir comment fasciner, provoquer un sursaut d'attirance, une voie nouvelle. Les recettes imagées seront celles qu'illustre le poème de Comyn. Il suffira de les conceptualiser, si telle est la fonction de l'au-delà.

Ossian, le héros, est une fois de plus en train de participer à une chasse : tous ses comragnons, les Fianna, forment un groupe serré autour du roi Finn ("Un jour, nous, les Fianna, étions tous assemblés : il y avait le valeureux Finn et ceux qui vivaient là" (25). Les arbres sont en fleurs, un daim court devant la meute, la scène a lieu près d'un lac. La seule ombre au tableau est le rappel de la mort de compagnons et d'Oscar, fils d'Ossian. Sinon, rien d'anormal ne semble affecter ces existences. Une grande stabilité règne : un roi, des guerriers, une activité habituelle (la chasse). Rien d'autre ne pourrait être inventé comme mode de vie. Ce qui est, suffit, quand surqit de l'Ouest une cavalière au port royal sur un coursier éblouissant. La fascination la plus efficace que l'on puisse exercer, se résume par l'image d'une femme : venue d'ailleurs, très belle, des cheveux blonds bouclés, des yeux bleux, richement vêtue, montant un cheval ferré d'or. L'effet de surprise est immédiat.

Nous noterons seulement combien "l'appât" est banal, et correspond parfaitement aux désirs les plus immédiats d'une société de guerriers et chasseurs (indépendance, monture splendide, aspect formel, - soit de quoi susciter l'envie de posséder. Cette femme se présente : Niamh, fille du Roi de la Jeunesse :

"is mé inghean cailce Riah na -Og", soit mot à mot "je suis fille noble du Roi de la Jeunesse",

désireuse d'épouser Ossian en raison des prouesses qu'il accomplit et dont elle a entendu parler. Ce brin de flatterie même sincère, qui fait naitre le sentiment d'être désiré et attendu, ne peut qu'accroltre la fascination. Un deuxième niveau de fascination apparait peu après ; grâce à la peinture du royaume de l'au-delà que retracent les quatrains 27 à 36. Chaque strophe débute par un "Tu obtiendras" ("Do gheabhair...") suivi des cadeaux et merveilles qui attendent Ossian. C'est à une véritable fête des sens qu'il est convié : printemps éternel, musique mélodieuse, or et argent, etc. Son goût de la possession de richesse bien adaptées à ses désirs est entretenu : Ossian aura une épée, une cotte de maille, des centaines de vaches, une suite de domestiques et de compagnons de sa valeur. Cela constitue un ensemble bien conforme aux rêveries qu'un guerrier peut s'accorder. Aucun élément externe ne vient heurter cette douce harmonie promise et complète. Nous somes dans l'univers du Même.

Après le moment douloureux de la séparation, d'autant plus douloureux que rétrospectivement plus aucun espoir de retrouver le monde de Finn apparait à Ossian, notre héros voyage à travers la mer.

strophe 48 : "La mer calme refluait devant nous,et se refermait en lames derrière nous";

"do thraigh an mhin - mhuir romhain,'s do lion 'na broinntibh iona'r n-diagh"),

au milieu de spectacles étranges (des cités et des châteaux, un chien aux oreilles rouges poursuivant un faon, une jeune femme tenant à la main une pomme d'or, une autre vêtue d'un manteau de pourpre tenant une épée au pommeau d'or) qui demeurent pour Ossian sans signification bien qu'il questionne Niamh à leur sujet. C'est d'ailleurs un des passages les plus réussis du poème : ces brèves images aux couleurs chatoyantes ont un pouvoir évocateur manifeste (strophes 48 à S4). Fascination du mystérieux : un événement a lieu ont on ne connait ni la cause ni l'origine, mais on peut supposer qu'elles sontlointaines, antiques ou d'une essence supérieure. De même, en cours de route, Ossian et Niamh s'arrêtent en un château dont la princesse, fille du Roi de Vie, est prisonnière d'un géant Fomoire qui lui interdit de rentrer chez elle. La scène a quelque chose de fantomatique et d'irréel parce qu'Ossian se sent élu pour la délivrer de son oppression en affrontant le géant. Cette jeune reine est "égale en splendeur au soleil", son désespoir navrant appelle une réparation de ses droits. Tout en elle a l'air diaphane, fin, insaisissable, et s'oppose à la brutalité sauvage du géant. C'est une source de fascination non négligeable et nouvelle pour notre héros : la gloire d'une action valeureuse et juste. Le nouveau "piège" fonctionne pour l'amener à "s'enfoncer" davantage dans l'au-delà. Après la victoire, la fête et un sommeil réparateur, Ossian et Niamh repartent mais sans savoir "si la jeune reine retourne dans la Terre de Vie" (strophe 80 - "no an fnill fein go tir na m-bed"). L'inconnu d'un destin laisse une impression d'inaccompli propre à la rêverie. Le séjour sur la Terre de Jeunesse fait appel à un autre moyen de séduction : richesse, douceur de vivre, sentiment d'accueil et de convivialité, abondance de couleurs et de bâtiments, etc., sont supplantés par la naissance d'une descendance. Ossian a de Niamh, son épouse, deux fils et une fille auxquels il donne les noms de Finn, d'Oscar (en souvenir de son père et de son fils sur terre) et de Plurnambam ("Fleur des femmes"). Visiblement, Ossian éprouve un grand attachement pour ses enfants (strophes 103 à 107). Tels sont les différents niveaux d'une conduite de la séduction : beauté féminine, gloire, vie facile dans l'abondance des biens, affection paternelle. A les regarder, on est partagé entre l'idée que ce sont des attraits conformes à un idéal commun à une époque, et aussi que ce sont des tendances générales en l'homme dont l'existence réelle n'est pas toujours aussi comble et qénéreuse.

Le premier repère temporel apparalt lorsque le héros est animé du désir de revoir Finn et ses compagnons comme si seul le désir amenait à prendre conscience du temps et comme si son absence dû à un bonheur complet niait le temps : citons donc la strophe 107 que nous traduirons au plus près

"Je consumais une période étirée dans le temps(do chaithear treimhse fada cian),

trois cents années et bien plus (tri chead bliadain agar nior mo)

jusqu'au jour où je pensais que mon désir était (gur shmaonigh me go mba d'e mo mhian)

de voir Finn et les Fianna vivants."(Fionn 'san Fhiann d'fhaicsin bed.).

Mais rien dans cette déclaration n'indique la raison secrète de ce désir. Sa soudaineté surprend et provoque un certain malaise. Yeats, dans son poème, nous préparera davantage à cet instant fatidique parce que Niam ne réussira pas, malgré les trois iles qu'elle fera visiter à Usheen, à lui faire oublier ses compagnons de jadis : chaque aventure dans une lle sera scandée par le regret exprimé d'Usheen de ne plus être avec les Fianna. Ici, la coupure est plus sèche et semble se justifier moins par la nostalgie que par l'intrépidité du héros persuadé qu'il reviendra sans encombre :

Strophe 114 : "Que pouvons-nous craindre, ô reine éclatanteLe blanc coursier à mon serviceM'apprendra la route sans malet me ramènera sain et sauf à toi (26).

Dans ce désir, Ossian montre que la leçon essentielle d'une existence lui a échappé, à sàvoir la nécessité de choisir et l'impossibilité de tout maintenir dans le même plan de virtualités offertes. A un espace unifié, non conflictuel, d'où les choix irrémédiables semblent absents, succède la découverte finale d'une cassure dramatique. Niamh, par trois fois, lui recommande de "ne pas quitter son cheval", "de ne pas poser pied sur le sol", "de ne pas allèger la monture du poids du cavalier" (strophes 115-116-117), de crainte de vieillir sur le champ. Le foyer en bordure de l'Ile de Jeunesse (autre foyer stable et unifié) est d'une autre nature.

Le récit s'aventure vers la rencontre de ces deux régimes et le passage de l'un en l'autre modifiera celui qui le franchira, comme nous le savons par ailleurs. Nous n'en aurons pas ici une approche théorique mais se découvre la logique ou la fonction de ces "au-delà" : à forte dose rationnelle ou imaginaire, ils décrivent un état de stabilité inconnu dans la vie mais espéré que la raison et l'imagination tentent de construire, par une optimisation de leur donnees (combinaison et emboitements des faits de facon la plus efficace). L'au-delà est une surface imaginaire lisse, a-temporelle, immortelle que le penseur ou le poète bâtissent comme le support idéal à leurs projets qui ne doivent renconter qu'une opposition et une contrainte minimales. Loin de nous retirer, comme nous le supposions, immédiatement et par fascination des stabilités imaginaires et rationnelles, il sert en premier lieu à renforcer ces dernières, à les augmenter à l'extrême.

La suite du récit aboutit immanquablement à la chute d'Ossian qui supporte mal de voir l'Irlande modifiée, devenue chrétienne (strophe 127 : "Si j'étais resté, ô Patrick, ce que j'étais, en ce seul jour, je pousserais tous les prêtres à la mort, et aucune tête ne resterait sur leur cou après moi") parce que la construction d'une stabilité parfaite est chose pénible et qu'il est difficile de la voir détruite, dès que l'on a "le dos tourné", que l'on s'abstrait de la réalité en fait. Ossian découvre qu'il est un objet de légende pour les irlandais d'alors qu'il trouve affaiblis et sans force. Il refuse aussi l'intercession de St Patrick de prier pour ses compagnons poursuivis par les démons en Enfer, ce qu'il estime impossible vu qu'aucun ennemi n'a pu vaincre Finn son roi. Deux logiques s'affrontent et sont incompatibles dans leurs créations respectives, dans leur cohérence stabilisante, aimerait-on dire (strophes 139 à 147). Le jugement dépréciatif d'Ossian sur le manque de vigueur des hommes chrétiens, provient du fait que tout centre stable s'estime certitude totale et envisage de classer le reste dans l'incertain et l'illusoire. Aussi, Ossian soutient que plus de trois cents hommes assemblés étaient incapables de soulever une large dalle de marbre, que certains même défaillaient sous le poids, que l'un deux l'appelle au secours pour les sauver d'une mort prochaine. D'une seule main il se saisit de la dalle mais une sangle casse sous le cheval et cela le fait tomber au sol. La prédiction de Niamh s'accomplit et tandis que le coursier s'enfuit, l'âge s'abat sur Ossian, le terrasse:

strophe 158 je perdis la vue (de mes yeux),
Ma forme, mon maintien, ma vigueur,
J'étais un vieil homme, pauvre et aveugle
Sans raison, ni sens, ni destination" (27).

L'explication que nous en donnerons est conforme à nos analyses précédentes où l'on montrait que le passage d'un foyer à un autre s'accompagne d'une métamorphose. L'audelà conçu autour d'Ossian comme forme stable a vieilli et doit laisser place à une autre construction.

Diverses remarques sont maintenant possibles concernant le rôle de l'au-delà en général. Le poème de Comyn n'a pas la luxuriance verbale et imaginative de l'oeuvre de Yeats Les Errances d'Oisin, mais il présentait pour nous une structure plus facile à appréhender et une "nervuration" plus évidente, moins cachée par le grand art de Yeats. Il n'empêche que le résultat acquis ici, s'applique à cette seconde version du voyage d'Ossian, plus moderne et féconde.

En outre, il s'agit de savoir si cette interprétation peut être vraiment généralisée aux autres "au-delà" (celui du sid, celui de l'ossianisme) que nous avons relevés dans la littérature irlandaise. Or, placé à l'intérieur de cette problématique (description d'un état de stabilité maximale et projection d'intentions rationnelles et imaginaires sur un espace indifférencié), l'au-delà se comprend mieux qu'auparavant où nous cherchions à savoir s'il était moderne ou non. Le "sid", première forme d'au-delà rencontré, n'apportait ni une théorie de l'âme bien précise ni une vision très évoluée de l'expérience de la mort : ce n'était ni une idée actuelle ni une illustration heureuse des croyances anciennes. Il apparait maintenant bien comme un espace parallèle, à l'écart de toute relation avec une rupture (modernité oblige) ou avec un passage (de la vie à la mort, selon l'antiquité), parce que sa nature est d'établir une stabilité totale et donc d'éliminer tout élément instable comme une séparation de l'âme et du corps, un transfert d'un centre à un autre, un passage de vie à trépas, du sommeil à l'éveil, etc. L'au-delà se prête à nos désirs, il est le lieu de leur jonction, si bien qu'il suffit de se laisser porter pour l'atteindre selon un voyage lisse, facile, sans durée.

L'autre au-delà, celui de l'ossianisme, né d'un rapt et d'une supercherie, proposait un état de société originelle sous une forme mythique, qui, fonctionnant comme référence (à la manière de l'état de nature selon Rousseau), lui interdit la modernité. D'autre part, il illustrait mal le besoin d'un sens que donnent à l'histoire les "au-delà" plus élaborés des religions anciennes, déjà en mesure de construire une eschatoloaie. Mais à l'étudier autrement, on s'aperçoit que cet espace neutre, décoloré et monotone, d'où de vrais repères temporels sont exclus, est aussi une formulation d'une forte stabilité qui correspondait clairement aux goûts esthétiques de l'époque, à leurs préoccupations morales et philosophiques. Il allait dans le sens de l'attente d'un public amoureux d'une primitivité édénique, voué à l'expression des passions funestes, célébrant la joie d'être triste et la lamentation. Il ne saurait alors être question de conflits aux causes détaillées, de changements de croyances, de conquêtes ou de révoltes, qui traduiraient toute une instabilité.

Le dernier au-delà choisi, celui des Errances d'Oisin , est très proche de celui que nous avons étudié dans le poème de Comyn, de sorte que nous y reviendrons à peine si ce n'est pour dire que cette zone malléable aux désirs du héros, d'une grande plasticité à ses impulsions, ne pouvait, en effet, faire figure d'inconscient dont on sait qu'il subit les interdits et les pressions du Surmoi conscient, d'où des tensions et des lésions profondes. La régularité proaressive des images laisse au lecteur une impression d'unité constante, de déroulement sans heurt, d'évolution permise et contrôlée. Il était nécessaire qu'une continuité soit retrouvée entre l'Irlande ancienne et moderne, ne serait-ce qu'en empruntant un trajet rêvé.

Ces formes "d'au-delà" - car il en existe d'autres comme le montre Hulin - ont donc une fonction précise : décrire une stabilité parfaite. Reste à savoir les motifs, quels buts et quelles utilités ils possèdent. L'articulation que nous proposons est la suivante : puisqu'ils forment le prolongement continu des constructions imaginaires et rationnelles, ils offrent un espace parfait (car sans résistance) à leur développement total et infini, mais cela aboutit à une mise entre parenthèses de la réalité, à une éduction des différences, à une ataraxie mortelle. Toutefois ce travail n'est pas négatif, il permet non seulement de s'arracher d'un domaine dont on découvre les limites, mais aussi de construire les futurs états de tension, en provoquant destruction, confrontations, prise en compte de nouvelles contraintes, formation de nouveaux centres d'intérêts. L'audelà qui a réduit le monde aux désirs que l'homme porte durant son existence, suscite des réactions, dont celle de repeupler la réalité. C'est une étape nécessaire pour qu'intervienne le besoin de repenser les rapports entre les faits, et de reconna;tre "l'oublié et l'exilé", ce qui n'avait pas demeure en nous, en notre conscience. La pensée acméenne peut alors se mettre en marche après avoir visité ces terres extrêmes d'abord ennemies puis offrant l'occasion de dépasser les systèmes qu'elles illustrent, et d'en dynamiser les valeurs. L'au-delà est un premier espace géométrique, simplifié, propose au regard critique pour une transmutation des "objets" qui sont placés sur lui. Il est comme l'apprentissaqe nécessaire à l'acméité pour qu'elle exerce ses pouvoirs d'interrogation et de maitresse insurpassable à nouer les nouvelles problematiques. Le procès de la pensée devient alors vraiment une aventure.

Cette aventure n'est pas désordonnée puisque les formes de l'au-delà ne sont pas illimitées, mais que nous en avons ici reconnu trois. Elevons-les au rang de paradigmes ou d'archétypes : l'oubli du monde, l'intemporalité, l'illusion factice, soit trois périls qu'il nous incombe constamment de repousser mais qui, diffus, seraient invisibles, intraitables, et qui, condensés, deviennent l'objet d'un entendement fructueux. L'au-delà est moins un signe alarmant qu'une invite au sursaut. Il expose ce qu'il y a de commun dans nos croyances d'un moment, dans nos réponses en face de l'inconnu, non pour que nous nous y mirions, mais afin de nous en saisir et d'amener à faire naitre ce qui est étouffé.

Aussi une époque qui se refuse à édifier un "au-delà" est une période qui craint le danger d'une saisie globale de ses idées-forces laquelle commanderait une remise en cause et un effort de tension douloureux Peut-être lui est-il difficile de procéder ainsi parce qu'elle n'a pas encore achevé ses conflits antérieurs ? ais il faudrait édifier toute une stratégie de la séduction où, comme Ossian, fascinée, elle s'enfoncerait et se reconna;trait, et se condamnerait. Cet au-delà serait en miroirs brisées, en ruines et fragments, en déconstruction diverses, jusqu'à former un nuage de poussières de sable chatoyantes ou une danse de particules en rupture de combinaisons. Sur cette surface nous poserions comme moyens de nous arracher à cette attraction fractionnante, et libératrice, le souci d'une harmonie des formes et de leur apparition-disparition jusque-là incessantes et considérées comme pur jeu sans raison d'être ni d'autre origine qu'une torsion conflictuelle. Et s'il fallait débattre ici du divin, qui ne saurait plus avoir une place centrale ni médiane, il suffirait de le poser comme un attracteur immatériel nous invitant à nous transformer, en effectuant continuellement un saut d'un de nos "au-delà" humains et achevés pour nous affirmer comme des êtres en chemin.

 


 

Ce chapitre a eu, dès le départ, pour but de replacer l'au-delà irlandais tel qu'il se présentait dans un contexte problèmatisé. Trop souvent, la description prime sur la réflexion dans ce domaine et si l'on est peu enclin à apprécier sans s'interroger, il fallait remettre cette notion sur "la table de travail".

L'au-delà s'inscrit dans une double perspective ; moderne, il disparait ; ancien, il est lié à l'expérience de la mort. Nous espérons avoir montré que l'au-delà irlandais se pliait mal aux problématiques modernistes et classiques.

C'est, une nouvelle fois, lié aux possibilités rationnelles et imaginaires que l'au-delà irlandais exprime son apport. Il optimise des données, prolonge l'imagination (et, semble-t-il, la raison, quoique nous n'ayons pas avancé de preuve) en offrant une surface parfaite, non contraignante, a-temporelle, bref unestabilité totale.

Est-ce dû à l'activité imaginaire et rationnelle ? Dans un sens, certainement mais cela convient surtout à notre faculté intellectuelle acméenne, qui dramatise et problématise ce qui est un aboutissement et une voie sans issue. Cela lui sert, en effet, de reflet simplifié des constructions imaginaires, et l'arme pour opérer une destabilisation ; en se plaçant juste à côté, comme St Patrick, à côté d'Ossian, un système chavire. Et si l'on ne savait que cette disparition s'accompagne de formes nouvelles en train de na;tre, on aurait lieu de résister à l'entreprise acméenne. Mais il n'en est rien, comme les navigations nous l'ont appris (que l'on se souvienne aussi combien les notions d'au-delà étaient imbriquées à leur projet).

L'au-delà est bien une terre commune, menant à une interrogation et un renouvellement. S'il disparait depuis un siècle en Europe, ne serait-ce pas en raison d'un refus ou d'une incapacité européenne à entreprendre un renouveau ?

Certainement, les périodes de ce genre ont dû exister dans son histoire ; l'au-delà irlandais nous rappelerait que, sans sa présence, l'invention et la liberté se perdent. L'histoire de l'Irlande le prouverait à contrario.

CONCLUSION dela troisième partie

Bâtir une interprétation des faits littéraires, afin de saisir les particularités et l'essence de la littérature irlandaise dont la critique n'a jusqu'à présent que décrit la fascination, présente plusieurs risques. Le principal est celui du dogmatisme de vouloir plier les faits à une certaine idée. Nous nous sommes défendu par la recherche constante de ce qui, dans certaine oeuvres irlandaises, pouvait" renvoyer à une universalité. Ce n'est pas en détaillant un ensemble de différences que l'on définit l'apport d'une littérature à l'humanité. La contribution irlandaise est dans la résolution de situations conflictuelles qui ont valeur de modèles généraux. Bien sûr, l'élaboration ne s'est pas faite intellectuellement, mais elle a lieu dans le vécu et le créatif : l'analyse souvent bloque l'invention : ici, la "pratique du conflit" a été intégrée comme un moyen de créer. La théorie a cédé le pas à la création, se soumettant ainsi à l'urgence et à la diversité de la vie au dépens de la vacuité des traités et des discours. De toute façon, une forme de pensée se développe dans les oeuvres littéraires, au moyen de matériaux différents des instruments conceptuels toutefois.

Le résultat n'est pas de convier à célébrer un "miracle irlandais", une "celtitude", ou une "irlandité". La richesse est plus forte si l'on s'abstient de ce nationalisme commode. En effet, comment penser que le passage d'une culture dans une autre ne s'est produit qu'en Irlande ? Ce passage empruntait une figure catastrophique qui l'affectait et l'orientait. Nous n'avions plus à regretter la disparition d'une culture dans une autre, à rechercher les traces résiduelles encore pures, et à accabler la culture victorieuse de tous les péchés. Il suffit d'estimer qu'une transformation a bien eu lieu, au sens d'une naissance de formes que l'ancienne culture a prise pour exprimer, et qu'elle n'avait peut-être pas au départ. Sa proximité d'un centre attracteur, l'a donc vivifiée, agrandie, l'a rendue plus originale. Si nous posions par exemple, en départ, un modèle indo-européen, il suffit d'étudier la mythologie irlandaise pour comprendre combien elle en est éloignée et indépendante. Mais cette originalité emprunte une voie archétypale, mythique. Rien n'empêche de supposer qu'ailleurs le même phénomène s'est produit, et que la littérature irlandaise peut servir de modèles à de tels éclaircissements. ne problématique s'ouvre alors, exportable pourrait-on prétendre.

Et s'il n'y a pas passage, il peut y avoir conflit ouvert et naissance d'une forme intermédiaire, ou bien un processus de délivrance face à une entreprise tyrannique, réductionniste. Ces trois moments historiques ont été décrits dans les deux premiers chapitres comme trois structurations essentielles explicitant l'allure et la tendance des oeuvres de ces périodes : présence de mêmes thêmes, d'images ou de références mythiques en soi révélatrices. L'on sent donc combien certaines littératures qui, historiquement, ont connu cegenre de conflits culturels (les dernières en date pourraient être celles des pays colonisés et devenus indépendants) présenteraient des similitudes avec les phénomènes irlandais. Mais ce qui restera propre à l'Irlande, si une expérience était utilisée à d'autres cieux, c'est un constant effort de dépassement de l'immédiate réalité, non qu'elle soit jugée insatisfaisante en soi (elle est très souvent effroyable). L'insuffisance provient de nos méthodes pour en rendre compte et l'imaginer. Mais surgit un "audelà" qui concrétise tout ce qu'il est possible de rêver et d'assembler pour un lieu idéal à un moment historique donné. C'est une forme d'encyclopédie d'une réalité pleine et achevée. Mais il s'agit d'une première étape d'un mouvement insurrectionnel plus fort et dramatique : la réalité se recolore et se nervure ainsi d'une vérité retrouvée. Le poème, Les Errances d'Oisin, de Yeats précède l'apparition du Théatre de l'Abbaye, et la féérie du soliloque non-contredit se mut peu à peu en dialogues tragiques et en réparties où grandit la part de l'émotion et de la violence. "L'au-delà" ainsi conçu, il nous semble un trait spécifique de la littérature irlandaise. Est-il observable ailleurs ? Nous ne le croyons pas... car il faudrait trop de facteurs pour en réaliser le même fondement. Sa banalité et sa facilité sont un piège ; il entraine une remise en cause, une déstabilisation, il suscite l'appel d'une tension du monde, d'un agrandissement de l'horizon dont rendra compte une navigation "imaginaire". Ossian se métamorphose en Ulysse dublinois ou en Balladin du Monde occidental.

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Notes :

(1) Dans cette perspective, l'au-delà peut être ldentifié à l'Etre, par rapport au mouvant Devenir, à l'Ame par rapport au corps, au sujet par rapport à l'objet, etc.

(2) Dans L'Ecriture et la Différence : Une citation proposée paracques Derrida peut bien éclairer l'attitude moderniste (p 15 note l).G.Picon parlant de l'oeuvre d'art écrit: "Avant l'art moderne, l'oeuvre semble l'expression d'une expérience antérieure, l'oeuvre dit ce qui a été conçu ou vu ; si bien que de l'expérience à l'oeuvre, il n'y a que le passage à une technique d'exécution. Pour l'art moderne, l'oeuvre n'est pas expression mais création : elle donne à voir ce qui n'a pas été vu avant elle,- elle forme au lieu de réfléter."
Ou bien : "le langage doit maintenant produire le monde qu'il ne peut plus exprimer". (Introduction à une esthétique de la littérature - I - "L'écrivain et son ombre" 1953).
De même, à propos de Levi-Strauss et de la mythologie, Jacques Derrida célèbre dans cette démarche "l'abandon déclaré de toute référence à un centre, à un sujet, à une référence privilégiée, à une origine ou à une archie absolue" (p 419).

(3) On retrouve une thématique excessivement platonicienne: clest par la mémoire que l'on revient à la connaissance des idées contemplées par notre âme. L'oubli et le Léthé nous font vivre dans l'illusion d'un faux mouvement que l'on croit origine de formes nouvelles et variées.

(4) R. THOM (Modèles mathématiques de la morphogénèse):
"Le but ultime de la science n'est pas d'amasser indistinctement les données empiriques, mais d'organiser ces données en structures plus ou moins formalisées qui les subsument et les expliquent. Dans ce but, il faut avoir des idées "a priori" sur la manière dont se passent les choses, il faut avoir des modèles... J'ajouterai, à l'usage des esprits soucieux de philosophie que notre modèle offre d'intéressantes perspectives sur le psychisme et, sur le mécanisme lui-même de la connaissance" (p 88-89).

(5)Que l'on pense à cet égard à la révolution linguistique opérée par F. de Saussure quant à l"'arbitraire du signe". Le signifiant est sans rapport avec le signifié. La langue est un système formel indépendant de contraintes qulelle ne s'est pas donnée. cette révolution intellectuelle a été étendue à bien d'autres domaines. L'auto-référence prime.

(6) La certitude que le Tout est plus que la somme de ses parties mène à des analyses trés différentes de celles conduites à partir de la vision inverse (recherche du "simple" pour reconstruire le "complexe"

(7) Les Druides - op.cit.p.271 et sq.

(8) La troisième fonction est dans les sociétés indoeuropéennes la fonction de l'agriculture, de la richesse, de la prospérité des troupeaux et des personnes.

(9) Voir le tableau que trace E. WINDISCH de "L'ancienne légende irlandaise et les poésies ossianiques" in Revue Celtique V.1881 p.70-93.

(10) VAN TIEGHEN, Ossian en France.

(11) P. RAFROIDI, L'Irlande et le romantisme - p 220-225

(12) Pluriel de "geis": injonction, interdit, "le sens spirituel est celui d'une incantation magique basée sur le pouvoir de la parole vivante, inscrit dans l'étymologie de "guidid", "il prie" et de "guth", "voix"".

(13) Ch. GUYONVARC'H et Fr.LE ROUX, op. cit. (Les Druides), p 392.

(14) Aspects of the Irish Theater, art. cit. - p 151-162.

(14) Jean RAIMOND, "Jim et Axel Heyst ou les mirages de l'ailleurs - deux avatars conradiens de Don Ouichotte et de Robinson" in Images de l'ailleurs dans la littérature anglo- americaine - p 77-96.

(15) Y. BONNEFOY, L'improbable et autres essais. ("L'acte et le Lieu de la poésie" - p 123).

(16) H. ZIMMER, "Keltische Beitrage" in Zeits, - fur - Dtsche Alterthum - 1891 t. XXXV - p.1-172.

(17) J. GONDA, Les Religions de l'Inde - Védisme et Hindouisme ancien , Payotheque - Paris 1979.

(18) Transactions of the Ossianic Society - Vol.IV.

(19) The Educational Company of Ireland.

(20) Sa dette envers Thomas Crofton Croker (Popular Songs of Ireland, 1839) est évidente. L'on peut citer aussi les Mélodies Irlandaises de Thomas Moore (parues de 1808 à 1834) ou la référence à l'au-delà paien est donnée,et Charlotte Brooke (Select Irish Poems Translated into English - 1772). Voir P. RAFROIDI, op.cit. - p.231-247.

(21) CH. JOSEPH, "Les voyages d'Usheen" in L'Herne - p 129-145.
"S'abandonner aux eaux, c'est effectuer une plongée dans l'inconscient" (p 139).

(22) M. HULIN, La Face cachée du temps - L'imaginaire de l'au-delà.

(23) On a ce point de vue classique dans bien des ouvrages. Ainsi, Jacques Chevalier dans La vie morale et l'au-delà exprime cette réflexion commune : "les faits le ramènent ainsi à la conscience de cet appel vers l'au-delà qui existe chez tout homme, à cette répulsion pour le néant..., au sentiment que nous avons de la nécessité de la justice qui nous inclinent avec une force invincible à conclure à l'existence d'un au-delà où l'équilibre sera rétablie, où régnera la justice..." (p 192).

(24) Les Druides - op. cit. - p 365.

'25) v. 9-10:

"One day we, the Fianna, were all assembled,
generous Fionn and all of us that lived were there"

La d'a rabhamairne vile an Fhiann
Un jour nous étions ensemble tous les Fianna

Fionn fial' sar mhair dinn ann
Finn le valeureux et ceux qui demeuraient là".

(26) "Cread ish eagal duinn, a rioghain blaith,
'san t-each ban do bheith fa'm réir;
mu'infid an t-eolush duinn qo shamh,
a's fillfid slan tar n'air choghad fein".

(27) La traduction anglaise de ces derniers vers ("without strength, understanding, or esteem") nous parait inférieure au texte en cet endroit précis. En voici le texte en gaélique :

"Do chailleas amhane mo shal,
Mo dhealbh mo ghnuis ' s mo sgail,
Do bhios am ' sheandir bhucht dhall,
Gan bhrigh, gan mheabhair, gan aird '".

On notera combien l'aspect "formel" est soigneusement exprimé par l'auteur.
Ainsi : "dealbh : forme" ; "gnuis : aspect, contenance" ; "gal" : valeur, force.
De même, on a l'impression qu'Ossian "se vide" à l'intérieur:
"bri" : énergie, signification" ;
"meabhair" : mémoire, esprit, sens ;
"air" : direction, attention, estime, signe".

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